Pinar Selek : la peur permet la domination, la force s’origine dans l’amour

Pinar Selek est intervenue lors de ces 8es Rencontres des Ami.es de François de Ravignan les 31 octobre et 1er novembre à Alet-les-Bains sur le thème « De la peur individuelle au courage collectif : créer ensemble face aux dominations ».

Moutsie (à droite) présente le livre sur Pinar, elle-même à gauche (Photo Ph.C.)

« Je vais vous expliquer comment Pinar a accepté de venir dans un coin paumé de l’Aude », dit Moutsie : « Tout à démarré par un coup de cœur pour un livre, « L’Insolente. Dialogues avec PInar Selek », par Guillaume Gamblin, Ed. Cambourakis et Silence). C’est grâce à ce livre que nous nous sommes rencontrées ».

Ce livre, que Moutsie recommande de lire, raconte l’histoire de Pinar, « une histoire assez extraordinaire, assez intense. Malgré toutes les difficultés de ton parcours tu as toujours eu cette force, tu as toujours continué, et tu t’es redressée et tu es allée de l’avant… »

Les Ami.es de François avaient décidé de travailler sur cette thématique de la peur il y a deux ans, après avoir évoqué notamment la peur de la montée de l’extrême droite, des violences financières, de la catastrophe écologique. « Quand on s’est retrouvés cette année avec cette idée de parler de la peur, j’ai dit : s’il y a une personne qui peut en parler, c’est Pinar ».

Moutsie parle ensuite de grande rencontre entre sorcières. Elle se qualifie elle-même de « sorcière des Pyrénées » (on connaît son action autour des plantes avec L’Ortie) et a invité « beaucoup de sœurs sorcières ».

Pinar, pour sa part, est turque, exilée en France depuis 2012. Elle avait fui la Turquie en 2009 : en raison de son activité militante, l’État l’avait accusée de terrorisme, bien sûr à tort, et voulait l’emprisonner. Depuis, plusieurs procès par contumace lui ont valu une condamnation à la prison à perpétuité ; elle a fini par obtenir son acquittement mais un appel est en cours à la Cour Suprême, depuis plusieurs années.

Pinar Selek est sociologue, écrivaine, militante de la poésie, conteuse, féministe, très engagée en faveur des minorités et contre l’oppression patriarcale.

La parole à Pinar

Pinar Selek (Photo Ph.C.)

Pinar, qui est donc en France depuis sept ans, vit maintenant à Nice. Elle continue pourtant à écrire en turc, « parce que mon cœur ne peut pas parler français », mais plusieurs de ses livres ont été traduits en français.

Pour en venir à la peur et au courage, elle évoque ce qu’elle a vécu : « Lorsque j’avais 9 ans, en 1980, il y a eu un grand coup d’État, un million de personnes ont été emprisonnées, plus de 10 000 personnes ont été tuées. Mon père a été emprisonné, j’ai grandi avec ma mère. A 12 ans, j’étais au collège, je me sentais très courageuse. Aragon, Eluard, Orwell, Nâzim Hikmet étaient interdits ; je vivais dans ce contexte, mais moi je mettais des affiches de poésie partout, dont certaines de Nâzim Hikmet, même ça c’est un acte militant. »

Elle parle de cette époque dans un de ses livres, « Parce qu’ils sont Arméniens », son livre préféré. A la maison de Pinar, les gens se réunissaient et parlaient de la situation. Kenan Evren, « le Pinochet turc », pourchassait les opposants, qu’il traitait tous de « communistes » et d’« Arméniens ».

« Au collège, j’avais des copines arméniennes, elles ne disaient rien, elles avaient peur. Ma famille était contestataire, on parlait de tout ça, on critiquait le génocide, le nationalisme… Mais je croyais que les Arméniens étaient peureux. Avec le temps, j’ai compris que le courage et la peur ne tombent pas du ciel, que ce sont des constructions sociales ; il n’y a pas de frontière entre le courage et la peur ; j’ai commencé à réfléchir sur la peur à partir de ça. Et j’ai compris que moi, la personne qui se croyait très courageuse, je devais me déconstruire. Et j’ai fait un travail de déconstruction parce que j’ai commencé à comprendre que mon père en prison c’était une chose, et que le génocide c’était autre chose. »

« Dans ma jeunesse, j’ai essayé de comprendre pourquoi ils avaient peur et j’ai compris qu’on n’est pas égaux, la peur n’est pas quelque chose de personnel mais une construction sociale et politique. »

Pinar raconte ensuite que quand elle est allée en prison il y a 21 ans, elle a été torturée. Elle recevait des lettres d’un homme qui l’appelait à résister, qui lui donnait du courage. Quand elle est sortie, au bout de deux ans et demi, il est venu la voir, c’était un monsieur de 77 ans, qui était sonneur de cloches à l’église arménienne d’Istanbul. « Nous sommes devenus très amis. Il m’a raconté l’histoire du génocide. »

Plus tard, elle a reçu la visite de Hrant Dink, journaliste et écrivain arménien turc, qui lui a proposé de lutter ensemble. « C’est le premier Arménien qui m’a dit ça… Il était très courageux ; au début, il demandait où étaient passés les Arméniens, il ne prononçait pas le mot génocide. » S’il avait prononcé le mot génocide, il n’aurait pas pu continuer à écrire.

Hrant Dink disait : « Avant de changer l’État turc, on doit changer l’espace militant ; si vous ne parlez pas (entre militants) de génocide, vous n’êtes rien. »

Pinar a compris qu’être arménien ou turc, en Turquie, ce n’est pas la même chose (« Moi, j’appartenais à un groupe social dominant. »). En 2007, Hrant Dink a senti le danger monter, il a incité Pinar à être plus prudente ; trois jours après, il a été assassiné. « Il avait raison d’avoir peur. Deux ans après j’ai dû quitter la Turquie parce qu’on voulait me mettre en prison. Tout en étant peureux, il était plus courageux que moi. Cette histoire de peur est très compliquée. »

(Photo Claire M.)

Pinar revient au titre des rencontres, la peur et le courage collectif. « C’est un très large débat, qui recouvre des questions très différentes. »

D’une part, la peur est une construction sociale : « On n’a pas les mêmes peurs, ni les femmes ni les hommes, ni les Kurdes, les Maghrébins, les réfugiés, les Français… En même temps je sais très bien que la peur c’est un ciment de la domination… La nuit quand je sors, en tant que femme j’ai peur… Et même si j’ai été très forte en prison, je suis fragile comme un coquelicot. Et en tant que femme, je le sais, dans mon corps, dans ma peau, la peur c’est vraiment une question de domination. »

« Et il n’y a pas seulement des peurs personnelles, il y a aussi des peurs collectives. » Toutes les structures de domination créent cette peur collective. « Je dis domination, pas coercition. » La domination s’appuie sur la légitimité et sur la peur. Dans les villes, il y a de grandes structures du passé, de la religion, de la politique, qui marquent la domination. Au musée de Pergame à Berlin, le musée des antiquités de Mésopotamie (le pays qui, le premier, a construit un État), il y a la reconstitution de grands palais : « On se sent broyés ; la domination te fait croire que tu es tout petit. C’est quelque chose d’imaginaire, ce n’est pas vrai. »

La religion aussi fait peur, « on te dit que si tu fais une bêtise tu iras en Enfer. On nourrit la peur, mais c’est fictif, ce n’est pas la réalité. »

« Et là vous ressentez une sorte d’impuissance que j’ai ressentie quand j’étais en prison. »

Quand Pinar était en prison, elle a pensé y rester toute sa vie. A cette époque-là, les prisonniers politiques n’étaient pas en cellules mais dans de grands dortoirs, tous ensemble, les antimilitaristes, les militants kurdes… Pinar se demandait comment faire pour ne pas être atteinte d’une maladie typique des prisonniers qu’elle appelle « impuissance d’après » et qui se manifeste par une insensibilité aux catastrophes et une grande sensibilité aux petites choses, la dépression et le repli sur soi. Ses co-détenus lui ont dit : « Oublie ton procès et vois ce que tu peux faire au jour le jour ». Elle a participé aux diverses activités possibles, aux discussions, elle a appris le kurde, les danses kurdes… « pour déplacer les murs ». Pendant ce séjour en prison elle a appris à dire : « Qu’est-ce que je peux faire, aujourd’hui, maintenant ? » Ce qui l’a beaucoup renforcée.

Cette expérience lui a servi plus tard. En 2009, lorsqu’elle est partie de Turquie, elle ne voulait pas rester dans la nostalgie de l’exil et elle s’est dit : qu’est-ce que je peux faire chaque jour ?

« Je n’aime pas beaucoup parler du courage », poursuit Pinar : « Je viens d’un contexte où le courage est glorifié. En prison, il n’y avait pas beaucoup d’antimilitaristes, d’écologistes ni d’anarchistes, il y avait beaucoup de révolutionnaires armés ; ils parlaient sans cesse du courage ; j’ai été bien accueillie parce que j’étais turque, que je m’étais battue pour les Kurdes et que je résistais à la torture. Mais moi je résistais par hasard… Les filles qui avaient parlé sous la torture étaient exclues par les autres, c’était une deuxième destruction. Mes deux ans et demi en prison ont été vraiment difficiles, pas à cause de l’État mais à cause de ces organisations gauchistes très militaristes… C’était très dur de voir cette glorification du courage. On est des êtres humains, on peut être faibles aussi. Plutôt que de glorifier le courage je préfère parler de comment on peut dépasser la peur en commun. »

Pinar parle ensuite de « Mein Kampf », de Hitler, qu’elle a lu en prison. Hitler y explique comment donner du courage aux soldats : en mettant la nation au-dessus de tout ; si la nation est plus importante que l’individu il peut se sacrifier. Pinar dit : « Ce que j’ai vu des révolutionnaires de gauche en prison, c’est la même chose. Avoir le courage pour sauver quelque chose c’est bien, mais en même temps ça peut être manipulé très facilement. »

« Les frontières entre le courage et la peur c’est quelque chose qui se construit dans les différents contextes. Je ne suis pas pour sur-valoriser le courage mais il faut apprendre à dépasser nos peurs parce que les structures dominantes existent grâce à nos peurs, individuelles et collectives. » Pour dépasser ces peurs, il faut se rendre compte que ces dominations, ces constructions sociales, sont fictives, que l’Enfer est fictif, que le pouvoir de certains régimes repose avant tout sur la peur : on croyait Kadhafi, Saddam Hussein immortels, en RDA on croyait le mur immuable…

Alors, comment dépasser nos peurs individuelles ? « Plutôt que de parler de courage, je préfère parler d’oser. J’ai toujours eu peur ; j’ai beaucoup dormi dans les rues, mais j’ai trouvé des ressources, j’avais des amis (les enfants des rues) qui m’ont protégée. »

Pinar estime que, parfois aussi, il faut avoir peur parce que la peur amène à la prudence. « Il y a une peur, fictive, qui a été créée pour nous dominer, mais il y a une peur d’un risque réel, comme la domination masculine, la violence sexiste. » Elle cite le cas d’une militante violée et assassinée. Dans ce cas, plus que l’action individuelle, l’action collective peut être une réponse.

(Photo Christine Lhande)

Débat : l’amour donne du courage / peur et manipulation / créer c’est résister / « militantisme acrobatique »…

– Il faut faire la différence entre les peurs qui ont une raison d’être et celles liées à la société de consommation : il y a un « trip » sécuritaire en France ; il y a quelques décennies on tolérait certains risques, puis on a imposé les ceintures de sécurité, on a interdit les colonies près des lacs sans maître nageur…

– La psychologie de groupe abaisse la responsabilité individuelle : on voit des agressions en public, des viols, sans que personne ne réagisse.

– La non-violence ce n’est pas rien faire ; c’est pas avec des mous qu’on fait des non-violents.

– J’ai lu le livre qui parle de toi : tu as été entourée de beaucoup d’amour par ta famille et tes amis ; je me rends compte que ma force me vient de l’amour que je me donne.

– Pinar : J’ai eu beaucoup de chance dans ma vie, j’ai vécu beaucoup d’amour ; dans notre maison, il y avait beaucoup de monde et beaucoup d’affection. Être révolutionnaire c’est que du bonheur : tu aimes et tu penses aux autres ; cela m’a donné beaucoup de force.

J’ai rencontre Moutsie au téléphone, je l’ai aimée tout de suite, j’ai senti de l’émotion.

En Allemagne mes avocats m’ont demandé de faire un rapport sur la torture que j’avais subie, surtout sur le plan psychologique ; ils m’ont demandé si je me sentais folle. J’ai dit : « non, parce que je sais les causes de mes souffrances et que je peux partager avec mes amis. Faire du bien autour de soi évite d’aller chez le psychologue. »

– Moutsie : J’ai beaucoup travaillé sur la peur ; je suis très peureuse, je me donne un défi, la peur me nourrit et me force à traverser l’épreuve.

– D’accord par rapport à ce que vous avez dit sur le courage guerrier, machiste ; mais il faut quand même du courage pour affronter le risque : en France pendant la 2e guerre mondiale il y a eu peu de résistants. Il y a une forme de courage qu’il faut développer.

Miguel Benasayag, qui a été torturé en prison, a dit qu’il n’y a pas de grands actes de courage mais souvent un enchaînement de petits actes de courage qui nous amène, dans des circonstances dures, à faire le choix de ne pas vouloir se laisser dominer par la peur.

(Photo Bruno Pradès)

– J’ai vécu à Istanbul. En 2009-2010 il y avait beaucoup de vie culturelle, de militantisme. J’ai vu changer la politique turque. Deux ans après, j’ai vu une ville silencieuse, avec l’interdiction de se rassembler, des militaires partout ; les artistes ont quitté la ville, beaucoup sont partis en Europe.

L’art et la musique donnent une voix au courage collectif.

– Pinar : Le coup d’État de 1980 a exterminé toute la gauche révolutionnaire. A partir de 1982 j’ai vu émerger des mouvements : féministes, anarchistes, LGBT, écologistes, avec une autre façon de faire, très pragmatique : c’est un militantisme acrobatique, l’État ne l’a pas compris.

Ce militantisme acrobatique fait des choses tout le temps, pas pour la révolution de demain. On est comme des fleurs qui sortent du béton. Le courage ne suffit pas pour changer les choses, il faut de l’intelligence.

Hannah Arendt disait : la politique c’est pouvoir créer des miracles.

– Je pense qu’il y a plusieurs niveaux de courage : le courage stupide, destructeur, du guerrier ; et avoir du cœur à l’ouvrage. Il y a plusieurs niveaux de peur aussi.

Il y a la théorie du figement : l’antilope poursuivie par la lionne éprouve d’abord de la crainte, puis de la peur, de la terreur et enfin un figement ; elle s’arrête, elle intègre déjà la mort qui va arriver, c’est une anesthésie pour la douleur. Si, par aventure, le lion est détourné, l’antilope se met à danser, pour libérer son stress.

– Pinar : Je me pose des questions. J’ai vécu dans le contexte des Kurdes qui glorifient le courage ; Öcalan disait : « vous les femmes, pour être libres, apprenez à faire les kamikazes ». Elles sont devenues des déesses de la nation kurde. Je suis très critique par rapport à ça : il y a une grave utilisation du courage individuel (bien sûr, je soutiens la cause kurde).

– Pour parler du figement des femmes par rapport à une agression sexuelle, l’état de sidération, l’incapacité à réagir : j’ai été agressée, j’ai cru à un viol et j’ai perdu toute force ; quand le gars m’a demandé mon porte-monnaie, toute ma force est remontée, je lui ai foutu un grand coup de genou dans les couilles et un grand coup de poing dans la gueule.

Je suis pour que l’on apprenne les techniques de défense aux filles.

– Pinar : Comme la peur, le courage se construit. Il faut voir comment nous apprenons ensemble.

– Jean : La peur, en tant qu’émotion, nous protège mais comme elle fait partie de notre personnalité elle est utilisée en permanence par le système politique et médiatique.

– Pinar : Dans le système de domination en général.

(Photo Bruno Pradès)

– Jean : C’est la stratégie du choc en Amérique du Sud, pour conquérir les pays les uns après les autres (Chomsky). Les médias sans arrêt nous imposent la peur pour obtenir notre consentement.

La difficulté est de mettre un filtre entre nous et ce qui nous touche ; de ne pas avoir une réaction instantanée.

– Pinar : Le film « Le colis suspect » montre comment l’industrie de la sécurité (les caméras, etc.) utilise la question des réfugiés pour faire peur ; ils deviennent un colis suspect. On a besoin de déconstruire ce discours et de mener des actions contre ça.

– Jean : Comment prendre de la distance par rapport à la peur ? La fabrication de la peur est une neuroscience : on met en avant tout ce qui rassure pour faire passer l’intérêt commercial, c’est le cas des nanotechnologies pour lesquelles on met en avant l’aspect positif pour la santé tout en cachant les atteintes aux libertés dans le monde numérique.

– Une Chilienne : Les médias parlent peu de ce qui se passe au Chili. Les Chiliens ne se laissent pas faire, ils veulent que Piñera s’en aille et qu’il y ait une nouvelle Constitution. C’est une révolution qui fait suite au colonialisme de l’Espagne. Ici, en tant que pays coloniaux, vous êtes privilégiés.

– Aurélie : Il y a des ressources collectives à créer pour l’action. Nous avons participé à ça autour de l’art.

– Pinar : Avant d’aller en prison, depuis l’âge de 16 ans, j’étais très présente dans les rues ; beaucoup de mes amis du collège vivaient dans les rues, nous avons créé un atelier de rue, nous avons squatté un bâtiment au centre d’Istanbul. En 1989 il y a eu un mouvement de rue avec du théâtre, du recyclage des poubelles, un journal de rue (« L’Invité »). Depuis qu’il y a la télé, il y a moins d’invités.

C’était un grand réseau de vécu. Quand je suis allée en prison, les premiers à me soutenir ont été les gens de la rue. L’État ne l’avait pas prévu. Ils sont venus au tribunal témoigner.

Quand j’ai été torturée, leur ordre du jour c’était que je donne des noms. J’ai décidé de créer ce qu’ils ne veulent pas : j’ai résisté. Ce système a beaucoup peur qu’on crée des choses. C’est bien de dire non, mais il faut aller plus loin.

– Benasayag a écrit « Résister c’est créer » avec Florence Aubenas.

– Nous avons beaucoup torturé en Algérie. Et le viol des femmes était courant.

– Qu’est-ce que le mouvement Amargi (liberté) ?

– Pinar : C’est un mouvement féministe qui a pris un nom sumérien, ni turc, ni arménien, ni grec, neutre, pour faire un féminisme nouveau, critiquer toutes les dominations (l’armée, la guerre…), pas que les violences sexuelles. On est devenues très nombreuses.

L’État turc n’a pas réussi à créer la nation turque à 100 %. Les Kurdes ont gardé leur culture, les Arméniens résistent. Je ne suis pas turque, je suis de Turquie.

La France, par la violence, a réussi à imposer un État monoculturel, il a créé une France qui n’existe pas vraiment. C’est la domination hégémoniste, nationaliste la plus réussie.

La France est l’un des trois ou quatre responsables de tous les malheurs sur la planète. Nos privilèges s’appuient sur les malheurs des autres.

En Turquie mon courage s’appuyait sur la peur des Arméniens ; je me sentais courageuse parce qu’ils avaient peur. Quand vous avez une appartenance à un groupe social dominant, c’est très difficile de se déconstruire parce que vous croyez que c’est impossible.

– Qu’est-ce qui va se passer pour les Kurdes de Syrie ?

– Pinar : La question kurde demande une discussion très large. Je soutiens leur cause mais j’ai d’importantes critiques sur le mouvement kurde. Il y a des femmes kurdes qui sont critiques par rapport au PKK et à l’État turc. Le PKK n’est pas paradisiaque, il travaille avec les États pour avoir des armes. J’invite la LDH, Amnesty à aller là-bas (en Syrie) pour créer une chaîne de paix, de solidarité, éviter les massacres. L’Iran, la Turquie, la Syrie ne veulent pas des Kurdes, je ne suis pas étonnée que les États-Unis les aient lâchés.

Au milieu des loups, ils essaient de danser avec les loups. Aujourd’hui il faut les défendre, pas ici (la Turquie s’en fout) mais sur le terrain. Je fais appel à la LDH ou d’autres pour prendre l’initiative, sinon l’État turc peut faire un vrai massacre.

Les États-Unis ont reconnu le génocide arménien il y a deux jours. Il y a les Russes. On est obligés d’attendre que les grands pourris interviennent. Je demande au contraire à Amnesty d’intervenir.

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Clothilde : François, comme tout le monde, a eu peur

En ouverture de la journée de vendredi, Clothilde de Ravignan a évoqué la mémoire de François et son rapport à la peur, rappelant que « nous sommes là (à ces rencontres) par François aussi ».

Clothilde de Ravignan (Photo Ph.C.)

Auparavant, elle rappelle qu’une partie du bénéfice des rencontres sera versé à l’association Aude Réfugiés Solidarité.

« François est comme tout le monde, il a eu peur. Il s’est engagé : à l’époque où il a rédigé sa thèse, dans les années 1980, il n’était pas évident de dire qu’une baisse de productivité (en agriculture) s’amorçait ; c’était un époque où on croyait beaucoup à l’efficacité des intrants et à la mécanisation qui allait se développer ; et dire qu’il y avait une baisse de la productivité au niveau de la France, c’était un petit scandale. Il l’a payé à l’Inra quand il a voulu passer le concours de directeur de recherche ; il a été éliminé à chaque fois. » Quand on s’engage on prend des risques.

« Hier soir Pinar nous a parlé de la peur comme construction sociale, comme moyen de faire plier les gens. Qu’il n’y a pas de frontière entre le courage et la peur. »

« Que peut-on faire, aujourd’hui, dans l’espace de liberté que l’on a ? Même en prison il y a toujours une possibilité d’être libre de soi-même, une liberté psychique malgré la limite de la liberté physique… »

« Pinar a beaucoup insisté sur la nécessité de s’organiser en collectif. » Par exemple, pour les femmes, « se poser ensemble, croire en nos capacités à faire ensemble. »

Elle a terminé sur le fondement de la force, et elle disait : moi, ce qui m’a apporté, c’est l’amour de mes parents ; c’est une famille où on s’aimait…

« Avec François, suite à ses avatars à l’Inra, nous avons beaucoup évoqué cette question-là… Il a dit : finalement, j’en ai peur de tout ça, mais la peur c’est comme un tigre de papier, qui peut faire peur mais qui n’est que du papier… Ce qui rejoint ce que disait Pinar sur l’Enfer, des choses qui sont là pour nous faire peur. »

« J’ai lu le livre de Cynthia Fleury, « La fin du courage »… Elle convoque la personne qui doit donner une réponse personnelle et indépendante à la représentation du monde qu’elle en a. J’aime beaucoup le lien qu’elle fait avec une phrase de Lacan quand elle parle de l’expression prendre soin de soi. Je me pose la question : de quel moi s’agit-il ? Est-ce que c’est : évite les soucis, les peines, fais-toi plaisir ? Mais prendre soin de soi, pour Lacan, c’est prendre soin de son intériorité qui permet de donner des réponses personnelles… »

« Et elle insistait sur le fait que la prise de courage commence par la reconnaissance d’une peur ; ça peut être suivi par une décision. Il y a quelque chose qui pourrait changer en moi, ne serait-ce que le fait d’accepter ma peur et de tirer un rideau pour ne pas la reconnaître… »

Cynthia Fleury fait aussi référence à la pièce de théâtre de Ionesco, « Le Rhinocéros », qui évoque un patron abusif. Tout le monde devient rhinocéros (suit le patron) sauf un, qui se demande si les autres n’ont pas raison. « Je ne veux pas devenir un rhinocéros, c’est ce que disait Pinar. »

« J’entends beaucoup : oui, mais c’est trop dur… Dire oui, mais, c’est déjà construire sa barrière. »

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Les ateliers

Atelier 1 : La peur et ses multiples visages

A partir de nos peurs nous avons réfléchi sur leurs causes, et sur la façon de les combattre.

Nous avons mis toutes les formes d’ignorance, toutes les désinformations, illusions, dénis, clivages. Nous avons mis ensuite la peur de l’engagement personnel et de l’engagement collectif. Pourquoi sommes-nous inhibés, en difficulté, chaque fois que nous devons parler en public, essayer de nous faire entendre ?

Nous nous sommes rendu compte que les représentations que nous nous faisions des choses, des personnes avaient un poids très important. Et nous nous sommes livrés à un petit exercice : lors d’une promenade botanique, banale, dans un parc éolien, arrivent trois gendarmes ; nous avons demandé à chacun d’entre nous comment il réagissait ; nous nous sommes rendus compte qu’il y avait de la colère, de la peur, mais que tout cela était guidé par des représentations et par nos histoires personnelles.

Ce que nous voulions faire ressortir c’est que ça se passe dans l’émotion, mais en même temps qu’est-ce que c’est que cette émotion ? Il y a plusieurs possibilités : la prise de conscience, la distance. Après, il y a des façons de travailler avec des questionnements, les liens, le dialogue : l’autre, qu’est-ce qu’il est, qu’est-ce qu’il veut, pourquoi il m’interroge, sur quoi suis-je profondément agressé ? Nos peurs, on a d’abord à en prendre conscience, puis à les accepter et enfin à les transformer.

Nos peurs sont des émotions qui empêchent beaucoup d’entre nous (et on peut penser aux parents et aux grands-parents que nous sommes) de transmettre nos valeurs. Et il a été évoqué, par une jeune, que ce n’était pas le refus de communiquer ensemble, c’était d’abord les occasions qui manquaient, qu’on ne savait plus faire ensemble et qu’il y a une méconnaissance de l’implication des jeunes. Notre génération avait une culture de l’engagement, les jeunes ne l’ont plus, il faut bien qu’ils l’apprennent quelque part mais on ne sait pas la transmettre…

Or, selon comment on regarde la peur, soit on l’investit dans l’extérieur soit on se replie sur soi-même. D’où l’importance de la relation avec l’autre qui permet de créer un cercle vertueux.

Atelier 2 : Convergence des luttes et expérience des gilets jaunes

Il y a eu beaucoup de partage d’expérience.

On a essayé de faire des catégories dans les peurs.

Il y a les peurs qui sont liées à soi-même : peur de l’autre, de la violence physique et morale, de la marginalisation, des effets de l’engagement, la peur de la remise en cause de notre mode de vie.

La peur de s’engager dans un groupe : peur de l’inconnu, de la différence, de perdre son identité.

La peur de s’engager dans une cause : peur de la répression et de l’instrumentalisation (avec l’exemple des Gilets jaunes et la peur d’une récupération par l’extrême-droite).

On a ensuite parlé du courage :

Il peut être lié à la prise de conscience : passer d’une posture idéologique à une réflexion pour construire la société, nécessité de résister à la violence d’État, modes de résistance (Nuit Debout, Gilets jaunes…).

Le courage c’est aussi passer d’un engagement local à un engagement plus large.

Créer du lien.

Écouter la parole des minorités, solidarité.

Mettre en action les valeurs de François de Ravignan.

Expérimenter la démocratie directe (municipalisme libertaire).

Le courage peut être lié à la réussite d’une action. Exemple de Stop Bitume.

Atelier 3 : Peur et violence d’État

On a d’abord cherché à circonscrire les formes et les évolutions des violences d’État puis on a réfléchi à comment leur résister.

Il y a plusieurs formes de violence, ce qui vient tout de suite en tête c’est la répression physique sur les corps, les coups de matraque, les gaz lacrymogènes, la mise en détention ; mais il y a aussi une autre forme de violence plus insidieuse, avec par exemple la surveillance, la reconnaissance au faciès (les vidéos, etc.), la judiciarisation (de plus en plus de militants qui sont condamnés, les montagnes de loi liberticides), l’asservissement visible et invisible de la population.

Il y a aussi l’injonction à la consommation, les outils comme Linky et la collaboration entre l’État et les grandes entreprises pour mettre la population tout le temps sous surveillance.

Nous considérons que le but de cette violence de l’État c’est de créer la peur pour tétaniser les populations.

Il y a une violence économique très organisée, c’est celle du chômage ; les gens ont peur de perdre leur emploi et il y a un grand débat entre l’écologie, le bien-être local et l’emploi. Les petits salaires qui empêchent les gens de faire grève ou de se révolter.

La mise en œuvre en 2015 de l’état d’urgence, sous prétexte du terrorisme, pour limiter les libertés.

Le logement, la peur de le perdre ou de ne pas en obtenir.

Ensuite, on a discuté de notre rapport à l’État ; on n’est pas arrivés à un consensus. Il y a ceux qui considèrent que c’est avant tout une force d’oppression et ceux qui disent : l’État est aussi en nous, il y a un gouvernement qui a été élu et l’État génère 56 % du PIB, il y a les routes, les écoles, donc on est tous utilisateurs des bienfaits ou des malfaisances de l’État. Ça nous oblige à réfléchir à notre collaboration, voire notre soumission.

On a noté que la répression est aussi un marché, où la France est bien placée.

On assiste à la multiplication des attaques du gouvernement contre les citoyens et le bien public : la réforme des retraites, la privatisation de l’aéroport de Paris… Il y a une stratégie de multiplier les attaques sur les acquis sociaux.

Nos actions et réactions par rapport à ça :

Il faut de la continuité dans les actions. Il y a plusieurs formes de radicalité qui s’inscrivent soit dans la violence, soit dans la désobéissance civile, dans la non-violence.

Il faut renverser la peur, que l’État commence à avoir peur. C’est ce que les Gilets jaunes ont réussi ; ça a poussé Macron à quelques concessions.

Il faut inventer de nouvelles formes de contestation : Linky, les Gilets jaunes, sortir des manifestations traditionnelles, aller vers la désobéissance civile, le fauchage d’OGM, les pisseurs volontaires… et les black blocs, qui ont des formes d’action violentes, qui surprennent l’État, certes les média s’occupent de les discréditer, mais c’est une forme de réaction. Ou alors les clowns activistes, l’humour, les décrochages des portraits de Macron.

Il faut se battre contre l’entrave au droit de grève, pour le droit de retrait.

On a aussi tendance à fonctionner dans un entre-soi. C’est important de prendre en compte le niveau d’implication de chacun ; le courage, ça peut-être simplement de signer une pétition ; tout est important.

Il faut faire de l’éducation populaire, déconstruire le langage dominant.

Quand l’État cherche à concentrer, à contrôler, nous nous cherchons à relocaliser, à décentraliser et à être le plus proches possible des centres de décision nous concernant. C’est aussi une réflexion sur la démocratie.

Atelier 4 : la domination masculine

La domination masculine et la peur.

– Pourquoi les violences masculines sont politiques.

Construction d’un système de domination : hiérarchie, verticalité, patriarcat, religion, médecine (contraception féminine), l’État et ses lois, famille, éducation.

– Quels types de peurs génèrent ces violences masculines ?-

Rejet social, agression, violence (verbale, physique et psychologique), harcèlement, peur de l’autre par nos différences (masculin et féminin).

– Comment lutter ?

Prise de conscience des rôles (féminin, masculin), changer d’attitude, déconstruire ces rôles.

Méthodes de lutte non-violentes, écriture inclusive

Se regrouper : à plusieurs on est plus fortes.

Acception par les hommes de perdre leurs privilèges.

Lutte sur tous les fronts.

Conclusion : il faut du respect de l’humain, du vivant, de la nature pour qu’il n’y ait pas de domination.

Au-delà de cette synthèse, quelques réflexions :

– La domination masculine est violente parce qu’elle est intégrée (dans les mentalités), même si on vit avec quelqu’un de très gentil.

– Pinar : 2 % des naissances en France sont intersexe. On est dans la binarité : il faut absolument que ces bébés soient fille ou garçon.

– Luc : Le fait d’être homme ne protège pas de la violence masculine. « Moi-même, j’en ai peur ».

– Pinar : Je ne me sens pas dominée par les hommes en France ; c’est peut-être une question d’attitude (de ma part).

– Il y aura des dominants tant qu’il y aura des dominées. Ce sont souvent les femmes qui font l’éducation et transmettent des valeurs de domination masculine.

* * * * *

Aude Réfugiés Solidarité : faire reculer la peur par la solidarité

Un grand moment a été réservé à la présentation par Odile de l’association Aude Réfugiés Solidarité et au témoignage d’immigrants que cette association accueille.

L’Aude à Alet (Photo MJS)

Celle-ci accompagne des migrants demandeurs d’asile adultes déplacés de la jungle de Calais dans l’Aude sous la supervision de la préfecture et hébergés par un Centre d’accueil et d’orientation (CAO), plus concrètement dans des appartements de Quillan et d’Espéraza. Elle a choisi de se concentrer plus sur un accueil amical, humain que sur un accueil juridique et administratif (elle s’appuie sur d’autres associations pour cela).

Elle fonctionne avec une dizaine de personnes actives plus un important réseau autour.

Elle met en œuvre notamment « des moments de français », un apprentissage « en vivant », à travers le cinéma, des repas, des sorties en montagne…

Puisque l’on a beaucoup parlé de peur pendant ce week-end, Odile aborde le sujet : « Nous avons senti dans la population locale un émoi, des regards aussi bien de la part de gens en difficulté sociale, que de gens bien installés, ou d’autres qui sont venus s’installer ici. »

Pour l’instant 153 personnes sont passées par le centre et l’association depuis début 2016. Beaucoup ont obtenu le droit d’asile mais en ce moment il y a de plus en plus de rejets. Dans ce cas, les migrants se retrouvent dans la clandestinité.

Odile a passé la parole à plusieurs réfugiés, de jeunes adultes, qui ont raconté leur périple depuis leur pays d’origine. Ils ont dit leurs peurs, leurs craintes et aussi ce qui leur donne de l’énergie. Certains ont raconté, sans détours, la persécution politique dans leur pays puis, au cours du voyage, les violences, les sévices dont ils ont été victimes, l’extorsion d’argent, l’esclavage, le voyage en mer… Un récit dur à entendre, qui reflète une réalité très dure.

Un court débat, ensuite, a été l’occasion de rappeler la responsabilité de la France dans les déboires économiques de nombre de pays d’Afrique, le soutien de notre gouvernement aux groupes franco-multinationaux tels que Bolloré, qui exploitent les richesses africaines sans vergogne. On peut ajouter le soutien de la France aux régimes antidémocratiques.

Bien sûr, à côté de l’action politique, qui ne peut être qu’à long terme, nous avons la possibilité de mettre en œuvre notre solidarité, immédiate celle-là.

* * * * *

Pour contacter Aude Réfugiés Solidarités : Association ARS, chez O Calvet, 24 Barry de la Paouso, 11340 Roquefeuil, Tél. 06 71 02 87 89.

Débat final : pour contrer la peur, il y a mille petites choses à faire au quotidien

– Alistair : Pinar, pour toi le courage peut avoir une connotation négative dans le contexte de la violence machiste des révolutionnaires… Cela peut être une façon d’ouvrir le débat.

– Pinar : Il y a plusieurs sens à donner au mot « courage ». Je ne suis pas contre son utilisation, mais je préfère « oser », pour éviter de glorifier le courage. Ce n’est pas une obligation d’être forte ; c’est une obligation de se battre contre le système, mais le courage ne suffit pas à changer le monde. Et ne parlons surtout pas d’héroïsme.

– Je viens aussi de Turquie. Je me souviens, après la tentative de coup d’état de 2017, les rues, le métro étaient occupées que par des mecs, qui soutenaient Erdogan ; dans le métro, nous étions deux femmes au milieu des hommes. J’ai croisé le regard de l’autre femme, elle m’a donné elle aussi beaucoup de force et de courage. Il ne faut pas se laisser décourager par la domination, le courage on peut l’échanger, on peut le créer ensemble.

Mais quand on parle d’héroïsme, ça devient une sorte de mythe où on oublie la personne qu’il y a derrière, qui pourtant peut avoir peur mais ne peut pas le montrer. Ce qu’il faut faire, c’est se comprendre, communiquer, être ensemble, pour continuer malgré la domination et l’oppression.

– Aurélie : Nous avons beaucoup parlé des peurs, de la restriction de nos espaces de décision, de liberté ; la réponse c’est, comme en prison, il y a toujours des marges de liberté et voir comment on se saisit de cela pour créer des résistances imaginatives, intelligentes. Il faudrait axer le débat sur les espaces de liberté qui nous restent, sur les actions de résistance.

– Ce qui peut nous aider, c’est d’inverser les pluriels et les singuliers : on parle des peurs, en effet chacun a les siennes, on ne les partage pas. L’araignée ne me fait pas peur, elle fait peur à d’autres, je respecte ça.

Par contre, on parle du courage. Comme on parle de la journée de LA femme ; je ne l’ai pas rencontrée, j’ai rencontré beaucoup de femmes dans ma vie, mais pas LA femme.

LE courage nous paraît inaccessible, alors que des courages, on en a tous.

Savoir ce que je pourrai faire demain demande du courage, ou bien savoir ne pas faire, des fois il y a des choses qu’il faut refuser de faire.

– La manipulation des média est très étudiée par les systèmes de gouvernement. En 2019 il y a eu 300 000 Gilets jaunes dans la rue, l’État a eu peur, il a mis en place un système pernicieux pour briser la contestation, les gens ne se mobilisent plus, le gouvernement a mis la peur par la violence policière. Les Gilets jaunes ont été stigmatisés, ils sont devenus les méchants. Il faut retrouver une convergence des luttes, nous sommes assez nombreux pour réussir.

– On n’arrive pas à sortir du cadre, je pense à la théorie de l’effondrement. Il est important de cesser d’avoir peur de perdre tous les acquis qui ne nous conviennent pas ; se dire : qu’est-ce que j’accepte de perdre, comment je peux reconstruire la société ? Nous vivons dans un monde tellement complexe, imbriqué : l’effondrement repose là-dessus. Par exemple, sur le plan financier, si tout le monde décide de retirer son argent, ça s’effondre.

– Il ne faut pas oublier les luttes locales, comme celle du collectif citoyen dans la Haute Vallée de l’Aude qui va se battre pour la défense du service public et pour la démocratie directe.

– L’héroïsme est à proscrire plus que le courage, mais dans le cadre d’une action clandestine on valorise l’héroïsme, c’est une question de vie et de mort pour l’organisation.

Pour en sortir, il faut un modèle d’organisation a-hiérarchique, comme internet au départ.

– Alistair : Il faut réfléchir aux espaces de liberté qu’on peut occuper, par exemple l’impact des Gilets jaunes sur la consommation en grande surface : en décembre-janvier ils étaient en panique totale, avec une baisse du chiffre d’affaires jusqu’à 40 %. C’est la cause principale de la réaction de l’État.

Il faut défendre le droit à consommer autrement, ou pas du tout. Il y a un espace énorme.

Ce qui est significatif aussi c’est que, sur les barrages, les camions de livraison bio on les laissait passer.

– Florent : J’ai senti aussi cette panique-là. Bloquer une raffinerie c’est écologique.

– Après la marche partie en octobre 2019 d’Arles vers Genève, il y a une mobilisation pour la marche étalée sur tout 2020 au départ de Montpellier, Lyon, l’Allemagne, la Belgique, Londres. C’est relié aux paysans indiens sans terre, aux paysans sans terre en Europe et aux inégalités sociales.

– Pinar : Nous sommes en train de dire que la peur est quelque chose de multifactoriel (il y a plusieurs raisons) et de multidimensionnel. Les rapports de domination sont articulés, donc il faut lutter contre plusieurs choses, plusieurs mécanismes (le sexisme, le nationalisme, le capitalisme…) sans prioriser, chacun en faisant son possible.

Il faut communiquer pour que les convergences se mettent en place.

J’avais demandé à mon grand-père de m’expliquer la dialectique matérialiste ; il m’a dit : tout change, si l’on met de l’eau à bouillir, elle bout, si on continue elle s’évapore, puis si on arrête le feu, elle se refroidit. Il ne faut jamais éteindre le feu.

– Habib : J’ai été frappé par les éléments suivants :

1) Il y a une crise de transmission et de témoignage intergénérationnels.

2) Il faut passer de la coopération internationale à la solidarité citoyenne internationale : mon pays, le Maroc, joue le rôle de gendarme pour l’UE contre l’émigration, avec un financement important. Que font les citoyens européens engagés ? Nous, citoyens européens, avons voté un budget européen, dont une partie sert à la monarchie marocaine pour garder nos frontières. Nous sommes isolés et ça remue un racisme maghrébin à l’égard des noirs, qui a une histoire.

3) J’ai été très sensible au témoignage d’un maire qui héberge les Gilets jaunes. Parallèlement il y a une crise de l’engagement collectif. Il faut occuper le territoire des petites et moyennes communes, s’engager politiquement.

4) Le devenir du principe de fraternité est en question, le moment est venu de s’en saisir peut-être dans nos réflexions des années à venir.

– Moutsie : Oui il y a eu une baisse de consommation en grande distribution, mais avec une explosion des ventes sur Amazon. Les gens ont eu peur de sortir.

Un acte politique très fort serait d’avoir une réflexion sur notre consommation. Je suis pour les actions de boycott et la réappropriation des savoirs ; en tant que sorcière des Pyrénées, je me bats contre la mainmise du corps médical et du lobby pharmaceutique. Ils nous tiennent par la peur. Je vous invite à lire le livre de Rina Nissim, « Une sorcière des temps modernes ». Elle a milité toute sa vie pour que les femmes se réapproprient leur corps, qu’on ne considère plus la ménopause, la grossesse comme des maladies…

Il est temps de se regrouper entre nous, de s’auto-médiquer ; je ne suis pas en train de dire que le corps médical on n’en a pas besoin mais qu’il faut se réapproprier tout un savoir au niveau de la médecine, se réapproprier les plantes, se re-former. Les plante médicinales subissent de plus en plus de contrôles, on est en train de nous arrêter : depuis l’année dernière les formations en soins médicinaux (avec les plantes médicinales) ne sont plus accordés en formation professionnelle. Au syndicat des simples, on résiste.

– Rina Nissim avait participé à la création d’un centre de santé pour et par les femmes, à Genève. Ça a pris en Suisse, en Allemagne, pas en France (on est restés sur le plan idéologique sans passer à la pratique). Il manque une transmission du savoir par les femmes et pour les femmes ; je vous invite à consulter le « Manuel de gynécologie naturopathique à l’usage des femmes » de Rina Nissim (Éditions Mamamélis).

– Jean : Il y a une opposition entre confiance et peur. Il faut se positionner pour une réflexion à long terme sur en quoi j’ai confiance, vers quoi je souhaiterais que la société évolue. Tant qu’on en restera à la contestation du système on retombera sur les mêmes écueils. La révolution est souvent suivie du flou, d’une prise de pouvoir par les beaux parleurs. Après la Révolution française, Tocqueville a étudié le système démocratique des États-Unis et l’a présenté à l’Assemblée (désormais constituée essentiellement de bourgeois) : il a fait un tollé, « donner le pouvoir au peuple, vous n’y pensez pas ! ». Il a répondu : « Les gens voteront ce qu’on leur dira de voter. »

– Martine : On vit une période où ce qu’on a travaillé depuis 20-30 ans, on est arrivés à créer des choses comme La Tambouille des Initiatives, Terre de Liens, la formation… on a du mal à passer le cap, il faut travailler de façon à relier tout ça.

– Joël : Je rends hommage à Jean-Claude Pons, le maire de Luc-sur-Aude, qui nous a invités à construire une cabane jaune. On a besoin d’historiens sur les rond-points, de coups de klaxon, arrêtez-vous cinq minutes… Certes ce n’est pas facile : il y a aussi des gens du Front National, ça se construit. On a besoin de Gilets jaunes, c’est un mouvement de convergence, il y a des gens du Front National, il y a des gens de la France Insoumise, on arrive à cohabiter ; la pluralité du mouvement va répondre à certaines de nos interrogations ; ça va prendre du temps.

– Madeleine : Démolissez ces rond-points, il y en a beaucoup trop.

(Photo Bruno Pradès)

– Hélène : Il faut tricoter dans la convergence. Avoir le courage de s’opposer, aller vers la frater-sororité, Clothilde a parlé d’amicalité, il faut creuser la piste de l’individu, de la citoyenneté sans étiquette.

– La Tambouille des Initiatives, le RIHVA (Réseau des initiatives de la Haute Vallée de l’Aude), le Portail de la Haute Vallée, sont nés grâce aux Rencontres des Ami.es de François de Ravignan. Aujourd’hui on n’a plus le temps de parler ; comment réveiller la citoyenneté ? Il y a des gens qui pensent que ce n’est plus la peine de voter. Pour les municipales dans la Haute Vallée, il faut s’impliquer.

– Sébastien : Pour rebondir sur la confiance… certains disent que le RIC (référendum d’initiative citoyenne) est dangereux : « Ils vont revenir sur le mariage pour tous, la peine de mort… » Notre sentiment est que les gens ne feront pas ça, mais qu’est-ce qu’on en sait ?

A Carcassonne, les Gilets jaunes ont diffusé un questionnaire citoyen sur les priorités pour le RIC. Cela s’est fait sur 54 départements, c’était en parallèle au « grand débat » de Macron. On en a tiré les 15 propositions préférées. Ce qui est ressorti en tête c’est que les gens veulent du bien commun : de l’écologie (la taxe carbone pour tous), la transmission des savoirs (20 élèves par classe), des EHPAD à but non lucratif, la TVA sociale. Il n’est pas question d’immigration ni de préférence nationale.

L’erreur qu’on fait c’est qu’on ne se parle plus. Faisons-nous confiance, parlons-nous, ça va marcher.

– Luc : Le Collectif Alternatiba du Narbonnais émet des propositions pour les municipales ; cela nous permet de nous approprier les problématiques locales. Il faut essayer de tisser des liens pour s’alimenter mutuellement, expérimenter une organisation horizontale.

On ne vit pas en dehors de la société, mais on en aimerait une autre.

– Clothilde : Je propose une toute petite expérience : vous avez dû recevoir comme moi le papier de la Sécurité Sociale qui incite à la vaccination anti-grippe. Qu’allez-vous en faire ?

– Dans le public : au panier !

– Clothilde : Je suis soucieuse des fonds de la Sécurité Sociale, mais je vais aller voir Moutsie pour les herbes, pour les tisanes, pour la prévention, je vais aller voir l’homéopathie également ; je ne fais pas rien, je suis consciente. C’est une proposition.

– Pinar : On est déjà impliqués dans plein d’associations. On a besoin de réfléchir ensemble, de faire le plein d’essence, de se donner de la confiance. Je vous remercie beaucoup de faire connaissance et la connaissance est le début de la confiance.

– Hélène : Est-ce qu’on utilise cette dynamique pour mettre quelque chose en place, ou on reste chacun dans son salon ?

– Moutsie : Je crois qu’il n’y a pas grand monde, parmi nous, qui reste au salon. Je crois qu’on est au contraire tous très engagés.

– Clothilde : Nous avons échangé. Maintenant il faut passer à l’action. Nous avons plein d’occasions de faire des petites choses qu’il ne faut pas louper, pour nous engager dans notre espace quotidien.

FIN

(Photo Ph.C.)

L’eau, un bien public qui échappe aux citoyens

Au moyen d’une conférence gesticulée, Aurel expose les enjeux qui tournent autour de la gestion de l’eau : un traitement de la pollution en trompe-l’œil ; la marchandisation facilitée par le transfert à l‘intercommunalité ; et un usager qui perd sa capacité d’action au niveau local, tout en supportant la quasi-intégralité de la facture.

Cette conférence gesticulée, « Méfiez-vous de l’eau qui dort. Les dessous du robinet » était donnée dans le cadre des Rencontres des Ami.es de François de Ravignan, le 9 novembre 2018 à Limoux.

C’est à partir de son métier de sociologue de l’environnement qu’Aurel a eu envie d’exposer un certain nombre de choses au moyen d’une conférence gesticulée. « Mon matériau de sociologue », dit-elle, « c’est la parole des gens » qu’elle recueille depuis 14 ans. Une écoute et une expérience qui l’ont amenée à dresser plusieurs constats.

Le ministre de l’Agriculture de l’époque (1998-2002), Jean Glavany, avait annoncé « une révolution tranquille de l’agriculture » par une transition vers le « développement durable ». Un désherbant très utilisé alors en agriculture, l’atrazine, était le principal responsable de la pollution des eaux. On a donc interdit l’atrazine, mais sans changer les pratiques agricoles. On pourrait désherber mécaniquement, mais non, on continue de le faire chimiquement… essentiellement au glyphosate ; cela aboutit à remplacer une pollution par une autre.

Les collectivités distributrices ont l’obligation d’établir des périmètres de protection (où tous traitements peuvent être interdits) autour des captages (cela concerne 41 % des captages de l’Aude).

On peut dire : les pouvoirs publics ne se sont pas contentés d’interdire l’atrazine et d’établir des périmètres de protection. C’est vrai, ils ont aussi imaginé d’autres « solutions », mais quelles solutions ! Abandonner les captages les plus pollués ; diluer des eaux de différentes sources, ce qui fait baisser le taux de contamination et permet de rentrer dans les normes ; traiter l’eau (notamment par filtration) avant de la distribuer (au Danemark, l’eau doit être potable à la source, chez nous seulement au robinet).

En fait, on n’a donc pas fondamentalement résolu les problèmes de pollution des ressources en eau. On a, comme dit Aurel, mis en place « une gestion palliative », qui consiste à traiter les symptômes et non les causes.

Les pouvoirs publics ont aussi recours à une « solution magique » : la dérogation, par arrêté préfectoral. Elle consiste à demander aux gestionnaires d’une ressource polluée de « tout mettre en œuvre pour rétablir la qualité de l’eau »… avec un délai de trois ans. En attendant, les usagers continuent à boire l’eau telle quelle. Dans l’Aude, 63 communes bénéficient d’une dérogation (surtout dans la Montagne Noire et le Grand Narbonne), ce n’est pas rien.

Il y a aussi quatre communes (La Digne d’Aval, La Redorte, Canet-d’Aude, Sigean) qui ont des « captages Grenelle » (une mesure issue du Grenelle de l’Environnement, en 2007) : là, sont mis en place des plans d’action visant à restaurer la qualité de l’eau à la source. 500 captages de France, sur 33 000, sont concernés.

Le principe du consommateur-payeur (y compris de la pollution)

Aurel avait demandé aux participants d’amener des factures d’eau, ce que certains ont fait. Histoire d’y voir un peu plus clair dans ce que coûte l’eau.

La consommation moyenne, en France, est de 148 litres d’eau par jour par habitant. Sur le total consommé, à peine 1 % est bu, 7 % est utilisé pour la cuisine et 20 % aux toilettes (d’où l’intérêt des toilettes sèches). La salle de bain, la lessive, l’arrosage du jardin font le reste. Rappelons que l’eau du robinet, qui sert à tous ces usages, est censée être potable.

Le prix moyen de l’eau à la consommation, dans l’Aude, est de 2,20 €/m³ (avec les taxes mais sans l’assainissement, c’est-à-dire le traitement des eaux usées).

Ce sont essentiellement les consommateurs qui paient l’eau (à 87 %), bien plus que les industriels (7 %) et les agriculteurs (4 % à travers la taxe sur les produits phytosanitaires). Les consommateurs paient donc une grande partie des frais de traitement de l’eau à la source, contrairement au principe « pollueur-payeur ».

Mais aussi, explique Aurel, la facture acquittée par les usagers finance beaucoup plus que le coût de l’eau : elle finance l’Agence de l’Eau et ses actions (aides aux collectivités et aux agriculteurs pour les inciter à avoir des pratiques respectueuses de l’environnement), elle contribue au remboursement de la dette de l’État (à hauteur de 200 M€ par an) et même elle finance l’ONCFS (Office national de la chasse et de la faune sauvage), ce qui permet au gouvernement de se faire bien voir des chasseurs en diminuant par deux le coût du permis de chasse.

Si le consommateur paie plus que sa part, c’est aussi parce que l’État s’est désengagé et ne finance plus la politique de l’eau. Il a par contre mis en place une logique de marchandisation de l’eau : les communes n’ont plus le droit de distribuer l’eau gratuitement à leurs habitants. Cette marchandisation profite au passage aux compagnies fermières (Veolia, Suez, BRL, etc.), qui se voient souvent confier la gestion de l’eau en délégation de service public. La loi Notre, en obligeant les communes à adhérer à une intercommunalité (communauté de communes ou d’agglomération), a transféré la gestion de l’eau à celles-ci.

On a mis en place deux cercles vicieux, conclut Aurel : la fabrique de non-qualité de l’eau ; et le paiement intégral de l’eau par l’usager, sans ménager les plus démunis.

Du fait de l’accroissement constant de la facture, de plus en plus d’usagers en France ne peuvent plus payer leur facture d’eau, sans compter l’accroissement du nombre de ceux qui ne disposent pas d’un logement et donc d’un accès à l’eau. La pauvreté en eau est un problème public en France ! Aurel appelle à saisir une belle aventure de convergence des luttes environnementales et sociales !

Le pouvoir local nous échappe, on s’en fout pas !

L’échelon communal est le lieu par excellence où les citoyens peuvent exercer une certaine démocratie. Il leur échappe peu à peu, par le biais de l’intercommunalisation, comme l’illustre l’exemple de la gestion de l’eau. Les participants à ces rencontres ont exprimé leur détermination à se battre pour influer sur les choix politiques au niveau local.

Ce débat a eu lieu dans le cadre des Rencontres des Ami.es de François de Ravignan, le 9 novembre à Limoux.

Le pouvoir communal est très ancien en France même si la commune telle qu’elle est aujourd’hui est née à la Révolution. En introduction aux échanges, Michaël Dif a tracé un historique de l’institution communale.

Les Français sont très attachés à ce qui est le plus petit échelon de pouvoir, parce qu’il est proche d’eux. Dès le Haut Moyen-Age, les communautés villageoises géraient de façon communautaire les biens communs (les parcours, les forêts et souvent aussi un four, un moulin…). Toutes les familles participaient, dans un système que nous qualifierions aujourd’hui de démocratie directe, aux assemblées villageoises, qui statuaient sans intervention d’une autorité extérieure. Avec l’essor des villes, les communes urbaines eurent également d’importantes prérogatives. La féodalité puis la monarchie ont peu à peu grignoté cette autonomie, en mettant en place des autorités sous leurs ordres. Puis vient la Révolution, qui crée les nouvelles municipalités avec un « corps municipal » élu au suffrage universel masculin (loi du 14/12/1789). Mais dès 1800 (avec Napoléon) et tout au long du XIXe siècle on assiste à un va-et-vient entre une reprise en main des municipalités par le pouvoir central, sous l’égide du préfet, et un retour au suffrage universel ; celui-ci s’installe définitivement en 1884.

La tendance de la fin du XXe et du début du XXIe est autre : elle consiste à vouloir réduire le nombre de communes. D’abord timidement, avec des lois qui incitent à la fusion (loi Marcellin en 1971) puis, en contournant la résistance des communes à fusionner par la promotion des intercommunalités (communautés de communes, communautés d’agglomération). Jusqu’à la loi RCT (réforme des collectivités territoriales) en 2010, qui oblige désormais les communes à intégrer un EPCI (établissement public de coopération intercommunale) : voilà qui est fait depuis 2014. Ensuite, la loi NOTRE (Nouvelle organisation territoriale de la République), du 07/08/2015, a réduit le nombre d’intercommunalités, en obligeant les plus petites à se regrouper dans des plus grandes. En même temps, les compétences des communes sont peu à peu transférées aux EPCI, laissant à terme aux communes une peau de chagrin.

Tout cela donne un grand mouvement de concentration forcée et d’éloignement des citoyens du pouvoir.

Comme le dit Michèle Roux, membre de la Confédération Paysanne en Dordogne, « la réforme territoriale menée arbitrairement par les pouvoirs publics, sans concertation, n’est pas acceptée par les citoyens car elle casse leur lien au territoire, leur sentiment d’appartenance à un territoire, et elle détruit le seul lien direct entre les citoyens et la démocratie locale, le seul endroit où l’on pouvait agir en tant que citoyen. »

« C’est un mouvement très insidieux qui se passe en ce moment », poursuit Michaël, « et je ne sais pas si beaucoup d’entre nous sont au fait de ce qui se passe. »

Lespinassière veut conserver l’eau en régie municipale

Tout le monde n’accepte pas de se plier à cette logique de concentration du pouvoir. C’est l’exemple de Lespinassière, qui se bat pour conserver une compétence importante des municipalités, la gestion de l’eau. Ce village de la Montagne Noire audoise (130 habitants) a été intégré en même temps que les autres communes de la Communauté de communes du Haut-Minervois dans la Communauté d’agglomération du Carcassonnais, en 2011. Le conseil municipal de Lespinassière a exprimé sa volonté de conserver la gestion de l’eau en régie municipale. Carcassonne Agglo a répondu qu’une exception n’était pas possible parce qu’il faudrait faire la même chose pour d’autres communes. Dans un excès d’autoritarisme, le préfet et l’Agglo ont fait pression ; ils ont demandé au maire de se dessaisir de sa prérogative de police de l’eau et de l’assainissement puis, face à son refus, ils ont demandé au conseil municipal d’autoriser le maire à s’en dessaisir, ce que le conseil a refusé, en accord avec le maire. Une plainte du préfet contre la commune a été classée sans suite par le procureur, la commune étant dans son droit.

Depuis 2013, Lespinassière se trouve dans une sorte de vide juridique : la ressource en eau appartient à l’État et le réseau de captage et de distribution appartient à la commune ; celle-ci est donc en droit de refuser de céder la gestion de l’eau.

Toutefois, la loi NOTRE prévoit qu’au 1er/01/2020 les communes doivent transférer cette compétence aux intercommunalités. En attendant, la commune ne peut plus facturer l’eau car son compte a été supprimé au Trésor public. La commune a trouvé la parade : elle a demandé aux habitants de lui faire un don (sur un compte à la Trésorerie) du montant de leur facture habituelle d’eau, et les citoyens ont joué le jeu. Ainsi, le maire, ayant conservé la police de l’eau et de l’assainissement, peut obliger le percepteur à débloquer des fonds pour entretenir le réseau.

Le conseil municipal de Lespinassière, pour expliquer sa position, met en avant l’intérêt de gérer localement le réseau eau-assainissement. C’est bien démontré par l’exemple de la commune d’Azille, qui fait aussi partie de Carcassonne Agglo et dont le service de l’eau est géré, comme celui de 41 autres communes de l’agglo, par la régie Eaureca : dernièrement, le maire a signalé une fuite au château d’eau, fuite d’un débit important ; entre l’intervention de la régie et celle de l’entreprise sous-traitante il a fallu plus de quinze jours pour que le problème soit réglé.

Jean-Claude Pons : « le plus gros hold-up sur les moyens citoyens »

De g. à d., Michaël Dif, Jean-Didier Carré et Jean-Claude Pons.

L’échelon communal a-t-il encore un sens ? Cette question est posée à Jean-Claude Pons, maire de Luc-sur-Aude. « A la lumière de 16 ans de mandat », répond-il, « oui je pense qu’il faut s’investir dans les structures communales. Avant d’être maire je me disais : pourquoi une commune à Luc-sur-Aude, il n’y a qu’à tout rattacher à Couiza. En tant que conseiller municipal puis maire j’ai vu qu’effectivement la municipalité est un lieu de débat très important entre les gens. On essaie de faire en sorte que le conseil municipal représente les familles, d’avoir une gestion consensuelle et d’éviter les affrontements qui laissent souvent beaucoup de traces. Une fois que l’on a réussi cela, il faut qu’on décide, c’est un incroyable travail démocratique, il faut s’écouter, prendre une décision, puis l’expliquer… »

« C’est aussi un lieu intéressant parce qu’il dispose, malgré tout, de beaucoup de leviers. On peut faire beaucoup de choses : avoir un repas bio à la cantine s’il y en a une, créer un parc solaire, travailler à l’urbanisme… ». Jean-Claude Pons note par ailleurs que « la parole d’un maire, ça compte, on nous écoute, quand même. »

Il en vient à la notion de coopération intercommunale, instaurée par la loi de 1890 qui a créé les SIVU (Syndicats intercommunaux à vocation unique) « …pour la gestion des ordures, de la forêt, ouvrir une école ; c’était simple, coopératif, pas obligé, on le faisait parce que l’intérêt général en découlait. » Mais désormais, en particulier avec la loi RCT, « le législateur ne laisse plus le choix : on passe de la coopération à l’obligation, on va vous dire ce que vous allez faire ensemble, ce n’est plus un choix. Le comble, c’est que la loi NOTRE a été prise par un gouvernement socialiste. C’est une loi complètement catastrophique, qui dépossède les communes d’outils très importants comme l’eau et l’assainissement, pour les transférer aux communautés de communes avec l’idée qu’on va faire des économies. On a aussi retiré aux communes quelque chose de très important pour elles, c’est l’urbanisme ; à travers les PLU (Plans locaux d’urbanisme), chaque commune avait la possibilité de décider du devenir de son espace, de son territoire. » Ce n’est plus le cas.

« Pourquoi fait-on cela ? » Jean-Claude Pons raconte qu’un jour il a reçu un appel téléphonique d’un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur (délégation aux collectivités locales) qui a essayé de le convaincre de l’intérêt de la loi NOTRE et de lui expliquer que la plupart des maires « n’étaient pas à la hauteur de la tâche, étaient démunis face à la technicité des dossiers, et qu’il fallait les mettre ensemble dans les communautés de communes, les chapeauter par des directeurs généraux des services qui sont compétents et formés. »

Pour Jean-Claude Pons c’est évident, « cette tendance permanente à vouloir raboter le pouvoir communal ne relève pas de la politique mais de la technocratie (…) Les grands corps d’État, aux commandes dans les ministères quels que soient les gouvernements, ont une idée très précise de ce que doit être l’organisation territoriale en France (…) et ils font fi du travail extraordinaire de bénévolat des élus (qui ont de petites indemnités), de la démocratie pratiquée. »

Mais, poursuit le maire de Luc-sur-Aude, la loi NOTRE a aussi coïncidé avec le moment où la France négociait avec l’Union européenne parce-qu’elle avait un déficit supérieur à 3 % du PIB. « Le gouvernement a dit : on va simplifier le mille-feuilles administratif et on va faire 20 milliards d’euros d’économie, comme ça on passera en dessous des 3 %. »

Cette logique de réforme des collectivités locales « relève aussi de la logique libérale » : « chaque collectivité locale doit entrer dans le champ de la concurrence. Avant on avait des dotations de l’État, aujourd’hui il y a des appels à projet et le plus méritant gagne le pognon (…) Ce travail de ramasser les ordures, d’entretenir une école, de nettoyer les rues, etc. on pouvait dire c’est du service public, on le fait, et bien non, il faut tout déplacer dans le champ de la concurrence. »

Cet impératif de la mise en concurrence nous arrive à travers les textes de l’Union européenne, notamment ceux entérinés à la suite des Traités de Maastricht et, surtout, de Lisbonne.

Pourtant, la gestion communale a prouvé son efficacité : « Pour l’eau et l’assainissement, on gère tout, la distribution, jusqu’à la facturation. Quand il y a une fuite à neuf heures du soir, on reste avec les employés communaux jusqu’à trois heures du matin et les gens ne s’en rendent même pas compte ; ce n’est pas comme l’exemple d’Azille où ça a duré quinze jours. Quand ça on va nous le prendre, qu’est-ce qui va se passer ? Tout d’un coup les communautés de communes vont se retrouver avec des kilomètres de tuyaux, des vannes, des stations, des installations vétustes, avec certains modes d’assainissement ou d’autres, des pompages, du chlore, des UV, etc. Ils ne vont pas s’en sortir. Ils vont donc faire un appel d’offres et on va sortir tout ça du champ communal pour le faire passer dans un champ privé : c’est le plus gros hold-up sur les moyens citoyens, fait sous un gouvernement de gauche. »

C’est là, poursuit Jean-Claude Pons, qu’il faut mener le combat politique : « Si la question de l’eau devient trop conflictuelle, la communauté de communes lâchera et devrait permettre aux communes volontaires pour gérer elles-mêmes de recevoir une délégation de service public sous le chapeau intercommunal puisque la loi attribue cette compétence à l’intercommunalité (…) Cela va dépendre de la mobilisation. Sinon, les enjeux de la passation des marchés c’est énorme, Veolia et les autres sont à l’affût : 73 communes d’un coup pour la Communauté de communes du Limouxin, dont une grande partie sont aujourd’hui en régie communale, c’est un gros marché à prendre. »

Jean-Claude Pons déplore par ailleurs le fonctionnement de la Communauté de communes (du Limouxin) : Le pouvoir, dit-il, est extrêmement concentré ; les conseillers communautaires ont très peu de pouvoir face au président et au bureau. « Avec 40 à 45 points à l’ordre du jour en deux heures, il n’y a pas de place pour le débat, il est impossible d’exercer un contrôle ».

« Cet éloignement de la prise de décision, cette inefficacité du choix démocratique » sont inquiétants, pour J.-C. Pons, d’autant plus « dans une région où le vote Front National n’a pas été négligeable » : « On vote pour un maire qui ne fait pas ce qu’il a promis ; on ne peut pas assister aux conseils municipaux parce que les dates ne sont pas connues ou mal, cela contribue encore plus à l’éloignement du citoyen et de l’élu, cela alimente le discours « tous pourris, ça sert à rien de voter ». Ne nous laissons pas aller au désintérêt de la chose publique parce qu’ils feront ce qu’ils voudront. »

La nécessité de mobilisations citoyennes

Conseiller municipal à Limoux (France Insoumise donc minoritaire), Jean-Didier Carré est aussi élu à la Communauté de communes du Limouxin. Il dit avoir beaucoup de mal à faire entendre ses propositions. Au conseil municipal, dit-il, « il n’y a pas de débat ». Il ne cherche pas imposer ses positions, mais à « pouvoir discuter, que l’on pose les enjeux, les faits, les coûts, pour voir quelle est la meilleure solution. »

Il a plusieurs conflits avec la majorité du conseil municipal, la plupart pour non communication de documents, qu’il essaie de résoudre en s’adressant à la CADA (Commission pour l’accès aux documents administratifs).

Quant à la Communauté de communes il n’y siège plus « parce qu’il n’y a aucun débat ».

Pour ce qui est de la gestion de l’eau à Limoux, il déplore l’attribution d’une délégation de service public à Veolia pour 7 ans. Il pense qu’il faut se mobiliser, avant les prochaines élections municipales, pour un retour en régie publique.

Pour Gilbert Dargegen (association « Avenir d’Alet »), « si le maire de Limoux s’est empressé de signer avec Veolia pour 7 ans pour l’eau (et avec le Sivu pour l’assainissement), c’est pour pouvoir dire, à la Communauté de communes : Limoux a la solution. » Ce sera ainsi plus facile à Veolia d’obtenir la DSP pour tout le Limouxin.

Jean-Didier Carré, par ailleurs, est favorable au regroupement des élus souhaitant être force de proposition au sein de la Communauté de communes.

La situation est quelque peu différente à la Communauté de communes des Pyrénées audoises, comme l’explique Yves Aniort, maire de Granes.

« Pour la sphère de compétence de l’eau », dit-il, « il n’y a pas de fatalité en 2020. Il y a des possibilités, si vous avez la minorité de blocage, de s’opposer au transfert de compétences jusqu’à l’échéance 2026. Or, avant il y aura eu des élections. Dans la Haute Vallée (de l’Aude), ce n’est pas perdu d’avance, c’est une question de dynamique, les socialistes sont obligés d’en tenir compte. »

Il explique sa position par rapport à la gestion de l’eau : « Si je défends la gestion communale de l’eau, c’est tout simplement parce que c’est la plus efficace ». Moutsie souffle : « et la moins chère ». « Il faut réfléchir pourquoi », poursuit Yves Aniort : « Veolia, dans la délégation de service public, a une mission de service public, mais ça ne suffit pas ; la différence, avec la gestion communale c’est que celle-ci est aussi une entreprise, que nous faisons tourner, mais sans actionnaires. »

« Et ce n’est pas parce que l’eau n’est pas chère chez nous (2 €/m³) qu’elle n’est pas de qualité : nous avons mis en place les UV, on enlève le chlore, nous sommes à la pointe ; à Quillan, où l’eau est à 4,50 €/m³ avec Suez (ex- Lyonnaise des Eaux), ils n’ont pas les UV, ça n’intéresse pas Suez, c’est un gros investissement. Ils ne regardent que le rapport investissement/bénéfice, comme ça on ne peut pas faire de l’environnemental. »

De surcroît, dans une interaction avec la salle, Yves Aniort pose une question pratique clé : « Combien de citoyen.ne.s dans nos communes savent où se trouvent les sources et les captages ? Qui connaît les détails de la cartographie de l’infrastructure complexe (et souvent vétuste) des tuyaux d’approvisionnement sur le terrain? Sur le terrain, il n’y a que nous, les maires, nos adjoints, quelques citoyen.ne.s. C’est du travail bénévole mais essentiel à la gestion communale en régie, puisque les agents des entreprises privées ne prennent pas – ou n’ont pas – le temps de repérer, réparer, entretenir… ».

Le maire de Granes estime que la réflexion sur la gestion locale doit être élargie aux énergies, avec d’autres références que le seul aspect financier.

« Il faut être attentifs sur la gestion publique », dit Gilbert Dargegen. « C’est bien à condition qu’il y ait de la transparence, ce qui n’est pas le cas par exemple dans un syndicat de l’Ariège qui a un fonctionnement totalement opaque et des prix très élevés. »

Il propose d’aller vers les régies à autonomie financière et à personnalité morale, pour lesquelles la loi prévoit jusqu’à 42 % de représentants des usagers au conseil d’administration.

Pascal Pavie, quant à lui, estime nécessaire de réformer l’échelon communal dans le sens d’une plus grande démocratie. Il fait remarquer que la loi actuelle donne beaucoup de pouvoirs au maire, très peu aux conseillers municipaux : « On est dans une démocratie délégataire où l’élu a très peu de comptes à rendre. On n’est pas allés assez loin en termes de démocratie locale. Mais la démocratie participative est possible, même si la loi ne la favorise pas. »

A l’issue du débat émergent quelques propositions pour l’avenir immédiat. En particulier se regrouper et créer une dynamique dans la perspective des prochaines élections municipales (en mai 2020) ; en allant éventuellement jusqu’à s’engager directement dans ces élections, ou en tout cas en intervenant auprès des candidats aux élections.

Mais déjà en intervenant auprès des conseils municipaux en place (c’était l’esprit d’une réunion de citoyens prévue le 14/11 à Granes, avec les élu.e.s, pour co-construire des propositions sur le territoire en matière d’environnement, de santé, de service public).

Clothilde de Ravignan, dans sa conclusion, résume l’état d’esprit de cette soirée des Rencontres : « On sent qu’il y a une conscience, une énergie ; on sait très bien qu’il ne suffit pas de dire, qu’il faut faire et s’impliquer. Cela peut se faire de plusieurs façons : préparer les élections municipales dans le sens d’une démocratie participative ; nous pouvons assister aux conseils municipaux, interroger les maires, il n’y a pas une commune où nous ne puissions rien faire ; nous avons besoin de nous soutenir les uns les autres, de communiquer, avec des lieux d’échanges, des moments de rencontre. Ce que nous faisons est tout à fait important, et nous pouvons y croire parce que nous avons cette énergie. »

Rencontres François de Ravignan, du 9 au 11 novembre 2018

Le pouvoir local nous échappe, on s’en fout ?

Suite aux inondations, les deux journées à Greffeil ont été annulées. Mais la soirée à Limoux était maintenue !

D’ordinaire, les Rencontres des Ami-e-s de François de Ravignan se déroulent sur un week-end, mais cette année, en partie du fait des inondations et de la mobilisation qu’elles engendrent, nous avons décidé de les réduire à la première soirée, qui a été dense néanmoins !

Vendredi 9 novembre, 18h, salle Louis Costes à Limoux (Aude)

Introduction aux Rencontres : Les Amis de François de Ravignan prolongent les réflexions abordées ces dernières années, en approfondissant l’importance de constituer des forces politiques locales regroupant le monde des alternatives et les milieux militants classiques (partis, syndicats, mouvements de jeunesse…). Il nous semble par ailleurs que les communes, constituant un des derniers lieux d’exercice direct du pouvoir citoyen, doivent absolument être investies et protégées. Et cela alors même que le pouvoir central cherche à les vider progressivement de leur substance et de leur pouvoir, notamment au travers de la loi Notre. Nous aborderons ces problématiques à travers la question concrète de la gestion municipale des services publics, et particulièrement de l’eau.

18h30: Conférence gesticulée, « Méfiez-vous de l’eau qui dort. Les dessous du robinet » par Aurel

Quasiment tous les foyers français sont alimentés par un service public et une eau du robinet conforme aux normes sanitaires, le droit d’accéder à l’eau potable dans des conditions économiquement acceptables par tous est inscrit dans la loi … Tous égaux alors ! C’est ça la justice sociale ! Hum oui… ou pas…

Parce que quand même, les ressources en eau sont de plus en plus contaminées, le prix de l’eau n’arrête pas d’augmenter, de plus en plus de personnes ne peuvent plus payer leur facture …

Entre sociologie et récits de vie, de nombreux enjeux de notre société se révèlent dans un verre d’eau.

20h-21h : Repas et chants de La Chorale Militante

21h: Témoignages-débat: Des élu-e-s, notamment de Fa, Lespinassière, Limoux et Luc-sur-Aude, parleront de leurs luttes communales contre les conséquences de la loi Notre, notamment autour du maintien de la gestion communale du service d’eau potable.

L’étau se resserrant, faut-il commencer à envisager des actions intercommunales concertées de désobéissance civile, pour préserver notre pouvoir de modeler notre vie quotidienne politique et collective, en accord avec nos valeurs ? A un an et demi des municipales, il nous semble en tout cas primordial d’interroger les évolutions du pouvoir au sein de ces communes auxquelles nous sommes si attachés…

Synthèse des ateliers

ATELIERS

Ci-dessous la synthèse du travail des quatre ateliers.

. Est-ce l’argent qu’il faut partager ?

. Partage des savoirs : cesser d’être consommateur pour faire soi-même.

. Partager le logement : un projet de coopérative de logement.

. La Belle Aude : partager le travail.

« Est-ce l’argent qu’il faut partager ? »

Où il est question de marchandisation de la monnaie, de monnaies locales et de se passer de monnaie, ou pas.

Jean-Marc a d’abord présenté le Souriant, monnaie locale en construction dans la Haute-Vallée de l’Aude. Elle a pour but, dit-il, d’échapper à la spéculation, de participer à la dynamisation de l’économie locale, de générer des prêts solidaires par la Nef (pour chaque Souriant créé, un Euro est déposé sur un compte).

L’argent des banques est utilisé au mépris de l’avis et de l’intérêt des citoyens ; il favorise les milieux financiers, y compris jusqu’au recours aux paradis fiscaux, les investissements dans les énergies fossiles… En utilisant les monnaies locales c’est un peu de notre argent qui échappe à cette logique.

Toutefois, les monnaies locales ont leurs limites : « On attribue, à l’argent la capacité à générer des réformes sociales mais la monnaie locale ne peut avoir aucun effet sur le partage des moyens de production. »

Pour Michel Merlet, les monnaies locales ne remettent pas en cause la capacité des banques à générer une quantité gigantesque de monnaie pour prêter à la finance.

Baptiste Mylondo propose une distinction entre « argent » et « monnaie » : La marchandisation de la monnaie fait qu’elle est devenue argent, source d’exclusion. Il faut conserver la monnaie support de lien social.

La monnaie locale, dit René, est un vecteur d’éducation populaire ; il manque une éducation économique dans notre société. Mais le problème de la monnaie locale c’est qu’elle ne permet pas de couper le lien avec le monde global : si je me fais payer du bois de chauffage, le travail est réellement en monnaie locale mais pas le camion, la tronçonneuse, l’essence, qui restent dans le circuit de l’euro.

Christian note qu’il y a « beaucoup de gens qui vivent sans argent. » Ce qu’il faut, dit-il, c’est « sortir de la marchandise, donc cesser de l’utiliser. »

Partage des savoirs : cesser d’être consommateur pour faire soi-même

L’exemple de La Répartie montre la difficulté à se défaire de la mentalité de consommateur. Faire soi-même, c’est s’autonomiser, y compris par rapport à l’argent. On a parlé aussi de gratuité, de don de son temps.

Nelly et Tonio ont présenté l’expérience toute neuve de La Répartie, association de la Haute-Vallée de l’Aude, qui vise à mettre en commun un atelier, des matériaux de construction récupérés, des machines. Mais aussi à apprendre à s’en servir, à apporter chacun son expérience et en fin de comptes permettre à chacun de se rendre autonome, pour se détacher du système consumériste en faisant soi-même.

A noter une expérience un peu similaire à Ladern-sur-Lauquet où un collectif a investi dans du matériel de bricolage que chacun peut louer, avec aussi un partage des savoirs.

La Répartie se veut aussi un réseau dont chaque membre peut être formateur. Tonio constate : « Nous avons eu quelque 300 contacts ; presque tous sont demandeurs, consommateurs. » Alors que la démarche est plutôt de devenir autonomes par rapport à l’argent, de faire soi-même ce dont on a besoin plutôt que de travailler à gagner de l’argent pour s’acheter des choses.

Christian note qu’il y a « un formatage à la dépendance ». « En termes d’alimentation et de santé », dit Moutsie, « on nous a dépossédés de notre savoir, nous avons perdu confiance en nous. » « Il y a une dévalorisation des savoirs traditionnels », ajoute Christian.

Pour Pascal, « le savoir est devenu un bien marchand, avec par exemple des formations à 2 000 € la journée. »

Une autre partie du débat s’est portée sur la gratuité. Moutsie cite l’expérience des stages qu’elle propose avec L’Ortie : « Jusqu’à quel point je partage et jusqu’à quel point je mets un prix, sachant que c’est mon gagne-pain ? Au-delà du paiement d’une prestation, il y a don et échange sur le suivi. Il faut trouver l’équilibre entre les deux. »

Une autre intervenante évoque la notion de temps : « Pour partager il faut avoir du temps ou s’en donner ».

Partager le logement : un projet de coopérative de logement

Baptiste Mylondo a présenté son projet de coopérative immobilière qui vise à sortir le logement du marché. L’investissement en commun permettra d’agrandir progressivement un parc de logements coopératifs.

« Le logement devrait faire partie des biens communs », estime Baptiste Mylondo1. Au contraire, la réalité c’est que le logement est un secteur d’exclusion à cause de la propriété immobilière lucrative qui permet à celui qui dispose de capital immobilier de tirer un revenu aux dépens du locataire.

L’idée de coopérative immobilière que Baptiste Mylondo propose à Lyon a pour but de sortir le logement de la spéculation, de favoriser un accès de tous à un habitat digne et de répondre à l’envie d’un habitat plus collectif, plus écologique, plus participatif.

Les coopératives d’habitants s’appuient sur la loi Alur. Le principe est de regrouper des investisseurs (ayant plus ou moins de moyens), qui deviennent propriétaires de parts sociales de la coopérative, qui peuvent aussi en être locataires. L’objectif est de regrouper 50 à 200 coopérateurs habitant une même ville, par exemple, mais pas forcément le même bâtiment ou le même quartier. L’achat des logements peut se faire à crédit, si besoin. L’important est que l’achat est réalisé une seule fois et que la participation de chacun sert à agrandir la coopérative. Et même, la constitution d’un capital par la coopérative permet à celle-ci d’emprunter pour acheter d’autres logements.

Le coopérateur, pour sa part, est propriétaire de parts sociales (qui peuvent être cédées selon certaines conditions), mais pas du logement. Il est locataire de son logement dont il verse le loyer à la coopérative.

La dynamique vertueuse mise en place permet à terme d’accueillir de plus en plus de personnes, y compris avec peu de revenus. La mutualisation des biens permet d’abaisser les loyers dont la finalité, à terme, est surtout de couvrir les charges d’entretien.

On peut aussi envisager de fédérer plusieurs coopératives de ce type pour agrandir le système plus vite.

Baptiste Mylondo a tenu six conférences sur ce thème dans son quartier lyonnais. Il a enregistré 200 personnes intéressées par le montage d’un projet. Ce sont en majorité des personnes à faible revenu d’un quartier populaire. La faible capacité d’investissement demandera plus de temps mais n’est pas un obstacle majeur.

Myriam, qui milite depuis des années au DAL (Droit Au Logement), est intervenue, au moment du débat, pour noter que l’on compte 10 000 logements vacants à Bordeaux, par exemple. La pénurie de logements dans cette ville est renforcée par la « gentrification » (embourgeoisement) du centre-ville et la pression touristique. Dans cette mégapole comme dans d’autres, la loi de l’argent s’impose contre celle de l’accès au logement.

Voir aussi Habicoop

La Belle Aude : partager le travail

Les Scop, en principe, privilégient non pas le profit mais l’autogestion et l’éthique.

L’Atelier « Partager le travail » a tourné autour de l’expérience de la Scop « La Fabrique du Sud » (Carcassonne), plus connue sous sa marque commerciale de crèmes glacées La Belle Aude. Alors que les actionnaires avaient décidé de fermer cet établissement, les salariés ont décidé de créer leur propre entreprise, sous forme de Scop. Ils perpétuent la marque tout en ayant choisi une orientation nouvelle : il ne s’agit plus de privilégier le profit mais de décider ensemble, d’être bien au travail et de « donneur de la valeur au produit ».

« Les coopératives sont très peu valorisées en France », regrette Christophe Barbier, le président de La Fabrique du Sud. « Elles sont pourtant une solution pour créer et pérenniser l’emploi. »

Dans la Scop, le pouvoir n’est plus lié au capital mais au principe « un homme une voix ». Dans la mesure où l’on décide ensemble, il est important de communiquer beaucoup et d’apporter de l’attention à la résolution des conflits de personnes. « Il ne suffit pas d’avoir des résultats économiques, il faut garder l’unité entre nous. »

Les écarts de salaires à La Fabrique du Sud vont de 1 à 1,5 (de 1 350 à 1 950 €), de 1 à 2,1 si l’on inclut le cadre commercial, payé 2 850 € (condition sine qua non pour en trouver un sur le marché du travail).

Sur le plan économique, la Scop a changé de stratégie. Les glaces La Belle Aude étaient vouées à fournir les marques nationales et les marques de distributeurs (grande distribution). La Scop a cherché plutôt à valoriser les richesses de proximité : ainsi, elle s’approvisionne en fruits (abricots, poires, pêches) auprès d’un producteur de Sallèles-d’Aude. Pour le lait, elle n’a pas encore trouvé de fournisseur local ; des contacts sont pris du côté du Tarn. Alors que la plupart des fabricants de crème glacée travaillent avec de la poudre de lait, La Belle Aude utilise du lait (de vache) entier, qui a une plus grande valeur nutritive et gustative.

Pour la vanille, la Scop se fournit en vanille malgache de qualité (à maturation optimale). Elle traite sans intermédiaire avec une société familiale qui fait travailler un village et dont une partie des bénéfices a été dédiée à la construction d’une école.

Une réflexion est en cours sur la façon de se diversifier, peut-être en ouvrant des boutiques franchisées, ou en travaillant des produits pour la restauration.

La discussion en vient sur le Réseau coopératif travail autogestion (Recota), qui défend une vision puriste des Scop face à l’Union régionale des Scop. « L’Union régionale », explique Christophe, « tend à banaliser les Scop en les incitant à faire de l’argent ; on voudrait qu’elle parle aussi d’autogestion, d’éthique. »

Des livres sur la coopération :

. Christophe Dejours, Travail vivant (2009), Tome I Sexualité et travail, Tome II Travail et émancipation.

. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne (1958).

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1 Baptiste Mylondo, enseignant en philosophie économique à l’Institut d’Études Politiques de Lyon (théorie de la justice appliquée à l’économie et critique de la croissance), est intervenu lors de ces Rencontres 2017 sur le revenu inconditionnel. LIEN

Baptiste Mylondo. Le revenu inconditionnel : aumône ou reconnaissance de la contribution de chacun ?

Baptiste Mylondo, enseignant en philosophie économique à l’Institut d’Études Politiques de Lyon (théorie de la justice appliquée à l’économie et critique de la croissance), est intervenu lors de ces Rencontres 2017 sur le revenu inconditionnel, ses origines théoriques et son actualité.

Le revenu inconditionnel, explique Baptiste Mylondo, se situe dans le cadre d’une critique de la société de consommation qui est aussi une société de surproduction. Le fait que ce sujet ait été abordé lors de la dernière campagne des élections présidentielles (sous l’appellation « revenu de base » ou « revenu universel ») « a introduit beaucoup de confusion ».

Dans leur livre « Inconditionnel. Anthologie du revenu universel », Éditions du Détour, février 2018, Michel Lepesant et Baptiste Mylondo étudient les diverses approches du revenu inconditionnel à travers les époques. Ils définissent l’apparition de cette notion en trois temps : le temps de l’intuition (celle des utopistes) ; le temps de la réflexion (fondements et justification) ; le temps de l’élargissement de la réflexion (avec une vision plus globale des implications sociétales du revenu universel).

Vient d’abord l’idée que, dans une société idéale, il n’y a pas de place pour la misère (sinon, on doit dire à qui on la réserve). Pour Charles Fourier, il faut que le travail soit assez plaisant pour que tout le monde s’y livre volontiers et pour que l’on produise suffisamment pour tous. Pierre Kropotkine considère que l’abondance de biens donne les moyens d’assurer à tous le droit à l’aisance.

Mais cette vision se heurte à des freins : d’une part, notre réticence au partage ; pour certains, il faut augmenter le gâteau à partager pour que chacun puisse en avoir au moins une petite part, mais il n’est pas question de partager équitablement. D’autre part, on peut déduire un rapport malsain au travail des paroles bibliques « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », si on en retire l’idée revenant à dire « Si tu ne travailles pas tu n’auras droit à rien. »

Pour lever ces freins, plusieurs philosophes se sont attachés à proposer des justifications. Elles s’appuient sur le droit à la vie, le droit à la liberté et le droit de tous à une part de la richesse commune.

Affirmer le droit à la vie c’est dire que personne ne doit mourir de faim (Juan Luis Vives) ou que tout individu a droit à un niveau de vie décent (Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, 1948).

Le droit à la liberté s’illustre, chez Milton Friedman (option libertarienne de droite »), par l’affirmation qu’il faut garantir un revenu à tous donnant aux pauvres une chance de ne plus le rester : il ne s’agit pas d’un revenu suffisant aux besoins de chacun mais d’un coup de pouce qui doit surtout ne pas entraver le bon fonctionnement du marché et même l’améliorer en solvabilisant une offre de travail faiblement productive. C’est un idéal de charité privée.

Mais comme dans la ville moderne il n’y a plus un lien suffisant entre les gens pour que les riches ressentent un devoir de générosité, on demande à l’État de prendre le relais (John Rawls, option libertarienne de gauche). Pour Philippe Van Parijs, l’État doit être neutre vis-à-vis des différentes conceptions de la vie bonne et chaque membre de la société doit avoir la possibilité de concrétiser sa propre conception de la vie bonne ; l’État doit donc lui garantir un revenu pour concrétiser cela.

Quant au droit de tous à une part sur la richesse commune, il s’appuie sur deux façons de poser la question de l’origine de la valeur : celle s’appuyant sur l’héritage commun et celle s’appuyant sur la production commune.

Pour ce qui est de l’héritage commun, les libertariens de gauche, avec John Locke, disent que la Terre nous a été donnée en propriété commune et que nous avons tous le droit de piocher dans ses fruits à condition d’en laisser en quantité équivalente à chacun des autres. Pour Thomas Paine, quiconque exploite des ressources naturelles doit verser une rente à tous les co-propriétaires de ces ressources ; il justifie ainsi le versement d’une dotation à tout jeune majeur et d’une retraite dès 50 ans. Il va plus loin en affirmant que toute production est nécessairement collective, qu’elle a nécessairement une origine sociale, donc que chacun doit en avoir sa part.

On passe donc, selon les familles de pensée, d’un devoir d’assistance, de solidarité, à une justice distributive (correspondant à un dû) puis contributive (avec la reconnaissance de la contribution de tous). Cette façon de voir peut être utilisée pour dire « Si tu ne travailles pas, tu n’auras droit à rien », ou bien pour reconnaître la contribution de tous et donc pouvoir défendre un revenu sans condition ni contrepartie.

Un contexte plus large

Pour notre part, disent Baptiste Mylondo et Michel Lepesant, nous défendons un revenu vraiment inconditionnel et suffisant pour échapper à la pauvreté, à l’exclusion, à l’exploitation. Il pourrait être voisin du seuil de pauvreté, soit en France 60 % du revenu médian, ce qui donnerait environ 1 000 € par mois. Cela dans un contexte de revenus limités à un écart de 1 à 4.

Ils parlent de revenu plancher (suffisamment pour accéder aux biens et services essentiels pour participer à la vie en société et pour s’affranchir de l’impératif de l’emploi) et de plafond économique (qu’il y en ait assez pour tous), écologique (qu’il n’y ait pas de surexploitation des ressources naturelles) et politique (Selon la formule de Rousseau, personne ne doit être assez riche pour en acheter un autre ni assez pauvre pour être obligé de se vendre).

Antonella Corsani apporte une perspective féministe en faisant parler Virginia Woolf qui explique que pour être écrivaine elle a eu besoin d’une rente et d’une chambre à elle pour s’isoler.

« Nous ne défendons pas que le revenu inconditionnel », ajoutent Baptiste Mylondo et Michel Lepesant. « Nous l’inscrivons dans un programme politique plus large qui permette de traiter l’ensemble des questions de justice qui se posent à la société. »

Au cours du débat Baptiste Mylondo aborde la notion de « panier de revenus » : l’important, pour lui, est que chacun puisse avoir accès à un panier équivalent pouvant être composé de différentes rémunérations économiques, sociales et/ou symboliques (le statut social, le prestige…) : « Nous avons tous des aspirations différentes, chacun doit pouvoir composer son panier comme il l’entend. »

Michel Merlet, pour sa part, estime que la façon d’aborder le revenu inconditionnel « est une régression cognitive phénoménale dans l’histoire de l’Humanité : la richesse dans notre société vient de l’exploitation des autres et de l’exploitation des ressources naturelles, qui n’ont pas été produites par du travail humain. Marx n’a pas bien traité la question des ressources naturelles, mais concernant le travail il a expliqué que l’essence du capitalisme c’est de faire travailler les gens et quand ils produisent 100, d’utiliser 25 pour payer les outils et les consommations intermédiaires (dont l’énergie fossile), 25 pour que l’ouvrier puisse se reproduire et de s’approprier les 50 restants. Quant au discours selon lequel il n’y a plus de travail il est faux : il n’y a jamais eu autant de travailleurs dans le monde qu’aujourd’hui, mais on ne les voit pas, ils sont en Inde, en Chine… Nous, on ne produit plus rien mais on a quand même un niveau de vie qui continue à croître parce qu’on les paie de moins en moins et que l’on utilise des ressources non renouvelables. C’est très dangereux d’éliminer ces deux fondamentaux sur l’origine de la richesse en considérant que toute « activité », quelle qu’elle soit, est utile à la société, et de ce fait donne « droit » à un revenu inconditionnel. »

Baptiste Mylondo en vient à l’optique de Zbigniew Brzezinski, conseiller de Jimmy Carter, qui disait que l’on se dirige vers une société des 2/10emes, où 20 % de la population suffit pour produire les besoins de tout le monde ; pour éviter que les 80 % restants se révoltent il faut leur verser un revenu. « Nous défendons le Revenu inconditionnel pas du tout dans cette optique : nous traitons l’origine de la valeur, à aucun moment on ne peut dire qu’elle naît du seul salariat, il y a les ressources naturelles mais aussi, sur le plan de l’activité humaine, tout le monde produit, contribue à l’enrichissement collectif, tout le monde a donc droit à une part de la production collective. »

« Et le Revenu inconditionnel doit s’inscrire dans un dispositif politique plus large garantissant l’accès aux services essentiels. Cela avec trois parts : en euros, en monnaies locales et sous forme de gratuité, tout en évitant les risques de la gratuité qui sont le gaspillage, le flicage et le fléchage. Si on veut limiter le gaspillage, il faut encadrer l’usage, en évitant le flicage (que connaissent les bénéficiaires du RSA) et le fléchage (aujourd’hui, on attribue de bons de la CAF qui permettent de faire les courses en grande surface, pas en Amap). »

Un participant au débat note que le Revenu inconditionnel « permettrait à des tas de gens de se tirer de boulots complètement nuisibles. »

Pour un autre, il vaudrait mieux plutôt partager le temps de travail : « en donnant une somme à quelqu’un pour ne pas travailler tu lui enlèves sa dignité. »

Les programmes de nos rencontres

(De la première rencontre, en 2012, à la dernière en date, en 2019).

Rencontres 2012

Les 23 et 24 juin 2012 au Domaine de Castillou (Luc-sur-Aude).

Samedi :

– Ensemble de musique médiévale Odysseus : « Le Sentier des Cantigas ».

– Film « Les mandarines et les olives ne tombent pas du ciel », en présence de la réalisatrice Silvia Pérez Vitoria.

Dimanche :

– Lecture du paysage avec Jean-Pierre Sany et Bernadette Lizet.

– François l’universel évoqué par quelques amis d’ailleurs (Maroc, Inde…) et par Clothilde, Habib, Pascal, Bernadette, Jean Louis…

– Conférence : “Agriculture sans faim ou fin de l’agriculture ?”

Rencontres 2013

« Des exclusions aux alternatives en milieu rural ». Les 21, 22 et 23 juin à Camps-sur-l’Agly.

Vendredi :

– Repérage des différentes exclusions : David Ferrasse, combattant de l’installation ; Patrick Herman, Les nouveaux esclaves du capitalisme : les ouvriers agricoles. ; Anne Laurent, Pays Corbières-Minervois ; Huguette Dubois, économie en milieu rural.

– Stéphane Linou, relocalisation/exclusion – Locavore.

Samedi :

– Interventions et discussions autour du livre de François de Ravignan « L’avenir d’un désert », Pascal Pavie (Confédération Paysanne) et un représentant de l’Adear ; Raoul-Marc Jennar et acteurs locaux sur l’exemple de l’Aude.

– Les alternatives, présentation générale .

– Interventions de Jacques Prades, auteur de « L’utopie réaliste » ; Emmaüs Lescar-Pau , une ferme alternative lieu de solidarité ; Daniel Cerezuelle (sciences sociales) ; Nick Bells et Martina, de Longo Maï (occupation de terre à Somonte, Andalousie) ; Silvia Pérez Vitoria (Via Campesina).

– Projection du dernier film de François Verlet.

Dimanche :

– Discussions, témoignages avec Richard Le Masson (Accueil Paysan) et Fred Tédesco (Adear) .

– Clôture et conclusion des rencontres.

Rencontres 2014

« La relocalisation, quelle nécessité et comment recentrer l’activité dans les campagnes ? » Les 21, 22 et 23 novembre au Lycée Charlemagne (Carcassonne) et à Greffeil.

Vendredi (au Lycée Charlemagne) : « Vers une agriculture de proximité ».

– Ateliers participatifs :

  • Les filières de production au niveau régional, comment combler le déficit ? (avec Pascal Pavie, viticulteur et apiculteur dans l’Aude, et Moutsie, de l’Association L’Ortie) .
  • L’expérience « locavore », quelles leçons à tirer ? (avec Stéphane Linou, conseiller général, et Jean-Claude Pons, maire de Luc-sur-Aude.).
  • Une distribution de proximité, le rôle du réseau Biocoop (avec Cécile Rousseau, agricultrice et co-gérante de Pays’en Bio à Castelnaudary, Alistair Smith, co-président de l’Association Coop Bio Floréal à Limoux, et Julie, de Nature et Progrès 11).
  • Les soutiens à la production locale (avec Vincent Villacampa, de la Chambre d’Agriculture, et Daniel Palop, de l’association Plein champs, de Couiza).

– Séance plénière, restitution des ateliers et débat sur les perspectives.

– Réunion publique : L’étude de Nature et Progrès Tarn sur l’autonomie alimentaire dans le Tarn, par Émile Guiral ; Présentation du plan Afterrre 2050, par Madeleine Charru, scénario de Solagro et sa dimension de relocalisation.

Samedi à Greffeil :

– Fidélité à un état d’esprit et nécessaires innovations, par Clothilde de Ravignan.

– Thème : VISIONS DE LA RELOCALISATION :

  • Christian Roqueirol, Confédération Paysanne, État des lieux planétaire et souveraineté alimentaire.
  • Gérard Poujade, maire du Séquestre (Tarn) et conseiller régional, Relocalisation de l’agriculture, de l’Énergie et de la Monnaie.

– Thème : EXPERIENCES PRATIQUES EN COURS  :

  • Habitat écologique, Alain Marcom.
  • Monnaies complémentaires en Ariège, Claude Fressonnet.
  • Filière laine, état des lieux avec Ardelaine et Longo Maï.
  • Filière bois-énergie, Christian Sunt.

– ATELIERS, Les savoirs à partager et ceux qui nous manquent pour avancer vers la relocalisation : Habitat écologique ; Filière laine  ; Monnaies complémentaires ; Bois-énergie .

Dimanche :

– Thème : STRATEGIES CITOYENNES ET POLITIQUES

  • Le danger du traité de libre échange, le Tafta, Agnès Bertrand .
  • La Chambre d’agriculture alternative du Pays Basque français (Euskal Herriko Laborantza Ganbara), Michel Berrocohirigoyen.
  • La Coopérative Intégrale de Toulouse, issue de l’expérience de la Coopérative Intégrale Catalane.

– Débat conclusif : Quelles démarches et stratégies citoyennes et politiques à construire pour accélérer la relocalisation ? Avec Jean-Claude Pons, maire de Luc-sur-Aude.

Rencontres 2015

« Courants alternatifs pour une crise multiple ». Les 20, 21 et 22 novembre 2015 au Lycée Charlemagne (Carcassonne) et à Greffeil.

Vendredi, au Lycée Charlemagne :

– Jean-Claude Pons. Les agricultures en pays arides et la gestion de l’eau (à l’intention des lycéens de cet établissement).

– Réunion publique, « L’impasse de la croissance « .

A partir d’extraits du film “Sacrée croissance”, de Marie-Monique Robin , conférence-débat par Pablo Servigne , auteur de “Nourrir l’Europe en temps de crise” et “Tout peut s’effondrer” , suivi d’un débat.

Samedi, à Greffeil :

– « Les énergies : courants alternatifs »

  • Présentation du scénario ‘Négawatt’ et débat participatif avec le représentant d’Enercoop Languedoc-Roussillon .
  • Confection en plénière d’un scénario de projet territorial énergétique, avec la participation des acteurs locaux et de personnes ressources (Xavier Phan, des représentants d’Enercoop LR, Energie Partagée, le projet solaire citoyen de Luc-sur-Aude).

– « Résilience et travailler autrement « 

  • Agriculture et résilience, par Pablo Servigne.
  • Balade découverte des plantes sauvages comestibles avec Moutsie.
  • Travailler autrement, présentation par Michel Lulek d’Ambiance Bois, entreprise limousine autogérée, et de son inscription dans son contexte local associatif, institutionnel et politique.

Dimanche, « Alternatives citoyennes et politiques  » :

– La mobilisation citoyenne en Europe face au traité de libre échange Tafta/TTIP, par Agnès Bertrand .

– Quel sens politique donnons-nous aux alternatives citoyennes ?

– Présentation du REPAS (Réseau d’Échanges et de Pratiques Alternatives et Solidaires) et des considérations de ses membres sur ce point, par Michel Lulek .

– Réflexions générales sur la dimension politique des alternatives par Michaël Dif.

– Débat conclusif en plénière: Quelles stratégies citoyennes et politiques à construire pour préparer l’avenir ?

Rencontres 2016

« Relier les courants alternatifs pour une puissance continue ». Les 10, 11, 132 et 13 novembre à Serres et Greffeil.

Jeudi à La Claranda (Serres), dans le cadre des « Conviviales ».

– Débat autour de la question « Pourquoi relier les alternatives ?« 

– Créons ensemble une carte des initiatives alternatives dans l’Aude.

Vendredi à Greffeil : « Les rapports entre les alternatives elles-mêmes« .

– Compte-rendu du débat de la veille suivi d’un débat mouvant « Relier les alternatives doit-il forcément avoir une finalité politique ? ».

– Michaël Dif : «Des forces éclatées à la puissance des réseaux ».

– Ballade botanique comestibles.

– Vincent Jannot, le réseau RELIER (Réseau d’Expérimentation et de Liaison des Initiatives en Espace Rural).

– Ateliers sur la base des questions suivantes et d’autres éventuelles ayant émergé des discussions précédentes : En s’appuyant par exemple sur notre carte des alternatives, nous réfléchirons à ce qui peut faire lien entre elles, de façon transversale ; Comment agir ensemble quand on a des centres d’intérêt différents ?

– Restitution en plénière du travail en groupes.

– Projection de « L’An 01 », de Jacques Doillon, Alain Resnais et Jean Rouch.

Samedi, « Les rapports des alternatives aux Institutions« .

– Intervention filmée de Miguel Benasayag sur « Comment expliquer la non-émergence d’un mouvement populaire et politique en France, alors que les créations alternatives foisonnent ?« 

Fernand Karagiannis, conseiller municipal de Saillans, l’expérience de démocratie participative dans cette commune.

Bernard Ginisty (membre fondateur d’Attac) et Guy Roustang (directeur de recherche honoraire au CNRS) : « Repenser le rôle des institutions pour que les alternatives puissent jouer le leur.« 

Dimanche :

Clothilde de Ravignan : l’amicalité, en référence à la pensée de François de Ravignan.

– Hannes Lämmler, de la communauté Longo Maï, la gestion des rapports humains dans les projets collectifs.

– Helen Duceau, les outils du faire-ensemble, « Forum Ouvert » et « Lieux ouverts » (ou « tiers-lieux »), ou comment faciliter les rapports humains et relier les alternatives durablement.

– Bilan et propositions pour la suite des rencontres.

Rencontres 2017

Partager ? Enfin partager… Les 10, 11 et 12 novembre à Luc-sur-Aude et Greffeil.

Vendredi. « Partage du pouvoir et démocratie » :

– Introduction de Greg pour une animation sur François.

– Myriam, artiviste. La France est-elle en démocratie ?

– Concert de Morice Bénin.

Samedi :

– Pascal Pavie, Le Partage vu par François de Ravignan.

– Le partage de la terre et des biens communs, Michel Merlet, AGTER.

– Le partage de l’argent, Baptiste Mylondo.

Ateliers :

  • Le partage du pouvoir (dans l’entreprise) : l’expérience de La Belle Aude (ex-Pilpa).
  • Le partage des savoirs : par la Répartie (asso échange partage écologique).
  • Le partage du logement : projet de la Coopérative immobilière, B. Mylondo.
  • Est-ce l’argent qu’il faut partager ? : Christian Sunt et deux représentants de la Souriante, monnaie locale de la Haute Vallée de l’Aude.

Dimanche :

Court-métrage sur François de Ravignan.

– Le partage du temps, par Clothilde de Ravignan.

– Cercle de bilan des rencontres.

Rencontres 2018

« Le pouvoir local nous échappe, on s’en fout ? », le 9 novembre, 18h, salle Louis Costes à Limoux

Introduction aux Rencontres : Les Amis de François de Ravignan prolongent les réflexions abordées ces dernières années, en approfondissant l’importance de constituer des forces politiques locales regroupant le monde des alternatives et les milieux militants classiques (partis, syndicats, mouvements de jeunesse…). Il nous semble par ailleurs que les communes, constituant un des derniers lieux d’exercice direct du pouvoir citoyen, doivent absolument être investies et protégées. Et cela alors même que le pouvoir central cherche à les vider progressivement de leur substance et de leur pouvoir, notamment au travers de la loi Notre. Nous aborderons ces problématiques à travers la question concrète de la gestion municipale des services publics, et particulièrement de l’eau.

18h30 : Conférence gesticulée, « Méfiez-vous de l’eau qui dort. Les dessous du robinet » par Aurel

Quasiment tous les foyers français sont alimentés par un service public et une eau du robinet conforme aux normes sanitaires, le droit d’accéder à l’eau potable dans des conditions économiquement acceptables par tous est inscrit dans la loi … Tous égaux alors ! C’est ça la justice sociale ! Hum oui… ou pas…

Parce que quand même, les ressources en eau sont de plus en plus contaminées, le prix de l’eau n’arrête pas d’augmenter, de plus en plus de personnes ne peuvent plus payer leur facture …

Entre sociologie et récits de vie, de nombreux enjeux de notre société se révèlent dans un verre d’eau.

20h-21h : Repas et chants de La Chorale Militante

21h: Témoignages-débat: Des élu-e-s, notamment de Fa, Lespinassière, Limoux et Luc-sur-Aude, parleront de leurs luttes communales contre les conséquences de la loi Notre, notamment autour du maintien de la gestion communale du service d’eau potable.

L’étau se resserrant, faut-il commencer à envisager des actions intercommunales concertées de désobéissance civile, pour préserver notre pouvoir de modeler notre vie quotidienne politique et collective, en accord avec nos valeurs ? A un an et demi des municipales, il nous semble en tout cas primordial d’interroger les évolutions du pouvoir au sein de ces communes auxquelles nous sommes si attachés…

Rencontres 2019

De la peur individuelle au courage collectif, créer ensemble face aux dominations

Avec Pinar Selek à Alet-les-Bains dans la salle des fêtes.

jeudi 31 octobre :

dès 18h00 : accueil et rencontre des partenaires autour des stands.

à 20h30 : conférence de Pinar Selek sur la thématique principale

vendredi 1er novembre :

Une journée de débats sous forme d’ateliers ayant pour objectif de faire émerger des propositions concrètes et créatives…

  • Atelier 1 : la peur, ses multiples visages ; entraves à l’action collective ?

  • Atelier 2 : convergences des luttes : expérience des gilets jaunes

  • Atelier 3 : peur et violences d’État, exemple de la Turquie et d’ici

  • Atelier 4 : les hommes et leur peur des femmes

14h : lectures et recueil de témoignages de migrant.es

15h : restitution des ateliers

16h30 : grand débat en plénière

pour la soirée : chants militants, antimilitaristes, féministes avec les chorales révolutionnaires de la Haute vallée, Perpignan et Toulouse.
Et poursuite des échanges et rencontres..

Partage du pouvoir : quand les dés sont pipés

Pour Myriam, qui intervenait sur « Partage du pouvoir et démocratie« , plutôt que compter sur notre « démocratie représentative » si peu démocratique, il faut construire des alternatives où l’on exerce le pouvoir tous ensemble.

Myriam à la sortie du Tribunal de Bordeaux lors du procès du DAL.

Poétesse et militante du côté de Bordeaux, Myriam se définit comme « artiviste« . Ses engagements sont multiples, parmi eux l’Orchestre Poétique d’Avant-Guerre, Droit au Logement ou le Collectif Divers Gens aux dernières municipales et présidentielles (voir plus loin).

Lors de cette soirée, Myriam a d’abord posé la question : « La France est-elle un pays démocratique ?« , s’appuyant, pour y répondre, sur la définition du site Toupie.org.

La définition, la voici : « La démocratie est le régime politique dans lequel le pouvoir est détenu ou contrôlé par le peuple, sans qu’il y ait de distinctions dues à la naissance, la richesse, la compétence…« 

Selon ce dictionnaire, les principes et fondements de la démocratie sont : la souveraineté ; l’égalité ; la liberté des individus ; la règle de la majorité ; l’existence d’une « constitution » et d’une juridiction associée (le Conseil constitutionnel en France) ; la séparation des pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire) ; la consultation régulière du peuple (élection et référendum ; la pluralité des partis politiques ; l‘indépendance de la justice.« 

A partir de là, dit Myriam, le monde se scinde en deux : les pays démocratiques, notamment les pays occidentaux, et les pays non démocratiques ou ceux qui sont sur la voie de la démocratie et « que nous encourageons par des tas de moyens, y compris la guerre…« 

Si l’on reprend, point par point, cette définition de la démocratie, on s’aperçoit que la démocratie, en France, n’est pas une réalité : « Le peuple français est-il au pouvoir ? Avons-nous le contrôle sur les gens qui nous gouvernent ? Nous avons certes le droit de vote qui nous permet d’élire des représentants pour défendre finalement leurs idées, leur programme, pas les nôtres. Quant au contrôle, les dernières élections présidentielles on montré que nous ne contrôlons pas grand-chose et que même quand on arrive à dénoncer certaines choses, les puissants continuent à avoir le même comportement.« 

Peut-on parler de liberté individuelle sous un régime d’état d’urgence et après l’adoption de la loi travail ?

Peut-on parler de système électoral démocratique lorsque prévaut la règle majoritaire qui ne tient pas compte de l’abstention et qui donne tous les pouvoirs au parti majoritaire au détriment de la minorité ? Que dire de ces consultations « populaires » (cf. référendum sur le traité de Maastricht) dont les dirigeants ne tiennent pas compte ?

Peut-on dire que la séparation des pouvoirs exécutif, législatif, juridique est réelle ? Myriam cite le procès mené par les institutions contre une action de Droit au Logement à Bordeaux, procès au cours duquel l’avocat de la partie adverse a lui-même déclaré que « pour l’Élysée il n’était pas question de laisser passer ça…« .

Peut-on parler de pluralité politique ou plutôt d’un système de communication qui avantage les grands partis et le discours dominant, « la pensée unique » ?

Les dirigeants de la France mettent pourtant en avant avec fierté ce système « démocratique » et n’hésitent pas à l’exporter… « à coups de canon« , dit Myriam. Peut-on être un pays à la fois démocratique et colonialiste ?

Le système de démocratie représentative majoritaire permet en fait la domination d’un système économique ultra-libéral et d’une élite, qui s’appuient sur une classe de professionnels de la politique.

Myriam parle de « démocratie confiscatoire » qui, sous le prétexte du droit de vote, au lieu de nous donner le pouvoir et le contrôle sur les élus, donne le pouvoir à des politiciens de métier qui font le contraire de ce qu’ils promettent (exemple de François Hollande qui, avant les élections, avait déclaré « mon ennemi c’est la finance« , et qui une fois élu a démenti ses propos par ses actes. Le tout aggravé par le poids de la pensée unique victorieuse depuis l’effondrement de l’URSS en 1991, celle qui dit qu’ « il n’y a pas d’alternative » au système politico-économique libéral et qui est confortée par la dépolitisation des citoyens alimentée elle-même par le découragement et le sentiment d’impuissance.

Les alternatives montrent que le système actuel n’est pas inéluctable

Devant ce constat faut-il baisser les bras ? Myriam, au contraire, rappelle les nombreuses alternatives qui s’efforcent de construire des moyens d’exercer le pouvoir tous ensemble, dans le contexte de l’agir local et du penser global, en commençant par se changer soi-même.

Elle conseille d’aller voir le blog d’Abstention Consciente qui met en avant un certain nombre d’alternatives existantes :

Puis elle cite, à travers les époques, diverses expériences à commencer par l’expérience zapatiste au Chiapas, qui dure tout de même depuis 30 ans sur un territoire aussi grand que la Belgique. Cette expérience est pleine d’enseignements : assemblées populaires de l’ensemble des citoyens, partage du pouvoir, recherche du consensus, écoute des autres, représentation tournante, pouvoir de contrôle sur ces représentants et possibilité de les révoquer, éducation à la pratique politique…

Autres exemples, la gestion en démocratie directe de la ville de Marinaleda, en Andalousie, les « town meetings » (usage de la démocratie directe dans des villes états-uniennes), la Commune de Paris, la démocratie participative actuelle dans des communes françaises (entre autres à Vandoncourt, dans le Doubs, à Saillans, dans la Drôme, à Trémargat, dans les Côtes d’Armor, à Tordères, dans les Pyrénées-Orientales…), Nuit Debout, les Scop (« on n’a pas besoin d’un patron pour travailler« , souligne Myriam), ou encore, pour revenir à Bordeaux, le Collectif Appel Aux Sans Voix.

Les exemples sont nombreux et porteurs d’espoir. Ils montrent que le système de démocratie manipulé par les élites n’est pas inéluctable.

Au cours du débat qui a suivi cette intervention, Greg, le conteur de Greffeil, a invité les présents à se tourner vers l’inconscient collectif, que le conte fait remonter jusqu’à nous : « On peut puiser une grande force dans les luttes passées« .

Ecouter l’enregistrement audio de la conférence

(cliquer sur le lien, puis sur le fichier et sur « ouvrir »)

* * * * *

Plus sur Myriam, artiviste

Myriam, alias m., est une poétesse, porte-plume et porte-voix de L’Orchestre Poétique d’Avant-guerre (OPA), collectif artistique et politique basé à Bordeaux.

Elle a contribué au lancement et à la vie de nombreux collectifs : Appel Aux Sans Voix – AASV (organisation d’un tour de France d’assemblées populaires en 2007) -, Droit au Logement de Gironde – DAL 33 (elle fait partie des condamnés pour avoir assisté des familles à la rue et finalement relaxés après l’arrêt de la Cour de Cassation) -, collectif Contre Les Abus Policiers – CLAP 33 (elle vient de remporter un procès contre l’État pour des violences policières dont elle a été victime il y a huit ans) -, Divers Gens (lancement d’une liste citoyenne pour les dernières élections municipales de Bordeaux puis pour les présidentielles 2017), le collectif Abstention Consciente avec un gros travail de recensement et d’information sur les alternatives existantes en France et ailleurs…

Les liens de m. :

Son parcours militant

Le prix de l’engagement : l’oppression

Le site d’OPA

Les vidéos d’OPA

Et encore

Abstention Consciente (2017)

Abstention consciente : une chanson de Myriam avec la fanfare rock La Collectore

Divers Gens (2014)

Appel Aux Sans Voix – AASV (2007)

Contre Les Abus Policiers – CLAP 33

Droit au logement de Gironde – DAL 33

Compléments d’information sur son intervention

Stopper la montée de l’insignifiance de Cornelius Castoriadis (1996)

Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte

Temps et partage. « Plus on va vite, plus on va nulle part » (Jacques Ellul)

Clothilde de Ravignan est intervenue sur ce sujet lors de nos Rencontres 2017 :

« 900 secondes se sont écoulées depuis le quart d’heure que nous avons utilisé à nous installer pour cette dernière matinée des rencontres des journées de François de Ravignan. « La seconde« , nous dit Baudelaire, « chuchote, nous souffle quelque chose. » Il semble qu’on n’entend plus ce qu’elle nous dit.

Clothilde de Ravignan (Photo Claude Le Guerrannic).

Il y a quelques années que notre petit groupe organisateur de ces journées tourne autour de ce thème n’osant l’aborder en raison de sa charge polysémique. Ce matin, semble-t-il, c’est le moment de se lancer même si nous savons le sujet inépuisable.

Je me bornerai à rappeler très rapidement la perception qu’on avait du temps aux siècles précédents et comment cette question retrouve son actualité aujourd’hui.

Les enluminures du Moyen Age, avec le découpage des activités saisonnières, évoquent une certaine harmonie entre le monde de l’homme et celui du cosmos. La Renaissance impose en art la perspective, qui signifie également le changement de regard que l’homme porte sur lui-même, c’est-à-dire un homme doué pour les échanges, le commerce, le développement des techniques.

C’est à la fin du XVIIIe siècle que l’Angleterre voit une concurrence possible avec « les indiennes », ces tissus dont raffolent les cours européennes et la bourgeoisie. La réponse ne tarde pas, c’est en Angleterre que s’inventent les premiers métiers à tisser entièrement mécaniques grâce à l’utilisation de la vapeur et de la navette volante. Il s’agit de faire plus vite, plus grand. Le temps arrive alors où, avec de nouveaux outils, de nouveaux rythmes on peut tisser dans une journée près de 10 cm au lieu de 3 et la largeur des pièces produites augmente de quelques décimètres également. Draps ou cotonnades, ainsi réalisés, conditionnent de nouvelles formes d’enrichissement. Les petits ateliers ruraux disparaissent progressivement avec leurs métiers à tisser plus rudimentaires ; ce sont alors les premières révoltes sociales de ce genre. En France, on se souvient de la révolte des canuts à Lyon avec l’introduction du métier Jacquard qui pourtant améliorait grandement le travail du tisserand alors que dans le même temps de nombreux petits tisserands disparaissaient.

Ce n’est pas pour rien que l’on parle de la révolution industrielle du XIXe siècle, elle concerne les transports, les énergies, tous les moyens de communication, une nouvelle organisation du travail avec le taylorisme, une nouvelle classe sociale, les travailleurs, les ouvriers et une organisation de la production capitaliste. Il s’agira toujours de gagner du temps pour gagner plus d’argent. Ces nouvelles possibilités techniques donnent un sentiment de puissance, d’efficacité qui fascine les contemporains1.

Il y a pourtant une sourde inquiétude. Nietzsche croit apercevoir dans ce développement les germes d’un déclin et d’une décadence. Être moderne, c’est faire partie d’un univers dans lequel, comme il l’écrit, « tout ce qu’il y avait de solidité s’en va en fumée ». Il y a une ambivalence chez Baudelaire dans l’idée de progrès, une fascination tout autant que quelque chose de suicidaire, ne pouvant mener qu’au « désespoir éternel ». La modernité signifie pour lui avant tout une métamorphose de la structure de la personnalité des individus qui réagissent aux exigences excessives que leur impose l’accélération de la modernité par une transformation de leur vie affective, de leur structure mentale, de leur « vie nerveuse » et de la relation entre émotion et intellect.

Du côté des sociologues, Durkheim va parler « d’anomie sociale » comme conséquence des transformations sociales trop rapides. Max Weber va rappeler à son tour non sans inquiétude l’injonction de B. Franklin : « Souvenez-vous que le temps c’est de l’argent ». Il devient alors impératif de bannir systématiquement la perte de temps, l’oisiveté. Weber rappelle que cet impératif, lié à l’éthique protestante, se sécularisera ensuite : toute seconde perdue est perdue à jamais, et perdre son temps est le premier, « le plus mortel de tous les péchés ».

Le corps médical à son tour s’inquiète, le frottement de l’air sur le visage d’un cycliste lancé à vive allure pourrait contribuer à le lui abîmer, voire déformer son visage. A la vitesse de 30 km/h on risque sa vie exclusivement à cause de la vitesse et non pas en raison du mauvais état des routes. La faculté parle de mélancolie qu’elle qualifie comme une forme d’inadaptation à la société qui accélère. On parlera ensuite de neurasthénie toujours pour les mêmes causes (A la fin du XXe siècle on parlera de burn out). Dans cette période d’accélération, qui va en gros de 1890 à 1910, de nouveaux métiers apparaissent : des « conseillers en emploi du temps » ou encore des « aides de vie ». Ils font leurs affaires, dit-on.

Que s’est-il passé pour que ces progrès en continu, censés nous libérer, nous laissent aujourd’hui comme des « affamés de temps » ? Sur les quelque 150 personnes que j’ai pu interviewer lors de ma thèse la plupart me disaient avoir quitté la ville pour avoir du temps. Un temps pour réfléchir, pour penser à leurs pratiques, bref avoir le temps de vivre. Aujourd’hui 30 ans après, retraité ou pas, le temps file entre les mains, ils s’en désolent. François me disait : « Heureusement que je suis tombé malade car je n’arrivais plus à m’arrêter ». Ça laisse rêveur.

Jacques Ellul, dans son ouvrage « Le bluff technologique »2, montre bien le fossé qui se creuse avec la technique qui s’emballe quand elle n’est plus une réponse aux besoins des individus. Il écrit : « Accablés d’informations, les dirigeants s’aperçoivent qu’ils sont constamment sous-informés. À la limite, cela supposerait que l’homme soit exclu : l’ordinateur parle à l’ordinateur, car seuls ils sont capables de tout enregistrer. Mais alors cela voudrait dire que la décision aussi doit être prise par l’ordinateur ! Nous n’y sommes pas. » Nous n’y étions pas en 1988.

La pensée technicienne, dit-il, ne pense jamais que dans le sens des progrès des techniques et ce sont encore les techniques qui répondront aux dysfonctionnements. La technique ne peut se penser elle-même ni se juger. On commence à s’en apercevoir avec les algorithmes et les datas.

Jean Pierre Dupuy3 note que, avec la convergence entre les nanotechnologies et les biotechnologies, l’homme prend la relève des processus biologiques, il participe à la fabrication de la vie. Or celui qui veut fabriquer de la vie ne peut pas ne pas viser à reproduire sa capacité essentielle, qui est de créer à son tour du radicalement nouveau. C’est ce à quoi nous assistons actuellement avec la création de l’utérus artificiel. L’externalisation de la procréation est aujourd’hui envisageable. René Atlan, lors d’une de ses conférences, disait il y a une vingtaine d’années que lorsqu’une intuition technique arrive à la conscience d’un certain nombre de personnes, tout sera fait pour que l’objet soit rendu nécessaire au consommateur. A France Culture, on faisait état il y a deux jours de cette possibilité de mettre les ovocytes au congélateur en attendant que l’on décide d’avoir un enfant. Des femmes pourraient avoir des enfants « externalisés » sans entraver, par grossesses et congés de maternité, leur vie professionnelle, leur forme physique, etc., etc. Cela est pour bientôt, mais aujourd’hui ?

Un éleveur me disait il y a peu : « A la maison nous sommes quatre, il y a huit réveils dans la maison. Nous vivons perpétuellement à flux tendus. Lorsque je fais mes livraisons je sais que je suis à 5 minutes près. Or, le contact avec les gens est aussi important que les poulets que je leur livre. Heureusement, nous maintenons du temps pour la famille mais ma compagne, qui écrit des pièces de théâtre, n’a plus de temps pour rêver, imaginer. Jusqu’où tiendra-t-elle en renonçant à l’usage de sa créativité ? C’est le vécu de beaucoup d’entre nous. »

« Tout va trop vite ! Je n’ai pas le temps de venir te voir, de faire ceci, de faire cela… » Pas le temps, pas le temps, comme le lapin d’Alice au pays des merveilles. Nous avons tous déjà dit ou entendu ces expressions. Elles reflètent le rythme de nos vies. Selon Hartmut Rosa4, la temporalité détermine la qualité de nos vies, l’accélération sociale la détériore.

Il y a plusieurs sortes d’accélérations :

1. L’accélération technique : Cette accélération technique est provoquée dans le seul but de la rentabilité immédiate et la recherche du profit capitaliste. Notre temps libre est contrôlé par le désir de consommation avec son arme absolue : la publicité.

2. L’accélération sociale : « On ne vit qu’une fois ». Il faut donc la remplir un maximum. Il faut faire plus de choses en moins de temps. Une personne est reconnue si elle fait beaucoup de choses en un minimum de temps, pas le temps de se distancier, de penser ; Rosa fait remarquer qu’au début du XXe siècle s’écoulent 38 années entre l’invention du poste de radio et sa diffusion à 50 millions d’appareils. Au XXIe siècle, quatre ans seulement pour la connexion internet.

3. L’abolition des frontières de l’espace : Selon Hartmut Rosa, l’accélération du temps et l’accélération technique ont aboli le rapport que nous avions avec l’espace. Le monde semble de plus en plus petit. Efforts technologiques pour réduire tous les temps de transport.

4 L’accélération de l’information : Les flux d’informations ne cessent d’augmenter : Journaux en continu 24h/24, réseaux sociaux, radios… Nous recevons des centaines d’articles par jour. Il y a tellement d’écrits à lire qu’il en devient difficile de lire un article jusqu’au bout avant d’en passer à un autre. Nous sommes tellement noyés dans un flux d’informations que cela bloque notre capacité à analyser, à réfléchir sur le monde. Le temps de mettre en place une pensée, un nouveau lot d’informations demande au lecteur son attention et son temps.

Avec l’accélération de l’information, puisque en quelques fractions de seconde les bourses du monde entier sont reliées, on ne gère plus des objets mais des flux. C’est donc la course à l’information qui prime puisque l’accélération est un facteur privilégié de la concurrence. La synchronisation globale de l’économie, que permet l’accélération de l’information, enlève la maîtrise tant politique que juridique.

Aujourd’hui (1992) apparaît un nouveau concept, celui de « disruption », propriété d’une agence TBWA\PARIS, la troisième agence de communication sur le marché français. Il s’agit de créer des ruptures, des fractures pour un démantèlement calculé. Bernard Stiegler, en dernière de couverture de son ouvrage « Dans la disruption : Comment ne pas devenir fou ? », note : « La disruption est un phénomène d’accélération de l’innovation ; il s’agit d’aller plus vite que les sociétés pour leur imposer des modèles qui détruisent les structures sociales et rendent la puissance publique impuissante. C’est en quelque sorte une stratégie de tétanisation de l’adversaire… ». Le logo de TBWA illustre bien ces intentions : la tête d’un loup prêt à manger dissimulée plus ou moins par divers objets ; la deuxième image est celle d’un animal qui aurait l’arrière-train d’un chien étant prolongé par un corps de poisson sans tête, cette dernière étant faite par un agencement de plumeau et de roue de bicyclette. Voilà où nous en sommes aujourd’hui. Il semblerait qu’il y ait une volonté perverse de supprimer l’homme et de confier l’avenir de la planète aux Big datas.

En conclusion

Nous pourrions penser qu’aux trois exclusions dénoncées par François s’en ajoute maintenant une quatrième, celle de la dépossession de l’humain en pensant réduire sa raison au seul calcul économique et à l’argent. Bernard Stiegler insiste sur l’urgence qu’il y a à redonner sa place à la raison dans toutes ses facultés de désir et de projection dans le futur. Pour lui, une évaluation des techniques est désormais incontournable quand elle est établie sur les besoins réels de l’homme qui n’ont rien à voir avec une satisfaction passagère et vaine. Mais là, on quitte la question du temps pour aborder celle de la toute-puissance.

Les tables rondes qui vont succéder à cette présentation peuvent être l’occasion de prendre du temps, de nous donner du temps, ce qui est déjà un acte de résistance, pour penser à notre situation puisque notre désir n’est pas la pétrification de l’histoire mais une vie bonne pour tous.

Et enfin, pour terminer…

De François, dans ses carnets :

« Je ne suis pas satisfait en effet des prises de notes que je faisais jusqu’à présent, car trop succinctes, elliptiques, mal écrites, elles restaient finalement en rade, trop souvent comme des avortons sans avenir. Il faut prendre le temps de penser : c’est le but essentiel de ce journal. C’est pourquoi je voudrais consacrer un moment (une heure… ?) chaque jour à la mise en forme de ces quelques idées fugaces qui peuvent advenir. ».

1 On peut penser à la peinture des Delaunay, Marcel Duchamp, Klee, Mucha fascinés par le mouvement, la vitesse.

2 Jacques Ellul : Le bluff technologique, Éditions Hachette, 1988. Jacques Ellul, docteur en droit, Professeur émérite de l’université de Bordeaux, prix d’histoire de l’Académie française, prix européen de l’essai.

3 Jean-Pierre Dupuy, né en 1941, ingénieur philosophe français.

4 Hartmut Rosa : « Accélération. Une critique sociale du temps« , La Découverte, 2010.

Michel Merlet, Agter : la terre, un « commun » ; comprendre pour agir

Michel Merlet était invité aux Rencontres 2017 des Ami.e.s de François de Ravignan pour parler de « partage de la terre et des biens communs ».

Avec l’association Agter, Michel Merlet travaille à la mise en place de références pour l’amélioration de la gouvernance de la terre, de l’eau et des ressources naturelles. L’usage de ces ressources, qui font partie des communs, est variable selon les lieux et les époques, avec souvent une primauté du droit d’usage sur le droit de propriété. Face à la tendance actuelle à la privatisation des communs, il est urgent d’agir, en particulier à travers les mouvements sociaux, et de se réapproprier l’économie.

Michel Merlet. On ne peut pas considérer la terre comme une marchandise comme une autre. Il est nécessaire de réguler son usage.

Ingénieur agronome (il a été élève de René Dumont et de Marcel Mazoyer à AgroParisTech), Michel Merlet a débuté sa carrière au Nicaragua, où il a été, à 25 ans, délégué du ministre de la Réforme Agraire du gouvernement sandiniste chargé d’installer l’Institut de la Réforme Agraire dans le nord du pays1. Une réforme agraire qui a échoué « parce que les gens qui dirigeaient le Nicaragua (le Front Sandiniste) ne représentaient pas vraiment les paysans et les ouvriers mais beaucoup plus la bourgeoisie non-somoziste« . Quand le contrôle total de l’État sur les terres s’est arrêté, un marché foncier s’est reformé, sans aucun contrôle, et en quelques années le pays est revenu à une situation de concentration foncière pire que celle d’avant la révolution 2.

Michel Merlet a ensuite eu l’occasion de voyager au Salvador, au Honduras « où la situation était assez semblable à celle du Nicaragua », et de participer au 1er Forum Social Mondial à Porto Alegre (Brésil), en y organisant un atelier sur quatre après-midis sur la réforme agraire et les politiques foncières auquel ont participé des représentants d’organisations paysannes, des chercheurs et des politiques de renom de très nombreux pays. « Nous avons pris conscience que des rencontres de ce type pouvaient faire avancer la réflexion collective. En tant que consultant ou comme coopérant, j’étais arrivé à la conclusion qu’il y avait beaucoup de choses que je n’arrivais pas à comprendre et à analyser. J’avais connu, par les livres, la politique agricole et foncière de la France depuis les années 1950-60 et pourtant, dans ma pratique au Nicaragua, j’avais été incapable d’en intégrer les leçons et de construire sur cette base des propositions qui auraient pu anticiper ce qui allait se passer après la réforme agraire ; j’avais été incapable de prendre en compte ce qui s’était fait ailleurs, et je me suis rendu compte que les amis qui avaient travaillé au Chili avec l’Unité Populaire n’avaient pas non plus pu intégrer ce qui se faisait en France en terme de régulation des marchés fonciers. »

« Cela rejoint l’approche qu’avait François de Ravignan : nous sommes souvent incapables d’analyser ce qui se passe ailleurs et d’intégrer les différentes expériences dans des propositions concrètes. »

C’est de ce constat qu’est née l’idée de créer Agter, l’Association pour contribuer à l’amélioration de la Gouvernance de la Terre, de l’Eau et des Ressources naturelles, avec la volonté de rassembler, au niveau de la planète, des informations et des expériences pour les mettre à la disposition des gens qui ont la volonté d’impulser des changements, qu’ils soient des politiciens, des militants d’organisations paysannes ou de la société civile.

Les communs et la gestion commune des ressources

Michel Merlet porte ensuite le débat sur le terme des « communs ». « Après le Forum Social Mondial, avec la Confédération Paysanne (France), avec la Contag (Brésil) et beaucoup d’autres, nous sommes arrivés à la conclusion qu’autour de la terre il y a toujours des choses privées et des choses communes, et que l’on ne peut pas considérer la terre comme une marchandise comme une autre. Ce qui se vend, généralement, ce n’est pas la terre en elle-même, mais un certain nombre de droits sur la terre. »

Tout cela a été le début d’une réflexion. « Nous nous sommes rendu compte que ce qui avait manqué pour pouvoir faire une transformation foncière radicale au Nicaragua, c’était la capacité à réguler le transfert des terres. En France, sans réforme agraire, on avait réussi à le faire, globalement, dans les années 1960-90 », avec le contrôle des structures. « Il n’y a pas eu en France un développement énorme de l’agro-business, mais une modernisation de la production paysanne. Celle-ci a entraîné la disparition d’une très grande quantité de petits paysans, mais cette évolution était alors compatible avec le développement de la société française ; l’industrialisation et l’essor des services permettaient dans les années 1950-60 de trouver du travail hors de l’agriculture, cela n’est plus le cas aujourd’hui. »

S’intéresser à la terre comme ayant une dimension de « commun » a amené Michel Merlet à aborder la notion de droit. « Finalement, ce que l’on appelle la propriété privée, ce sont plutôt des biens qui privent, du latin « privare » (sortir du commun), des biens que l’on a pris à une communauté et que l’on a transformé en biens individuels. La propriété de la terre est quelque chose de très récent dans l’histoire de l’Humanité. Elle remonte à la Révolution française, sous la pression de la bourgeoisie. Et si la propriété est inscrite dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, celle-ci parlait au début non pas de la propriété mais des propriétés. L’article 544 du Code civil dit dans un premier temps que la propriété est « le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue… », puis il ajoute des réserves, « …pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois et les règlements ». La propriété n’a donc plus rien d’absolu !3 Mais quand on applique cela dans beaucoup de pays du Sud, on ne retient souvent que la première partie et on oublie la deuxième, ce qui pose des tas de problèmes. »

Territoire communautaire en Bolivie (Cochabamba, 2005). (Photo M. Merlet).

« La réflexion collective menée au sein d’Agter considère que l’on ne peut pas traiter la terre comme un capital, ni comme une marchandise, qu’il y a besoin de mécanismes plus spécifiques. Quand on regarde plus en détail, la propriété n’est pas autre chose que la propriété d’un certain nombre de droits, et de droits d’usage tout d’abord : on peut avoir le droit d’utiliser les pâturages mais pas forcément de planter des arbres ou de cultiver des céréales sur ce terrain, on peut avoir le droit d’utiliser l’eau du sous-sol mais pas forcément de creuser des puits n’importe où, le droit de récolter les fruits à certaines époques, un droit de glanage, de mettre ses animaux à pâturer les chaumes des céréales après l’ouverture des champs, le droit de construire ou pas… »

« Les ressources n’ont pas toutes été produites par l’homme. En économie, c’est ce que l’on retrouve avec la rente différentielle de Ricardo : vous avez deux parcelles, vous appliquez sur les deux la même quantité de travail, d’engrais et autres intrants, sur une parcelle vous sortez vingt quintaux et sur l’autre quinze ; de fait, il y a cinq quintaux qui n’ont pas été produits par le travail que vous avez investi, c’est le produit de la nature. En économie, cette reconnaissance de la spécificité de la terre a été une constante, quelles qu’aient été les écoles, jusqu’à l’arrivée des néo-classiques au milieu du siècle dernier. Dans cette reconnaissance de la spécificité économique de la terre il y a la reconnaissance de la dimension économique d’un commun. Le propriétaire terrien n’a plus aucune légitimité à s’approprier cette richesse naturelle de la terre. La rémunération du propriétaire foncier n’est pas de même nature que celle du travailleur ou du capitaliste »

« Quand on étudie les droits sur la terre, on se rend compte que plus on a dans une société un développement du marché, plus on a le développement de droits privatifs sur les ressources et sur la terre. Mais, en même temps, on constate que ce n’est pas parce qu’on a une société plus développée qu’on a forcément des droits absolus.

En atteste l’exemple de la Suisse qui a mis en place récemment un cadastre des restrictions d’ordre public à la propriété privée de la terre. Ce cadastre est plus important que celui qui détermine la taille de chaque parcelle, puisqu’il établit ce qu’on peut faire sur une parcelle et ce qui est limité… »4

« Cette question de droits sur la terre partagés avec d’autres est fondamentale. Autre chose fondamentale, les détenteurs de droits peuvent être des individus ou des collectivités. Un individu peut avoir des droits en tant que personne, mais aussi parce qu’il fait partie d’une commune, d’une association qui gère un espace naturel, ou parce qu’il est français, par exemple. Ce sont des droits qui s’emboîtent. En Afrique, dans les Andes ou ailleurs, vous allez avoir des droits en tant que membre d’un lignage, des droits en tant que membre d’une communauté, en tant que membre d’une municipalité, etc. »

« La tendance au niveau mondial est d’aller de plus en plus vers une propriété privée généralisée, que l’on peut vendre, louer ou hypothéquer à qui on veut. La possibilité de gérer les droits collectifs est alors menacée. On a transféré aux instances politiques, au niveau national essentiellement, la gestion des communs ; il se crée alors un vide énorme entre le national et le local, où les gens n’ont plus la capacité de pouvoir gérer les communs locaux, à des échelles différentes. »

Bois communautaire au Guatemala (Totonicapan, 2014). (Photo M. Merlet).

En même temps, « le marché tend à expulser tous ceux qu’il considère comme les moins productifs (…), et on confond l’intérêt financier de l’entrepreneur et l’intérêt de la société, qui peuvent être complètement différents. »

« L’expérience du communisme réel a été désastreuse pour la gestion des communs. En URSS, on a créé un terrain extrêmement favorable au développement d’un capitalisme débridé… »

Au niveau mondial, « la discussion sur les communs est aujourd’hui absolument essentielle. Même si le monde est noir et compliqué, il faut y voir une raison d’espérer ; on entrevoit là une porte entrouverte pour pouvoir reconstruire quelque chose qui soit une véritable gestion des communs aux différents niveaux. On en prend conscience quand la destruction d’un certain nombre de communs met en danger une communauté ou l’Humanité tout entière, comme ce qui est en train de se passer avec le climat, avec la concentration des richesses, des terres… »

« Henri Rouillé d’Orfeuil, qui est membre d’Agter, a calculé que si les structures agricoles évoluent dans le monde comme elles l’ont fait en Europe et aux USA, on aura, en 2050, 4 milliards de personnes sans emploi… et bien évidemment, des guerres et des conflits impossibles à résoudre. La destruction massive du travail agricole des unités familiales paysannes constitue une grave menace pour l’Humanité. Les familles doivent aller chercher ailleurs les moyens de survivre. La question des migrations est directement liée à tout ça. »

« Cette question des communs implique une remise en cause radicale de nos concepts de propriété et de gouvernance. Il y a beaucoup de choses à changer, mais cela n’entraîne pas forcément un retour aux pratiques anciennes qui ne sont pas idylliques ; il nous faut construire de nouveaux communs. »

Réguler le marché foncier

La question de la régulation du marché foncier est revenue au cours du débat. « Quand on interdit la vente de terre (plus exactement la vente des droits sur la terre) », dit Michel Merlet, « elle se fait quand même en sous-main et là il n’y a plus aucun moyen de régulation. Si l’on ne veut pas que la terre soit reconnue comme une marchandise comme une autre, il faut réguler les marchés des droits sur la terre. » Agter a réalisé récemment un travail sur la régulation des marchés fonciers en Afrique de l’Ouest : là-bas, « formuler l’idée de réguler ces marchés est un discours tout à fait nouveau, encore presque inaudible dans le discours dominant de libéralisation généralisée. Pourtant, dans les faits, il y a bien toujours eu des formes de régulation presque partout. »

« La loi sur le fermage en France a été une victoire du mouvement paysan français ; elle a beaucoup contribué au développement agricole. On a mis le droit d’usage avant le droit de propriété. Ailleurs, comme en Amérique Latine, le fermage et le métayage créent des situations terribles qui ne permettent absolument pas aux petits paysans de s’organiser et de se développer. »

Le dualisme de l’agriculture d’aujourd’hui en Roumanie : à g., grande production ; à d. jardins familiaux, dans la même localité (Mangalia, 2012). (Photos M. Merlet).

« On a exporté la conception française du fermage en Espagne, après la mort de Franco, mais cela a donné des résultats diamétralement opposés à ceux que l’on a eu en France. Et si on appliquait cette même loi française sur le fermage aujourd’hui en Roumanie, un pays qui a connu une redistribution formelle très importante des droits de propriété foncière suite à la dé-collectivisation, cela accentuerait encore plus les inégalités ». En Roumanie, beaucoup de bénéficiaires de la réforme foncière n’ont pas les moyens de cultiver leurs terres ; de grandes sociétés leur louent des milliers d’hectares de terres, sans avoir besoin de les acheter. « Ce qui est en cause, ce n’est pas la structure de la propriété, c’est le type de producteurs et la logique de production. »

Pour toutes ces raisons, « il est important de réaliser une analyse comparative de ce qui se passe à différents moments. Suivant les moments et suivant les conditions générales agro-socio-économiques du pays les choses peuvent être complètement différentes. »

En France, si le fermage a favorisé après la seconde guerre mondiale le maintien d’exploitations de taille moyenne, il favorise aujourd’hui l’agrandissement des exploitations. Dans les pays d’Europe centrale et orientale, la location des terres permet à d’énormes sociétés d’exploitation de s’approprier la plus grande part des richesses agricoles.

« Le droit se construit par le bas »

Michel Merlet constate que « c’est toujours le droit du plus fort qui s’applique » et qu’en même temps « la construction du droit se fait par le bas, par les gens qui contestent le droit existant pour l’améliorer. On a donc souvent intérêt à renforcer les mouvements sociaux si on veut qu’un jour il y ait une loi qui prenne réellement en compte l’intérêt des gens. »

Par ailleurs, Michel Merlet insiste sur la diversité du droit, sur le « pluralisme juridique ».  « Dans certains pays, il y a pratiquement tous les ans de nouvelles lois sur la question foncière mais aucune n’est appliquée. La plupart sont d’ailleurs faites avec l’idée qu’elles ne seront jamais appliquées. Mais certaines lois qui n’ont pas été appliquées ont pu faire avancer les choses, comme cela a été le cas des lois anti-cumul (de la terre) en France avant les lois d’orientation agricole des années 1960. Le fait qu’elle aient été inapplicables en justice n’a pas empêché qu’elles servent de base aux manifestations des mouvements paysans pour réellement réduire les cumuls de terres. »

Il existe aussi des différences de cultures du droit : « Au Royaume-Uni, la jurisprudence est plus importante que la loi écrite, ce qui donne plus de souplesse pour réagir aux besoins de la société. En France, le système écrit du Code Napoléon est plus rigide, plus bloquant. »

Les nombreux exemples donnés par les participants au débat illustrent aussi la diversité du droit et de son application :

Sur la partie du plateau du Larzac concernée par l’extension contrariée du camp militaire, l’État, propriétaire du terrain, l’a attribué par bail emphytéotique à la Société civile des terres du Larzac (constituée de paysans et d’habitants) qui le gère.

En Corse, où la majorité des terres sont en indivision et où une partie des propriétaires ne sont plus résidents, explique Christian, a été créée une association syndicale foncière qui distribue le droit d’usage : quelqu’un loue pour le pâturage, un autre pour ramasser les châtaignes, un autre le bois… « C’est possible partout, c’est le modèle le plus reproductible parce que c’est celui qui confirme le plus notre réglementation. »

C’est aussi le cas du GFA (groupement foncier agricole) mutuel au Pays Basque, qui permet d’installer des jeunes agriculteurs.

Habib cite la réalité marocaine où « le Marocain, dans la même journée, joue sur plusieurs claviers : il utilise le droit coutumier, par exemple pour l’irrigation ; il a recours au droit musulman, par exemple pour le mariage ; et au droit positif lorsqu’il émet un chèque. »

Christian évoque aussi Notre Dames des Landes, où les zadistes se battent pour que soit reconnu le droit d’usage sur les terres potentiellement libérées du projet d’aéroport. Ils considèrent la terre comme un bien commun à partager, y compris avec les non-ruraux qui veulent tenter l’expérience et avec ceux qui désirent simplement habiter là, les décisions étant à prendre par tous les usagers, avec comme priorité la vocation à nourrir le territoire.

Pour Jacques, « au-delà des différents niveaux de commun il y a l’idée de renverser le mode de fonctionnement, de rester dans le local, de disposer d’un territoire et d’en vivre. »

Quelqu’un cite l’exemple de l’installation de petits maraîchers par les communes, exemple qu’il souhaite voir se multiplier.

Pour Pascal, « on ne peut pas se contenter du slogan la terre à ceux qui la travaillent, parce que souvent ils la travaillent mal ; l’évolution de l’usage de la terre ne se fera pas sans le mouvement social. »

Denise cite divers exemples d’usage du droit près de chez elle, dans le Sud-Ouest, qui montrent que le droit peut être utilisé dans l’intérêt commun ou bien à son encontre :

Dans les Landes girondines il y avait des communs mis en valeur par un système agro-pastoral (élevage et utilisation du fumier pour les céréales) ; une loi de 1850 a obligé les communes à vendre ces terres ou à les enrésiner.

Dans le Béarn, les exploitations productivistes se sont agrandies sur la base du fermage et les jeunes sans terre ne peuvent plus s’installer parce qu’il n’y a plus de place pour eux.

Du côté d’Uzeste (33), face à l’industrialisation de la forêt avec force pesticides, des particuliers ont créé le Groupement Forestier Uzestois qui pratique une auto-gestion sylvicole durable à valeur démonstrative.

Dans la vallée du Ciron (33) existe une hêtraie relique (« relictuelle »), qui a au moins 40 000 ans : le Département achète des parcelles pour les protéger.

Autre exemple, sur le passage des LGV Bordeaux-Toulouse et Bordeaux-Espagne 150 particuliers ont acheté des lopins de terre pour retarder le projet : « Le droit de propriété prime… jusqu’à l’expropriation au nom de l’utilité publique ; le droit d’expropriation est souvent utilisé pour des projets néfastes (…) Il faut demander que la loi (droit de préemption, déclaration d’utilité publique) soit utilisée pour de vrais projets d’intérêt général. »

Se réapproprier l’économie

« Il est très tentant de se refermer sur le local, mais c’est le global qui nous tue », poursuit Michel Merlet. « Un agriculteur d’Amérique Centrale qui produit 20 quintaux de maïs par an est confronté sur le marché à des entreprises qui ont une productivité du travail de 500 à 800 fois supérieure ; celui qui vend 500 quintaux va faire baisser les prix et celui qui vend 1 quintal va mourir alors que sa famille avait vécu sur une petite surface depuis des générations. Le marché mondial est assassin. »

Michel Merlet (à d.) Agter est né de la volonté de rassembler des informations et des expériences pour les mettre à la disposition des gens qui ont la volonté d’impulser des changements.

« L’économie a été complètement monopolisée par les entrepreneurs et les capitalistes qui ont fait en sorte que tout soit basé sur la rentabilité financière, le retour à l’investissement. Comme ces gens travaillent, pour une grande partie, avec des capitaux fictifs prêtés par les banques et que les banques sont intéressées par le remboursement des prêts, et pas par le bien de l’Humanité, on a complètement arrêté de faire des évaluations basées sur l’intérêt pour la société. Celles-ci étaient pourtant pratiquées par la Banque Mondiale jusqu’à il y a quelques années. Il faut réhabiliter l’évaluation économique, c’est-à-dire une évaluation de ce qui est intéressant pour la société des êtres humains dans son ensemble, et pas seulement pour les investisseurs. A Agter, nous estimons qu’il ne faut pas tomber dans le piège de laisser l’économie aux capitalistes, qu’il faut se réapproprier l’économie. »

Michel Merlet cite les travaux de Denis Gaboriau, paysan de l’Ouest, et de Nadège Garambois, enseignante chercheuse d’AgroParisTech, sur l’intérêt économique et écologique des systèmes herbagers économes du Grand Ouest5. « Ces systèmes herbagers produisent beaucoup moins de lait par vache que les systèmes à ensilage de Ray Grass ou de maïs ; ils n’utilisent pratiquement plus d’intrants mais au final, ils produisent autant de kilos de lait par hectare sur la surface totale de l’exploitation grâce à l’augmentation des surfaces fourragères et à l’optimisation de leur conduite. Les systèmes herbagers économes produisent une valeur ajoutée nette par hectare bien supérieure à celle des systèmes productivistes. En étudiant comment se distribue la valeur ajoutée créée entre les acteurs économiques, les auteurs constatent que les systèmes productivistes sont beaucoup plus intéressants pour l’agro-industrie, ce qui explique sans doute pourquoi ils reçoivent l’essentiel des aides de la PAC. Au niveau de la société, il serait beaucoup plus intéressant que les subventions favorisent les systèmes herbagers économes. Si l’on veut changer les choses, il faut intéresser les citadins, et leur expliquer cela, pas leur parler uniquement de biodiversité. Il faut récupérer aussi cette question des communs dans sa dimension économique et ne pas laisser l’économie aux capitalistes. »

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1 Le FSLN (Front Sandiniste de Libération Nationale) et ses alliés ont renversé le dictateur Anastasio Somoza Debayle en juillet 1979.

4 En Suisse, un propriétaire foncier ne peut pas jouir de son terrain comme il l’entend. Il doit se conformer au cadre réglementaire mis en place par le législateur et les autorités. Il se traduit par l’instauration de limitations que l’on appelle des restrictions de droit public à la propriété foncière (RDPPF). Voir Cadastre.ch

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Agter

L’association s’appuie en ce moment sur trois salariés (dont Michel Merlet) ; elle regroupe une centaine de membres originaires d’environ 25 pays.

Elle s’emploie à travailler de plus en plus avec des organisations et des mouvements paysans, dont la Confédération Paysanne, avec des associations de petits exploitants forestiers, avec des peuples indigènes d’Amérique centrale…

« Agter est un espace de discussion et de mise en contact ; nous ne détenons pas les réponses aux questions qui sont posées, nous les construisons ensemble. »

L’association a deux sites internet, le site associatif et le site de ressources documentaires.

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Le Basic

Sur les systèmes économiques et leur impact social, voir également le site du Bureau d’Analyse Sociétale pour une Information Citoyenne (Basic).

François et le partage : équité, inclusion, démocratie

La notion de partage de François de Ravignan s’appuyait sur une pensée radicale qui passait par l’accès de chacun aux moyens de production, la critique de la croissance, un monde plus rural organisé beaucoup plus localement…

Pour préparer cette intervention sur « Le partage vu par François de Ravignan », en vue de ces Rencontres 2017, Pascal Pavie a effectué des recherches et a constaté que « François n’en parle pratiquement jamais… Et j’ai compris pourquoi : François parle d’équité, d’exclusion, de démocratie. En cela on retrouve la pensée de François, qui a été très engagé dans le mouvement social et paysan, qui a été à la Confédération Paysanne, a créé l’Adear et qui a fait plein de choses dans le Tiers monde, auprès des exclus ».

« C’était aussi un chrétien engagé, un peu en rupture avec cette pensée de la charité chrétienne qui perdurerait dans une monde où il y a des riches et des pauvres, où les pauvres vivraient de charité chrétienne. »

« Il y a quelque chose de bien plus radical dans la pensée de François qui le rapproche de l’idéal communiste, du vrai partage, de l’équité, une pensée originale qui s’oppose dans notre époque au libéralisme, qui va plus loin que le social, la démocratie. François ne parle pas de partager les richesses mais les moyens de production ; il n’est pas pour autant marxiste ; il parle du partage des moyens de production mais dans chaque pays avec sa façon de vivre. Il ne veut pas d’un modèle à la soviétique ou d’une collectivisation générale de la terre mais il parle de partage de la terre. »

« C’est une pensée en marge des bien-pensants que l’on retrouve dans toutes les institutions internationales, la FAO, etc. qui pensaient qu’il fallait produire, produire, produire et partager après. François avait compris que ce modèle ne pouvait pas fonctionner, que chacun devait retrouver, au niveau des régions, des villages, des pays, la souveraineté alimentaire donc la capacité à produire chacun et non pas faire ce qu’on appelait la charité chrétienne et qu’on appelle aujourd’hui redistribution, quelque chose qui fait sourire aujourd’hui puisque notre cher président Macron parle de théorie du ruissellement : c’est-à-dire que les riches doivent devenir plus riches pour que cela ruisselle sur les pauvres. C’est vraiment opposé à la pensée de François qui dit : il n’y a pas de ruissellement des richesses si elle n’est pas faite de manière autonome par les communauté. Donc ce n’est pas seulement un problème de partage des richesses, c’est aussi le partage du pouvoir économique. François cite souvent Gandhi qui disait : [« Ce que nous voulons, ce n’est pas une production de masse mais une production par la masse. »] Il n’est pas question de produire plus mais de produire chacun. »

« Cette critique de François a été aussi une critique du développement agricole aussi bien dans nos pays que dans les pays pauvres et il s’est opposé aux grands économistes comme Amartya Sen qui était dans les théories d’accroissement de la production. François était quelqu’un d’assez clairvoyant, il voyait que le productivisme, au contraire de régler les problèmes de la pauvreté, allait les accentuer. Le temps lui a donné raison : aujourd’hui, malgré une importante progression de la productivité en 50 ans, les pauvres sont toujours plus pauvres ; d’après Oxfam, les 1 % les plus riches de la planète possèdent 50 % de la richesse mondiale. Jamais on n’a autant produit, jamais il n’y a eu autant de pauvres, et jamais si peu de riches. »

« Cela a amené François à critiquer le développement et la croissance de manière très radicale. Il parlait à un moment de l’idéologie totalitaire de la croissance pour maintenir le système en place, qui a imposé un système de développement qui menait le monde à de plus en plus de pauvreté d’un côté et de plus en plus de richesse de l’autre. »

« Lors d’une conférence de la Confédération Paysanne à Limoux, François avait dit : [« En dépit des constats sur les limites et les dégâts de la croissance, il est évident que la déconstruction de ce système ne se fera jamais chez les riches ; la seule décroissance possible est alors une décroissance forcée, qui aura pour effet un conflit, une pénurie ou les deux ensemble ; plus nous attendrons, plus les conflits seront dramatiques. »]

« C’était une pensée réellement radicale, pas du tout dans l’angélisme qui croit que par une espèce d’humanisme ambiant dans la société on va arriver à régler le problème de la pauvreté. »

Dans « La Faim pourquoi ? », François de Ravignan décrit l’exclusion que subissent les populations paysannes.

« Une autre citation de Gandhi : [« La vraie démocratie ne viendra pas de la prise du pouvoir par quelques uns mais du pouvoir que tous auront un jour de s’opposer aux abus d’autorité. »] François se méfie aussi de l’État nation, je pense que derrière ça il rêvait d’une société qui revenait sur un monde plus rural, organisée beaucoup plus localement ; dans ce sens, il se démarque aussi des avant-gardes révolutionnaires qui pensent qu’il va y avoir un mouvement révolutionnaire et que c’est par l’État nation que les changements se produiront. Cette pensée très radicale de François s’accompagnait d’une pensée très alternative : c’est là où l’on est que les changements peuvent se faire. Il a toujours soutenu les initiatives locales, les petits projets étaient porteurs de sens pour lui et l’émanation de tous ces petits projets pouvait créer des alternatives, faire modèle. On voit que cela a du sens : localement des choses se sont faites malgré le rouleau compresseur du productivisme. »

« Ce qui est le plus intéressant dans la pensée de François c’est que le partage était dans sa tête, chaque fois qu’il analysait un changement, qu’il visitait une société, par exemple en Andalousie les grandes propriétés étaient en train de s’équiper de machines pour désherber la betterave, les grands propriétaires disaient : [« On va augmenter la productivité ».] Lui, chaque fois, posait le problème : [« Combien de chômage cela va créer ? »] alors que les ouvriers agricoles avaient à peine assez de travail pour survivre. »

« François interroge la modernité, ce n’était pas quelqu’un d’archaïque, il ne voulait pas que les paysans reviennent à la houe. Il demandait : [« Cette modernité, qu’est-ce qu’elle produit ? L’exclusion ou un réel progrès dans la vie de chacun ? »]

« Sur le partage du travail Coluche disait : [« Le travail on vous le laisse, l’argent nous suffira. »] En ce sens, François n’était pas du tout coluchien, pour lui ce n’était pas l’argent qui comptait mais l’intégration par le travail ; il pensait que le partage du travail était quelque chose de très important et ce n’était pas simplement la répartition des richesses qui comptait. »

« François n’était pas un libéral, il pensait qu’il fallait protéger les marchés agricoles. Il n’était pas social-démocrate, il ne pensait pas que la social-démocratie répartirait les richesses entre tout le monde ; c’était plutôt un autogestionnaire et pas du tout un réformiste, il s’intéressait aux changements radicaux que pouvait produire le syndicalisme, il s’intéressait à la réforme agraire, à la répartition des terres, il avait été un participant très actif à un congrès sur le foncier que nous avions organisé dans l’Aude. »

« François s’est engagé politiquement. Proche des Verts (comme René Dumont, avec lequel il avait cheminé), il avait fait partie de leur liste aux élections régionales dans les années 80 ; il adhérait à la Confédération Paysanne et avait applaudi à la naissance de Via Campesina ; il avait soutenu les ouvriers agricoles d’Andalousie, le Mouvement des Sans Terre au Brésil, Ekta Parishad en Inde 1. »

« François pensait aussi que beaucoup de choses passeraient par la culture. Il disait : [« C’est d’abord la parole qu’il faut reconnaître et partager, il faut donc agir dans le domaine politique et culturel avant d’agir sur l’économique. »] Il disait que la pensée démocratique était en panne dans notre pays et qu’il fallait l’approfondir. »

« Il ne croit pas aux lendemains qui chantent et disait : [« Finis les lendemains qui chantent, c’est aujourd’hui qu’il faut chanter sans attendre demain. »]

« Il critiquait la notion de crise : [« On ne peut pas dire : on va attendre la fin de crise ; non, c’est aujourd’hui qu’il faut faire des choses. »]

« Dans La Faim Pourquoi, il souligne la nécessité de lutter contre la triple exclusion du travail, de la terre et du marché. »

« Enfin, il disait : [« Poser ici et aujourd’hui des actes justes, c’est cela espérer. »]

La nécessité de parler, et de parler juste

Clothilde apporte une autre dimension aux propos de Pascal. « Avec François », dit-elle, « nous avons énormément partagé sur la nécessité de parler et de parler juste ; c’est quelque chose qui nous a construits et l’un et l’autre. Après son départ, je me suis demandé comment j’allais vivre sans François ; au fond, son sens de la justice, de la justesse n’arrête pas de m’accompagner. François croyait profondément en l’Homme, en sa capacité de retrouver la justesse, de sortir de l’endoctrinement. Il citait souvent Simone Weil, la philosophe : [« L’attention à ce qui nous entoure est une forme première de sainteté. »] François me disait : [« Fais attention, va jusqu’au bout de tes gestes. »] Il avait le goût de la chose bien faite, il était très rigoureux, dans l’humour, dans la joie ; il était très grave, j’avais parfois l’impression qu’il portait le monde sur ses épaules et il avait une capacité d’humour extraordinaire, il exprimait la rigueur dans la joie, l’humour et le partage. »

Pascal poursuit pour dire que François savait aussi partager les moments conviviaux comme le travail (aider à transporter les ruches, à tailler la vigne, redresser des clôtures…).

(Pascal) « Après, on peut se poser la question sur la finalité politique : le monde qu’il espérait ne se construit pas, il est en train de se déconstruire j’ai l’impression, en France. Quand je me suis installé comme agriculteur nous étions 15 000 dans l’Aude, aujourd’hui nous sommes moins de 5 000, en l’espace d’une génération on a perdu les deux tiers des exploitations, celles qui restent ce sont surtout les plus grosses, pas celles que François aurait admirées. »

Le maire de Greffeil, Jean-Paul Escande, a un autre avis : « François était un visionnaire. Contrairement au plan économique, sur la vie collective en milieu rural aujourd’hui nous avançons ; beaucoup de petits villages deviennent plus actifs, avec du lien social ; en 1976, il n’y avait pas d’enfants dans le village (…) aujourd’hui il y en a 6 au primaire et des petits en maternelle, cela me donne de l’espoir. »

Pascal : « On a stoppé l’exode rural, pas l’exode paysan. »

Alistair : « Il y a des villages qui bougent, plus ou moins. Le facteur humain est important, on le voit quand le maire et deux, trois, quatre habitants construisent des ponts entre les natifs et les adoptifs. »

Habib : « François attachait de l’importance à mutualiser des espaces communs. Avec 26 associations de Toulouse nous avons créé le Centre d’information pour un développement solidaire (Cides), qui existe toujours (…) François s’était engagé auprès des exclus, dès les années 50 (…) A Greffeil, il disait [« l’universel, c’est le local »] (…) Il appelait aussi les jeunes étudiants à désacraliser les méthodes et disait [« Un questionnaire c’est une fermeture sur une réalité que vous ne comprenez pas encore ; essayez d’observer, de comprendre, parce que les paysans sont plus savants que vous (…) Ce qui est important, c’est la soupe, pas la casserole ; nos méthodes occidentales, si elles ne sont pas adaptées il faut les jeter, adapter tous ces outils pour avoir une bonne soupe. »]

* * * * *

1 Ekta Parishad : syndicat des sans terre en Inde, d’inspiration gandhienne. François participa là-bas à de longues marches pour reconnaître les droits de ces paysans. Il était proche du leader de ce syndicat, Rajagopal.

* * * * *

Ce texte rejoint celui que Pascal avait rédigé en présentation de ces Rencontres 2017.

Comprendre les origines de la crise de l’agriculture française pour construire une agriculture éco-responsable et humaine (RESUMé)

Ce texte de Jean-Pierre Jouany et François Xavier de Montard, directeurs de recherche honoraires de l’INRA, membres de l’association GREFFE (Groupe Scientifique de Réflexion et d’Information pour un Développement Durable), est le résumé d’un texte de 16 pages dans lequel les éléments présentés ici sont développés et illustrés. Voir le texte intégral.

I– Un constat accablant

L’agriculture française a subi des bouleversements profonds après la guerre de 1939-45 pour répondre à la pénurie alimentaire qui frappait le pays. La recherche d’une productivité maximale a conduit à des mutations majeures dont le remembrement des parcelles et l’agrandissement des exploitations, le drainage et l’irrigation, l’apport massif d’intrants, une sélection génétique basée sur le rendement, une simplification des assolements et une spécialisation des productions. L’autosuffisance alimentaire a été obtenue dès 1970 et le coût relatif de l’alimentation a alors considérablement baissé ; il représente 20 % du budget des ménages aujourd’hui contre 40 % en 1950. De nombreux acteurs interviennent désormais dans la filière agricole et la part du budget consacrée à l’alimentation allant effectivement aux agriculteurs n’est que de 4 %. L’essentiel de la valorisation se fait donc en aval de l’agriculteur qui, par ailleurs, supporte tous les risques.

L’intensification de l’agriculture a entraîné une profonde transformation de la société, de notre mode de vie et de notre environnement. Le nombre d’agriculteurs est passé de 10 millions en 1945 à moins de 1 million aujourd’hui, tandis que la population française augmentait de 27 millions. L’exode rural vers les villes a pu, un temps, être absorbé par le développement concomitant de l’industrie, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui avec le ralentissement de la croissance et la robotisation. Cette situation explique, en partie, la crise sociale et la situation de chômage endémique de notre pays.

La production de masse d’aliments standardisés, bruts ou transformés, de qualités gustative et sanitaire plutôt insatisfaisantes, arrivant souvent au consommateur après un circuit complexe et délétère pour l’environnement, caractérise une part dominante de l’agriculture actuelle. De l’usage très répandu des pesticides résulte une contamination généralisée de l’environnement et de la population, y compris des enfants, dont les effets négatifs sur la santé sont maintenant avérés. Du coût important et sans cesse croissant des consommations intermédiaires (engrais, pesticides, entretien des matériels et bâtiments, frais vétérinaires…), résulte un revenu par exploitant très insuffisant pour la moitié d’entre eux, malgré un travail éreintant. En outre, le mode de production dit « intensif » coûte cher en intrants, émet des gaz à effet de serre (GES) en quantités considérables et n’améliore plus les rendements. Le constat amer de crises à répétition de l’agriculture qui ne sont plus maîtrisées par les responsables européens et nationaux, impose une nouvelle forme de production de nos aliments qui soit autrement plus économe, autonome, écologique, diversifiée et humaine.

II – Des propositions innovantes

L’originalité des propositions des acteurs agricoles innovants qu’il faut soutenir préférentiellement consiste en l’articulation d’une gestion saine de l’environnement avec une économie prospère de l’exploitation agricole et une revitalisation du monde rural. Parmi ces acteurs, on peut citer les agriculteurs biologiques mais pas seulement tant sont riches les expériences réussies sur le terrain (élevage à l’herbe intégral, association cultures-élevage…).

Pour l’environnement, il s’agit de supprimer (ou réduire fortement) l’usage des pesticides, des engrais de synthèse et des émissions de GES, d’entretenir la biodiversité et les services écosystémiques, de concevoir des agro-systèmes produisant des aliments de grande qualité, d’économiser l’énergie, de repenser le travail des sols (technique de non-labour, semis direct, couverture végétale permanente)… Du point de vue économique, il s’agit de maintenir en nombre des exploitations de taille moyenne qui fourniraient des produits de qualité et qui participeraient à leur transformation et leur commercialisation pour tirer profit de la plus-value faite en aval de la production. Ce gain, associé à des investissements et des emprunts strictement raisonnés, à une réduction des consommations intermédiaires, à une régulation des prix favorable aux producteurs et à une orientation des subventions pour soutenir les fonctions multiples de l’agriculture, permettrait aux acteurs principaux de l’agriculture de vivre décemment de leur dur labeur.

Du point de vue de la société rurale et de la vie sociale, il s’agit de rendre possible à nouveau le recrutement de jeunes agriculteurs en nombre et d’encourager la participation des agriculteurs à l’organisation de leur filière à l’échelle locale, régionale et nationale. L’animation de ces forums serait confiée à des personnes totalement indépendantes des grandes coopératives et des firmes qui sont à l’origine des crises actuelles de notre agriculture.

Dans ces perspectives, les leviers d’action proposés sont les suivants :

1- Maximiser l’utilisation des ressources naturelles gratuites et illimitées comme l’énergie solaire et le gaz carbonique atmosphérique pour la photosynthèse, l’azote de l’air pour sa fixation symbiotique dans les légumineuses ; utiliser la couverture végétale permanente pour séquestrer du

carbone dans les sols et améliorer leur structure (humus) et leur capacité de réserve en eau.

2- Gérer soigneusement l’eau (maîtriser sa circulation en surface, alimenter les nappes phréatiques, réduire drastiquement l’usage des engrais azotés minéraux et des produits chimiques à l’origine des contaminations actuelles).

3- Libérer le commerce des semences paysannes pour préserver la biodiversité issue des millénaires de sélection paysanne, développer les associations et rotations de culture, l’agroforesterie, pour lutter contre les ravageurs et les maladies des cultures.

4- Limiter la fréquence des labours pour préserver le carbone séquestré dans les sols et associer étroitement élevage et polyculture pour améliorer l’autonomie et la résilience des exploitations.

5- Réduire l’utilisation de l’énergie fossile, développer la production de bioénergie à la ferme et réintroduire la traction animale lorsqu’elle se révèle avantageuse.

6- Fournir des produits alimentaires de qualité irréprochable dans des circuits courts ; intégrer l’agriculteur dans la chaîne de transformation et de commercialisation de ses produits au sein de laquelle les bénéfices seront partagés.

7- Rétablir la priorité de l’accueil des jeunes agriculteurs en faisant évoluer le rôle des Safer pour qu’elles interviennent réellement dans la régulation du prix du foncier, s’opposent à la concentration des terres ou à leur achat par des investisseurs-spéculateurs ou à leur urbanisation.

8- Orienter les aides et subventions vers des productions de qualité, vers une gestion de l’environnement qui préserve les agro-écosystèmes, les biodiversités domestiques et naturelles, et la qualité de vie en zone rurale. Les mesures n’allant pas dans ce sens devraient être taxées.

L’agriculture sera définie comme « durable » si elle parvient à sauvegarder les ressources naturelles qui constituent les principaux leviers de sa production.

Les labels de qualité (Label rouge, Spécialités traditionnelles garanties, AB) et d’origine (AOP, AOC, IGP) des produits alimentaires devront se développer ; déjà 25 % sont labellisés en 2016. La formation et l’information des consommateurs devraient orienter leur choix vers ces produits.

Le coût des aliments labellisés issus d’une agriculture durable rivalisera avec celui des aliments issus de l’agriculture conventionnelle intensive lorsque le montant des externalités négatives (santé, environnement, transport, biodiversité, qualité de vie, entretien de paysages diversifiés…) sera intégré dans les prix de production.

Il est vital et urgent de soutenir les pionniers de la nouvelle agriculture qui ont compris l’intérêt des méthodes agro-écologiques, de la sauvegarde des ressources naturelles et de l’importance de la nutrition sur notre santé. « Se nourrir » est le premier besoin vital de l’Homme et l’intérêt que la société doit y consacrer commande priorité.

Vers le texte intégral

L’agriculture familiale agro-écologique dans le monde

A l’horizon 2050, une alimentation saine et suffisante, un climat mieux régulé, une biodiversité et des sols régénérés.

Ce texte de François Xavier de Montard, directeur de recherche honoraire INRA, GREFFE (Groupe scientifique de réflexion et d’information pour un développement durable), est le résumé d’une contribution qui fera partie d’un ouvrage collectif du GREFFE à paraître en février 2018.

Les agricultures familiales du monde, dont deux caractéristiques majeures sont la résilience associée à la multi-activité et à la quasi-absence de salariat, produisent 70 % de la production agricole mondiale. D’après la FAO, les besoins alimentaires mondiaux devraient croître de 70 % d’ici 2050 pour faire face à la croissance de la population et à l’évolution des habitudes alimentaires vers la viande et le lait. Une condition pour satisfaire les besoins alimentaires est l’entrée en transition démographique de l’Afrique sub-saharienne et sa confirmation en Asie du sud et du sud-est. Elle se produira si sont réalisées une forte amélioration de la condition des paysans (accès à la terre, prix agricoles et accès au marché) et la généralisation de l’instruction. Un autre défi est le changement climatique en cours et son cortège de sécheresses, inondations et tempêtes. En face, des agricultures agro-écologiques très productives, combinaison du meilleur des méthodes paysannes et des connaissances les plus récentes sur les agro-écosystèmes, sont à mettre en œuvre avec précision à l’échelle de petites ou moyennes fermes familiales pour composer une végétation à fort rendement très variée et résiliente face aux accidents climatiques et aux ennemis des cultures.

Du fait de son exigence en main-d’œuvre, une telle adaptation est peu envisageable pour l’agro-business dont, par ailleurs la rentabilité est assurée par la monoculture et l’emploi massif de pesticides qui mettent en danger la vie des sols et la santé des populations et détruisent la biodiversité. Ceci justifie puissamment la demande des organisations paysannes mondiales de protection de l’accès à la terre dans le cadre villageois et de libre commerce des semences paysannes, à l’encontre de l’emprise commerciale mondiale des OGM (10 % des surfaces) et de la vente des terres collectives à des investisseurs, pays ou fonds de pension, qui s’abritent dans la dynamique onusienne de « l’agriculture climato-intelligente » pour évacuer les paysans et pratiquer la monoculture de plantes alimentaires, textiles ou de bioénergie.

On estime les surfaces agricoles utiles à 3,4 milliards d’ha de terrains pâturés et à 1,4 milliard d’ha en terres arables dont une proportion très importante est dégradée. Le potentiel considérable de biodiversité, de régénération des sols et de productivité des agricultures familiales se développant en agro-écologie est présentement trop ignoré des décideurs et doit être opiniâtrement recherché et mis en valeur en remplacement des méthodes dégradantes des sols et des forêts (déforestation, surpâturage, érosion liés à des pratiques traditionnelles sous pression démographique et érosion et pollutions liées à l’agriculture industrielle).

François de Ravignan sur le partage

Les journées 2017 des Ami-e-s de François abordent le thème du partage. Pascal Pavie a dressé une synthèse de notes et d’articles de François de Ravignan sur ce thème. La voici :

Étonnamment cet homme engagé toute sa vie au service et au milieu des plus pauvres ne parle presque jamais de partage, l’occurrence de ce mot dans ses écrits est très faible.

Notre agronome préfère parler d’équité, d’exclusion, de démocratie sans doute parce que le partage est connoté moralement et suppose qu’il y ait toujours des riches pour que le partage existe.

Mais chez François de Ravignan la critique du développement, celle du développement durable et celle de la croissance sont irriguées en permanence par le souci du partage et l’espérance d’un bonheur commun à tous.

En cela François est fidèle sans doute à l’idéal chrétien, mais aussi sans le reconnaître clairement, à l’idéal communiste sur le partage des moyens de production, insistant très souvent sur la nécessité du partage de la terre pour les paysans a contrario des « développementistes » qui croient à la possibilité du partage de la production. En cela il va plus loin que l’esprit caritatif que l’on trouvait et que l’on trouve encore dans de nombreuses ONG s’occupant du Tiers Monde ou de la pauvreté en général, il s’attaque aux économistes libéraux y compris ceux qui se drapent de la préoccupation de la réduction de la pauvreté comme Amartya Sen, économiste indien qui fut prix Nobel d’économie et véritable vedette des instances internationales, de la FAO à la Banque Mondiale.

François cite souvent Gandhi : « ce que nous voulons ce n’est pas une production de masse mais une production par la masse ». En cela il se distingue nettement du credo des libéraux qui croient encore aux retombées positives de l’accroissement de production d’une économie productiviste contrôlée par une minorité au bénéfice ou au détriment des pauvres. C’est là un conflit latent et permanent avec les chrétiens qui ne voient le partage que dans la charité des riches vers les pauvres. François est plus dans cette pensée du partage politique que dans celle d’un partage humaniste. Il enseigne que les changements doivent être réellement dans les structures de production, il y a une sorte de lutte des classes permanente chez lui entre les riches et les pauvres ; son objectif n’est pas tant le partage des richesses mais celui du partage du pouvoir. Le pouvoir étant entendu comme celui de l’autonomie de chaque homme et chaque femme de pouvoir se nourrir et décider de son idéal de vie. Là il se détache des marxistes qui eux construisent un idéal de vie commun à toute l’humanité basé sur un confort matériel commun à celle-ci. Pour ce partage qui doit conduire à l’autonomie, il considère qu’il faut rompre avec la culture occidentale de la croissance, qui impose un modèle unique de développement calqué sur le développement des nations impérialistes, François préférant le terme « colonisatrices » ! Ce modèle, il le prouvera durant toute sa carrière, ne convient pas aux différents peuples et en plus il est un imaginaire impossible à accomplir, François se rendant compte très tôt, comme agronome, des limites écologiques de la planète. La croissance est pour François une idéologie totalitaire pour maintenir le système en place ; les faits lui donnent plus que raison puisque les écarts de richesse n’ont cessé de se creuser entre pays riches et pays pauvres et entre les plus riches et les plus pauvres.

Lors d’une conférence à Limoux en 2002, il ne pourra être plus clair : « en dépit des constats sur les limites et les dégâts de la croissance, il est évident que la déconstruction de ce système ne se fera jamais chez les riches. La seule décroissance possible est alors une décroissance forcée, sous l’effet de conflits ou de pénuries ou des deux ensemble. Plus nous attendrons plus ces conflits seront dramatiques. »

Pas d’angélisme chez ce chrétien écolo de gauche ! La lutte des classes est inévitable !

Sur le partage du pouvoir notre ami ne croit pas à une révolution menée par une avant-garde éclairée. Là aussi il reprend les propos de Gandhi :  « la vraie démocratie ne viendra pas de la prise de pouvoir de quelques uns, mais du pouvoir que tous auront un jour de s’opposer aux abus de l’autorité ». Il se méfie de l’État nation et rêve d’un retour ou d’un nouveau monde organisé très localement où chacun trouve sa place.

François opposera souvent dans ses réflexions le développement au partage ou à l’équité ; exemples à l’appui il donne la preuve que les plans de développement de type révolution verte en Inde ou ailleurs ne font qu’accroître les inégalités avec les plus pauvres même si ces plans parviennent effectivement à accroître la production. Il s’agit bien aussi du regard d’un chercheur sur non pas des chiffres qui annoncent des bons résultats de production mais surtout sur la répartition de ces nouvelles richesses produites. Les faits ne font hélas que lui donner raison à l’heure où Oxfam annonce que 1 % des plus riches de la planète possèdent, en 2017, 50 % des richesses, alors que la production n’a cessé d’augmenter.

La plupart des chercheurs, des économistes, des dirigeants politiques, de ceux qui sont aux commandes des grandes institutions mondiales comme le FMI, la Banque Mondiale, la FAO et de nombreuses ONG y compris de celles qui se préoccupent sincèrement de réduire la pauvreté, n’ont comme boussole que l’augmentation de la production, celle du PIB, ou au mieux celle du salaire ou du revenu moyen. François cherchera toujours dans ses analyses ce qu’il advient des plus démunis, des paysans sans terre, des ouvriers agricoles, des chômeurs, des parias au bas de l’échelle. L’ingénieur agronome qu’il est ne se satisfait pas des améliorations de productivité, il est aussi sociologue pour expliquer les phénomènes d’exclusion dans l’application des politiques de développement ou celles devant nous amener la croissance. C’est aussi pour lui un combat sémantique, une dénonciation permanente de ceux qui veulent nous faire confondre croissance et plein emploi, développement et fin de la pauvreté, progrès et bonheur.

Progrès et modernité.

Le chercheur agronome était très suspicieux sur l’introduction de la modernité dans les techniques de production. Il se pose toujours la question des effets directs et immédiats sur la société ; la mécanisation ou la motorisation de l’agriculture sera considérée avant tout sur son impact social : un tracteur en Inde c’est 7 fermes qui disparaissent, citant un vieux paysan de Normandie, un soc de charrue c’est un paysan en moins, en Andalousie la mécanisation ou l’introduction des désherbants dans les cultures vont entraîner du chômage chez les ouvriers agricoles. Il se rapprochera du SOC, le syndicat des ouvriers agricoles d’Andalousie, et soutiendra leurs efforts pour défendre leurs droits et surtout leur volonté de réforme agraire.

Équité ou répartition ?

« Le travail on vous le laisse, l’argent nous suffira », Coluche

François n’était pas coluchien ! Plus sérieusement il ne croyait pas aux politiques, même de type social-démocrate, dans leur capacité à répartir le bénéfice des améliorations de productivité ou celui de la croissance ou du développement. Il pensait même plutôt le contraire : les améliorations de production ne font dans nos systèmes politiques qu’aggraver les inégalités.

Démocratie, révolution ou anarchie ?

« Il faut rejeter l’idée qu’on peut partir d’en haut pour transformer la société de façon durable, cela est un héritage français de cette vache sacrée qu’on nomme révolution. »

François ne croyait pas aux avant-gardes éclairées, il n’était pas léniniste ! Toujours à l’écoute des gens d’en bas, il pensait que les changements viendraient de la base et des changements d’état d’esprit, plus anarchiste ou autogestionnaire sans doute que communiste donc. Mais si François ne croyait pas aux politiques réformistes de nos gouvernements il n’en était pas moins très politique, il s’était présenté comme son ami de jeunesse René Dumont aux élections régionales sur la listes des Verts et il croyait à l’importance et à l’efficacité d’un certain syndicalisme. Il a adhéré lui-même très tôt à la Confédération Paysanne, il a participé aux marches d’Ekta Parishad* en Inde, soutenu le SOC d’Andalousie, le MST (Mouvement des sans terre) brésilien et applaudi à la création du syndicat mondial des petits paysans Via Campesina, à leur revendication de souveraineté alimentaire.

Donc, l’équité ou le partage ne tombera pas du ciel il faut lutter !

L’économie :

François était agro-économiste mais très critique sur le primat de l’économie. « Celui-ci, devenu objectif social, génère exclusion et misère. Les classes moyennes justifient l’idéologie mondialiste et libérale, elle est un modèle attractif pour les pauvres qui pourtant ont 99 % de chances de ne pas y parvenir. Elle capte sans partage l’essentiel des gains de productivité et de la baisse des prix agricoles et industriels. »

Il faut sortir de l’imposture économique : « Si une société ne se donne pas comme objectif prioritaire le travailler-manger de tous, l’utilité sociale de tous, elle ne produira que de la misère »**

Culture et parole :

Pour François, c’est d’abord la parole qu’il faut reconnaître et partager. Il faut donc agir dans le domaine politique et culturel avant d’agir sur l’économique, c’est la démocratie qu’il faut approfondir.

Les moyens de parvenir à une société équitable :

A l’économie concurrentielle il oppose la solidarité, construire la souveraineté alimentaire au sein des nations et des régions, comme précurseur sur la nécessité de la relocalisation de la production.

« Finis les lendemains qui chantent, c’est aujourd’hui qu’il faut chanter sans attendre demain »

François croyait beaucoup à l’utilité des projets locaux, il ne déconsidérait pas les alternatives et pensait qu’il fallait plutôt construire des niches solidaires entre elles plutôt que de tenter de rentrer dans les créneaux.

A l’instar de son ami Majid Rahnema*** il partageait cette idée que lutter contre la misère n’est pas lutter contre les pauvres.

Lutter contre la triple exclusion : le travail, la terre, le marché

Enfin le partage c’était pour François la vie de tous les jours avec les uns et les autres. Partager une tranche de vie, partager un coup de main avec les agriculteurs pour relever des clôtures après une tempête, tailler la vigne, faire du pain…

« Poser ici et maintenant des actes justes c’est cela espérer. »

Pascal Pavie, en glanant des notes et des articles

* * * * *

*Ekta Parishad : syndicat des sans terre en Inde, d’inspiration gandhienne. François participa là-bas à de longues marches pour reconnaître les droits de ces paysans. Il était proche du leader de ce syndicat, Rajagopal.

** Intervention au salon Primevère à Lyon en 2001.

*** Majid Rahnema, ancien ministre de l’Iran exilé en France, décédé en 2015, auteur du livre « Quand la misère chasse la pauvreté ».

Programme des Rencontres 2017

Rencontres des Ami.es de François de Ravignan

10 novembre à Luc-sur-Aude, 11 et 12 novembre à Greffeil

Partager ?

Enfin partager…

Partage du temps, de l’argent, du bien commun,

du pouvoir, du travail, des savoirs…

Vendredi soir 10/11/2017 au foyer municipal de Luc-sur-Aude « Partage du pouvoir et démocratie »

  • 18h – Introduction de Greg pour une animation sur François (ou Habib)

  • 18h30 – Partage du pouvoir et démocratie: témoignage-débat : Intervention de Myriam, artiviste. A travers ses 30 ans de trajectoire de poétesse et de militante, elle témoignera des illusions et des exclus de notre « modèle démocratique », des luttes à l’œuvre et des pistes de changement…

Repas sur place.

  • 20h30 – Concert de Morice Bénin, chanteur, accompagné de Dominique Dumont à la guitare (au chapeau).

Samedi 11/11, salle municipale de Greffeil :

  • 9h30 – Introduction : « le Partage » vu par François de Ravignan, Pascal Pavie.

  • 10h30 – Le partage de la terre et des biens communs, Michel Merlet, AGTER.

  • 11h – Débat en plénière.

12h30 : Repas sur réservation avant le 5/11 au 04 68 47 12 83 : (10 €). Réservation des hébergements par mail (cosmoclo@orange.fr) ou au 04 68 69 46 30.

  • 14h – Le partage de l’argent, Baptiste Mylondo.

  • 14h45 – Débat en plénière.

15h30 : Pause

  • 15h45 – Constitution d’ateliers accompagnés par des réalisations concrètes de partage.

Présentation/introduction de 5-10minutes des personnes ressources invitées pour chaque atelier.

    • Atelier 1 – Le partage du pouvoir (dans l’entreprise) : l’expérience de La Belle Aude (ex-Pilpa).

    • Atelier 2 – Le partage des savoirs : par la Répartie (asso échange partage écologique).

    • Atelier 3 – Le partage du logement : Le projet de la Coopérative immobilière, B. Mylondo.

    • Atelier 4 – Est-ce l’argent qu’il faut partager ? : Christian Sunt et deux représentants de la Souriante, monnaie locale de la Haute Vallée de l’Aude.

18h15 : Pause

  • 18h30 : Plénière de restitution des ateliers.

20h : Repas sur place sur réservation avant le 5/11 au 04 68 47 12 83 : (12 €). Réservation des hébergements par mail (cosmoclo@orange.fr) ou au 04 68 69 46 30.

Scène partagée, amenez vos instruments, voix, mains, pieds… !

Dimanche matin 12/11, salle municipale de Greffeil :

  • 9h30 – Court-métrage sur François de Ravignan.

  • 9h45 – Le partage du temps.

    • Introduction par Clothilde de Ravignan.

    • Ateliers, débats, échanges…

  • 12h30 – Cercle de bilan des rencontres.

13h30 : Repas sur place sur réservation avant le 5/11 au 04 68 47 12 83 : (10 €). Réservation des hébergements par mail (cosmoclo@orange.fr) ou au 04 68 69 46 30.

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Pensez à réserver vos repas au 04 68 47 12 83 et votre hébergement par mail (cosmoclo@orange.fr) ou au 04 68 69 46 30.

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Texte de Pascal Pavie : François de Ravignan sur le partage

Miguel Benasayag : Imaginer un nouveau paradigme qui échappe au pouvoir global

La politique institutionnelle est dominée par des macro-processus, économiques notamment, qui des lieux de pouvoir font des lieux d’impuissance. Vouloir conquérir ce pouvoir n’a donc pas de sens. Il faut plutôt construire des contre-pouvoirs ouverts au monde, de nouvelles formes d’agir et de nouvelles alliances.

Miguel Benasayag (Photo Lina Etchesuri, Lavaca).

Avant les Rencontres 2016 des Ami(e)s de François de Ravignan, Pascal Pavie a rencontré, à Paris, Miguel Benasayag (1). Voici une synthèse de leur conversation.

La question posée au départ par Pascal est : « Comment se fait-il, alors que nous avons tant d’initiatives alternatives en France, qu’il n’y ait pas de traduction politique autour de ces alternatives ? »

« Depuis des années », répond Miguel Benasayag, « je me radicalise par rapport à la question du pouvoir politique : La politique représentative, la politique institutionnelle, est de plus en plus imbriquée, colonisée, dominée par des macro-processus économiques, idéologiques, politiques énormes non maîtrisables. Il y a des gens qui bénéficient de cela, mais personne ne le maîtrise. Je suis absolument convaincu que des macro-processus géopolitiques, macro-économiques, macro-techniques, très imbriqués comme la digitalisation du monde, ont pris une certaine autonomie et se servent du pouvoir. Les multinationales agissent comme des organismes semi-indépendants qui définissent leur propres stratégies. Nous le savons, il n’y a pas une décision macro-économique qui soit prise par des humains, ce sont des machines qui font le calcul de milliards d’algorithmes par seconde, qui tiennent compte de tonnes de macro-données, c’est ce que j’appelle les big data, qui décident s’il faut investir dans le cacao, entrer en guerre, racheter tel groupe… »

Face à cette réalité, « la seule façon d’agir en société, la seule façon de construire quelque chose qui résiste, c’est de construire des contre-pouvoirs, de manière à faire pression sur le pouvoir. »

Miguel Benasayag met tout de suite en garde contre la tentation de la prise du pouvoir : « Nous devons vraiment nous vacciner contre ce torticolis qui nous fait regarder le pouvoir, vers le haut ; je suis convaincu qu’il faut abandonner l’idée qu’il peut y avoir un pouvoir au bout et qu’il peut y avoir une société gérée de la bonne façon. »

Il l’illustre avec sa vision de l’exemple de Podemos (2) : « Je pense que, malheureusement, Podemos a pris le chemin de « no podemos ». La première chose que va dire le premier ministre de Podemos en Espagne, si un jour il y en a un, ce sera « no podemos ». Malheureusement, et avec la bonne intention de beaucoup de gens dans Podemos, certainement la majorité, Podemos va finir par dire « no podemos », parce que les lieux institutionnels centraux sont les lieux de l’impuissance. Il faut regarder les expériences, il n’y a pas des corrompus, des pourris, des traîtres, il n’y a que des gens qui ont compris que « no podemos ». Moi, je pense qu’il ne faut pas abandonner les lieux institutionnels, je pense que si l’on a des députés, si on peut gagner de l’influence c’est bien ; simplement il faut comprendre que les lieux institutionnels ne sont pas les lieux du changement social. »

Il fait le lien avec la situation en Grèce : « Il y a l’illusion de dire « bon, je connais la machine je peux la débrancher ». On peut croire que les copains grecs, ou d’autres, sont bêtes, qu’ils n’ont pas vu où était la prise pour la débrancher. La réalité c’est qu’on est dans un monde au niveau de la globalité, et je crois que l’alternative doit partir de la prise de conscience par rapport à la globalité… »

Miguel Benasayag voit deux possibilités, pour les initiatives alternatives : la première c’est « construire notre petite vie dans notre coin ; là, on nous laisse jouer dans la récré. » Et il cite l’exemple des communautés hippies qui « chez nous en Argentine sont devenues des lieux occultes, avec des gourous, un désastre » et des kibboutz, « qui sont devenus des lieux réactionnaires, de richards ». L’autre possibilité c’est de « construire des expériences alternatives ouvertes au monde ». Il cite le renouveau des coopératives en Argentine, avec notamment l’expérience de Lavaca (voir plus loin), et de nombreuses expériences en Amérique Latine, « écologiques, micro-communautaires, qui petit à petit construisent un nouveau paradigme de façon de désirer, de solidarité, de sociabilité. Ces expériences-là, dans la mesure où elles peuvent rester ouvertes, ne pas se présenter comme des donneurs de leçon mais comme des laboratoires, elles peuvent être les lieux d’où petit à petit émerge ce dont on a besoin tous, c’est-à-dire de savoir comment aujourd’hui on peut assumer les grands défis qui menacent la vie sur la planète, comment on peut répondre au désastre écologique qui est lié probablement aux modes de production, de désir, de consommation. »

« Aucun pouvoir ne peut nous dicter nos désirs »

Cette réponse aux grands défis ne peut être attendue du pouvoir : « Aucun pouvoir ne peut te dire ce tu désires, ce que tu désires consommer ou pas, aucun pouvoir ne peut te dire comment tu vas te sentir heureux. Ce dont on a besoin, ce sont des lieux de sociabilité, des désirs, une esthétique autre qu’une esthétique individualiste de consommation ; ça, ça ne peut se produire que par des expériences multiples, conflictuelles, ouvertes à la base ; on n’a pas besoin aujourd’hui d’un gouvernement qui distribue. »

Et il donne l’exemple du gouvernement néo-péroniste argentin de Cristina Kirchner (qui a perdu les élections présidentielles de décembre 2015 face au libéral Mauricio Macri). Cristina Kirchner, dit-il, « gardait le vieil idéal de gauche de distribuer des subsides à tout le monde. (…) Pour moi, aujourd’hui être de gauche ne veut pas dire produire pour distribuer. Il y a un vrai problème parce que même chez Marx la question c’est de développer les forces productives pour pouvoir changer les rapports de production, c’est-à-dire qu’il y ait beaucoup de pommes de terres pour pouvoir les répartir. Si la gauche garde l’idée de sur-produire pour répartir, elle fait une erreur, c’est ce qu’a fait Cristina Kirchner chez nous : surproduire des OGM, des minerais à ciel ouvert, des automobiles… Mais quel est le problème ? Le problème c’est un gouvernement qui dit, d’en haut, « vous ne devez pas désirer de voitures, vous ne devez pas désirer consommer » ; ça, ça s’appelle la dictature maoïste, la dictature stalinienne, de dire aux gens ce qu’ils doivent désirer ; en plus, ça provoque le contraire ».

« Alors moi, je pense qu’il faut changer l’imaginaire, construire un imaginaire nouveau, il faut construire un paradigme, sans pour autant prétendre dire ce que va devenir le monde d’ici 50 ans. Mais, en quelque sorte la globalité reste toujours du côté de l’ennemi. Nous ne pouvons qu’agir localement, dans la multiplicité, dans la conflictualité. L’idée d’un modèle global qui s’oppose au modèle global actuel est un piège. »

« Il faudrait pouvoir inventer de nouvelles formes d’agir, d‘accumulation de forces horizontales avec d’autres alliances, avec d’autres modes de production, avec d’autres expériences ; j‘en ai rencontré des centaines de fois, des expériences différentes dans divers lieux du monde.« 

Miguel Benasayag en vient à l’expérience de la coopérative Lavaca (de « la vaca » = la vache), dont il fait partie. C’est une expérience « vraiment très puissante, très intéressante. Ils se sont ramifiés horizontalement vers des tas de choses, en fédérant, non pas en fédérant comme un noyau mais en fédérant de façon horizontale, rhizomatique. Tout ce qui est activité artistique, d’édition, sociale, économique, politique, tout passe par Lavaca mais ne converge pas vers Lavaca. Il y a, entre tout cela, un lien organique en même temps très distendu pour qu’il n’y ait aucune centralité ; il y a un lien avec toutes les luttes qui émergent comme les luttes des Indiens, des transsexuels, des prostituées, des enfants de la rue, des syndicats ; il y a un réseau de 200 radios dans lequel chaque programme est diffusé par chaque radio, ce qui permet de faire un journalisme en profondeur, intensif et non pas un journalisme de blabla. »

A ce moment de la conversation, Pascal avance l’exemple de la Coopérative Intégrale Catalane ou celle de Toulouse, dont l’état d’esprit est proche de celui de Lavaca. Miguel Benasayag ne connaît pas ces expériences, ce qui est significatif de la nécessité criante de « relier les initiatives alternatives », le thème de ces Rencontres 2016.

Miguel conclut : « Je pense que c’est cet état d’esprit, qui ne devra jamais aboutir à un modèle, qui va être la puissance suffisante pour que des issues par rapport à ce qui menace la vie à notre époque puissent être créées. Il faut créer les conditions pour que les gens ne puissent pas être absolument colonisés dans leurs têtes, dans leurs corps et dans leurs désirs par le néo-libéralisme, parce que les points gagnés par le néo-libéralisme, contrairement aux militaires et aux dictatures, ils sont gagnés dans nos têtes. »

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1) Miguel Benasayag, né en Argentine en 1953, est philosophe, psychanalyste et chercheur en épistémologie. Il a milité en Argentine (notamment dans la guérilla guévariste des années 60 et, depuis 2010, avec la coopérative Lavaca), en France (il est, par exemple, l’auteur du « Manifeste du réseau de résistance alternatif ») et en Italie (mouvement coopératif).

2) Podemos (« nous pouvons ») : mouvement politique né en Espagne, à la suite des mobilisations de rues en 2011, et qui s’est donné pour objectif de faire accéder les citoyens aux pouvoirs institutionnels.

Des représentants de Podemos ont participé aux Rencontres 2016 : Voir le compte-rendu.

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En savoir plus :

. Sur Miguel Benasayag.

. Sur Lavaca.

. Sur la Coopérative Intégrale Catalane.

Et encore sur la Coopérative Intégrale Catalane.

15 avril : une journée pour Relier les initiatives de la Haute-Vallée de l’Aude

Comment, quand et ou ?

Le samedi 15 avril 2017, de 9 h à 17 h

à la salle associative des Maillols, 26 Av. du Col de Festes, 11300 Festes-et-Saint-André.

9 h Café pour se connaître, 10 h tour de table de présentation des motivations et attentes concrètes, 13 h repas partagé sorti du panier, 14 h atelier en groupe pour construire des propositions concrètes…

Pourquoi ?

Le tissu associatif, les collectifs, les sociétés coopératives… présents dans la Haute Vallée sont foisonnants et indispensables au bien être de tous. Car dans les territoires ruraux, si l’on ne fait rien, rien ne se passe ! Ils créent des services et impulsent un vrai dynamisme sans forcément s’en rendre compte.

Cependant, toutes ces activités qui font l’endroit où nous avons choisi de vivre sont majoritairement menées de manières individuelles. Il n’existe que peu de réelle(s) synergie(s) entre les initiatives, ni de concertation sur les actions qu’il serait possible de mener à plusieurs.

Nous rassembler, nous qui prenons part à la vie locale, pour mieux nous connaître, pour partager nos envies, nos visions, nos objectifs ; voila qui pourrait donner une autre dimension à nos actions ! C’est une force pour chacun de savoir qu’il est entouré par d’autres qui œuvrent dans le même sens…

De ce constat est née la volonté de créer une dynamique commune. Relier les initiatives était le thème des rencontres des amis de François de Ravignan qui ont lieu à Greffeil et à la Claranda en novembre dernier (compte-rendus des journées sur ce site).

Se relier : il y en a pour toutes les envies !

Les quatre jours de rencontre ont permis de faire émerger trois grandes motivations à relier les initiatives :

  • Mutualiser : échanger des infos, des savoirs, des expériences, des ressources humaines, matérielles, créer des synergies, des outils de coopération et d’information… ;

  • Constituer une force d’action : se mobiliser au plus grand nombre en soutien à des causes portées par un des collectifs, ou des causes de « bien commun » ;

  • Construire ensemble des solutions alternatives à un modèle social, politique et économique qui épuise les ressources naturelles et humaines à toutes les échelles.

En écho, nous (personnes motivées) vous proposons de partager une journée de rencontre des autres porteurs d’initiative, de discussion et d’ateliers autour de ces motivations, et de celles qui émergeront.

Si on peut renforcer la dynamique collective dans la Haute Vallée, pourquoi ne pas tenter le coup ?

Merci de nous prévenir de votre participation, mais même sans ça, vous serez bienvenu(e)s !

Contacts : Antoine 07 70 39 27 64 et Aurélie 06 44 82 41 76.

Longo Maï : une vie alternative dans le monde

L’expérience des coopérateurs de Longo Maï montre qu’il est possible de vivre de façon alternative tout en restant néanmoins reliés au monde environnant. C’est ce qu’expliquent Hannes Lammler et Ino Pries.

La cuisine collective de Grange Neuve (Photo Longo Maï).

La cuisine collective de Grange Neuve (Photo Longo Maï).

Longo Maï, la bien nommée, est une expérience qui a démarré il y a 43 ans : en provençal, « longo maï » signifie « que ça dure longtemps« . Hannes Lammler a vécu, depuis le début, ce projet de vie alternative.

L’aventure a démarré en été 1973 à Limans (près de Forcalquier, Alpes-de-Haute-Provence) dans la foulée de mai 1968. Les créateurs de cette première coopérative furent un groupe de jeunes très engagés en Suisse et en Autriche. Ayant participé aux luttes urbaines, ils étaient pour la plupart sur des listes noires et n’arrivaient pas à trouver de travail. Le contexte de la guerre froide et l’anticommunisme ambiant entretenaient un climat de peur vis-à-vis des jeunes en révolte et une tendance ä la criminalisation de leurs actes. Ainsi est née l’idée de trouver, loin des villes, des espaces délaissés et de la terre pour, dans un premier temps, subvenir à leurs besoins alimentaires, se loger et construire une vie alternative.

Le projet a, petit à petit, pris de l’ampleur. L’objectif n’était pas d’avoir une structure trop importante mais plutôt d’essaimer. C’est ce qui a été réalisé avec succès : Longo Maï compte aujourd’hui dix coopératives, en Allemagne, en Suisse, en Autriche, en Ukraine, au Costa Rica et dans le Sud-Est de la France : Treynas (Chanéac, Ardèche), Mas de Granier (Saint-Martin-de-Crau, Bouches-du-Rhône), La Cabrery (Vitrolles-en-Lubéron, Vaucluse), Grange Neuve (Limans, Alpes-de-Haute-Provence), Filature Chantemerle (Saint-Chaffrey, près de Briançon, Hautes-Alpes).

L’idée de départ est, dans un monde qui court à sa perte, « d’agir concrètement là où nous vivons« , dans un esprit de société alternative centrée sur l’amitié, le bien commun et l’entraide. Chaque coopérative fonctionne en autogestion, sans salariat : ses membres sont des bénévoles et ils sont logés et nourris.

Dans les premiers temps une certaine gauche a reproché aux promoteurs de Longo Maï de se couper du monde, de se replier sur soi. Mais l’automne qui suivit l’été 1973, des membres fondateurs furent expulsés de France par Raymond Marcellin (ministre de l’Intérieur) qui s’est transformé ainsi en promoteur contre son gré de Longo Maï : des milliers de jeunes Français ont entendu et se sont rendus en solidarité à Limans.

À travers les années chaque coopérative a réussi, non sans difficultés, à s’implanter dans son milieu environnant. Les réalisations micro-économiques comme par exemple la reprise de la transformation de la laine à la Filature de Chantemerle, à Saint-Chaffrey près de Briançon, pour compléter l’élevage de moutons en recréant une filière laine ; le maraîchage près de Saint-Martin-de-Crau qui a fourni les légumes pour des paniers hebdomadaires à l’époque précurseurs des Amap et la transformation sur place des légumes dans une conserverie artisanale, utilisée également par plusieurs paysans voisins ; la viticulture dans une ferme du Lubéron, l’exploitation de la forêt avec la transformation du bois à Treynas.

Le coup d’État du 11 septembre 1973 au Chili a motivé plusieurs membres fondateurs à s’engager pour aider les réfugiés à s’échapper des geôles de la dictature de Pinochet. L’action place gratuite, une campagne de grande envergure, a permis à près de 3 000 Chiliens de trouver un accueil en Suisse et en Autriche.

Les gens de Longo Maï ont périodiquement mené ou participé à des luttes sociales et politiques en lien avec les grandes causes internationales. Ils ont de tous temps accueilli dans leurs coopératives à la fois les visiteurs et les réfugiés politiques. « Quand quelqu’un vient, peu importe ses moyens, il peut rester le plus longtemps possible s’il y a affinité.« 

Autre témoin de l’ouverture de Longo Maï au monde, les enfants vont à l’école publique des communes ou sont implantées les coopératives. Les familles de Longo Maï ont activement contribué à la réouverture de l’école de Limans.

Transmettre la possibilité de résistance

Bien sûr, Longo Maï reste, face aux énormes transformations qui bousculent la planète, une expérience à la marge de la société. « Nous avançons très lentement« , dit Hannes. « Pendant ce temps, on a bétonné de partout. La croissance cancéreuse du capitalisme est impressionnante. Avec le premier budget de la planète qui est l’armement et le deuxième la publicité, on assiste à un développement suicidaire. Laisser créer et essaimer des alternatives de vie dans ce contexte n’est pas évident…« 

Grange Neuve. Au jardin (Photo Longo Maï).

Grange Neuve. Au jardin (Photo Longo Maï).

Longo Maï ne renonce pas pour autant à son utopie. Il se veut « un lieu école de transmission de la possibilité de résistance« . C’est notamment l’objet de ses rencontres internationales d’été qui s’étaient tenues jusqu’en 1996 et qui ont été relancées en 2016 (avec 400 participants).

La longévité de Longo Maï est en partie due à cette ouverture au monde : « Nous avons construit un réseau d’amis pour pouvoir faire un pas de côté en s’appuyant les uns sur les autres. » Et ce soutien n’a pas été inutile : « C’est la solidarité d’un large réseau d’amis qui a permis d’éviter les emprunts bancaires pour la création de nos lieux de vie. Ainsi ces terres et ces fermes ont pu sortir de la spéculation et sont la propriété de la fondation Fonds de Terre Européenne. A différents moments de notre histoire, on a essayé de nous traiter de secte, de terroristes, de truands. Si nous existons encore, c’est aussi grâce au réseau d’amis.« 

La persistance de l’expérience de Longo Maï est intéressante par les évolutions qu’elle permet d’entrevoir. Au niveau des enfants par exemple : « Ils ont grandi en groupe, ont été éduqués dans un esprit critique, de solidarité et de liberté. Certains d’entre eux ont créé une vie en commun ailleurs, par exemple dans le Tarn. Dans l’ensemble, ils n’ont pas trop envie de rupture avec ce que nous leur avons appris.« 

Et puis il y a le « troisième âge« .

Il n’y a pas beaucoup de communautés qui approchent les 50 ans. Hannes fait partie des anciens qui sont toujours et encore là. Ils réfléchissent à la meilleure manière de vivre cette tranche de la vie : Lâcher et prendre une distance de la vie active sans pour autant tourner le dos à la communauté. La tradition paysanne, là où elle a échappé au joug féodal ou citadin, a construit pour les anciens le Stöckli, la maisonnette pour les anciens. On trouve encore cette tradition dans les grandes fermes du Canton de Bern ou aussi en Allemagne (Forêt Noire). À côté de la maison principale, il y a la maisonnette des vieux, une façon de « se mettre un peu à l’écart tout en étant là« .

Pour ce qui est des modalités économiques de la retraite, Longo Maï n’a pas su mettre en place une solution européenne pour les vieux dans les différents lieux. Les coopérateurs, n’ayant pas été salariés, pourront selon le pays bénéficier d’une petite retraite ou des modestes mensualités du fonds vieillesse de la coopérative. En France, ils bénéficient de la CMU (couverture maladie universelle). « Dans ce domaine nous n’avons pas réussi à créer des structures vraiment alternatives« , dit, à ce sujet, Hannes.

Une question de l’auditoire porte sur la manière de résoudre les conflits. « Nous travaillons sur une communication non-violente« , explique Ino. « En faisant appel à des gens formés sur cette problématique quand c’est utile. Mais il y a forcément des conflits. » (…) En fait, « il n’y a pas trop de codification, il y a beaucoup de souplesse ; ça crée une tension permanente, mais c’est la vie. Il faut prendre du recul pour éviter le conflit.« 

« L’un des grands avantages de la vie en coopérative« , conclut Ino Pries, « c’est qu’elle donne la possibilité de ne pas avoir une vie en tranches de saucisson : le travail, la famille, les vacances, la politique. Nous n’avons jamais dissocié tout cela, l’accueil de réfugiés politiques, la fabrication de conserves, tout est mêlé. C’est compliqué, mais c’est passionnant.« 

La Cabrery. Après les vendanges (Photo Longo Maï).

La Cabrery. Après les vendanges (Photo Longo Maï).

En savoir plus : Site de Longo Maï

Site « Humanisme pur », les coopératives Longo Maï.

Lire, sur ce même blog, « Longo Maï, la maîtrise de la filière laine ».

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Des lectures recommandées par Hannes pour poursuivre la réflexion :

– John Berger, «Épilogue historique» (extrait du livre La Cocadrille) oppose la culture paysanne de survie à la folie capitalistique de la croissance… Pour recevoir ce texte : hannes@longomai.org

– David Graeber, « Dette, 5 000 ans d’histoire » : ouvrir le pdf, graeber (le livre est disponible aux Éditions Les Liens qui Libèrent).

– Les deux ultimes interventions lors du Monsanto Tribunal à La Haye, en vidéo : Françoise Tulkens, présidente du panel des juges ; et Marie-Monique Robin, marraine de la campagne.

Juan Branco, L’ordre et le Monde, critique du Tribunal pénal international.

Hannes Lammler « Chickenflu Opera – opération grippe aviaire« , Esprit frappeur.

– Beatriz Graff : « Longo Maï – Révolte et Utopie après 68. Vie et autogestion dans les coopératives européennes ». Editions Thesis-Ars historica 2006, ISBN 3-908544-83-1.

Le développement contre les paysans

Texte d’une conférence prononcée par François de Ravignan au Cun du Larzac le 24 juin 2005.

Je voulais, en commençant cet entretien, vous adresser une parole de bonheur, en dépit du fait que les sujets dont nous avons à parler ensemble ce soir n’invitent guère à la sérénité. C’est pourquoi j’ai demandé conseil à ma femme, ici présente. Elle m’a suggéré de vous dire que, si nos cœurs s’accordent à notre intelligence, il y aura du bonheur dans notre partage, parce que nous ne nous contenterons pas d’acquérir un savoir, mais que nous ferons un bout de chemin à la rencontre de l’autre, donc du bonheur : c’est donc ce que je souhaite, à vous comme à moi, pour cette soirée.

Nous allons parler d’abord des paysans en élargissant notre regard à l’ensemble de la planète : qui sont-ils, où sont-ils ? Nous parlerons ensuite du développement, cette idéologie du XXe siècle, et de ses conséquences sur la paysannerie, avant de nous demander ce que peut nous suggérer la situation présente.

Qui sont, où sont les paysans dans le monde?

Dans nos pays, les paysans ne sont plus très nombreux. En France, ils ne représentent plus que 3,7 % de la population (alors qu’ils en étaient le quart en 1950 et la moitié un siècle plus tôt). Ils ne sont même plus majoritaires dans la population rurale : sur 15 millions de ruraux, 2,2 seulement vivent de l’agriculture. Dans l’ex-Europe des Quinze, les paysans sont déjà proportionnellement plus nombreux : 5 % ; bien davantage dans les dix pays récemment rattachés à l’Union, à savoir 20 %, avec de fortes variations suivant ces pays.

Mais, dans l’ensemble du monde, les paysans représentent plus de la moitié de la population totale, comme on le voit sur le tableau ci-après. En d’autres termes, un homme sur deux est un paysan du Sud. Qui plus est, en dépit de l’exode rural et de l’énorme expansion des villes du Sud, cette proportion n’a pas changé depuis trente ans. Beaucoup de gens s’imaginent que partout dans le monde l’exode vers les villes fait diminuer la population rurale et agricole comme c’était le cas chez nous de 1850 à 1975. Mais dans les pays du Sud, l’expansion démographique provoque, en dépit de l’exode rural, une augmentation de la population rurale et même agricole (près de 60 % dans les quarante dernières années). Exemple : en Turquie, la population active agricole et le nombre des exploitations ont augmenté jusqu’en 1995, tandis que la population urbaine passait en vingt ans de 17 à 42 millions. Au Nigeria, dans la même période 75-95, la population urbaine augmente de près de 30 millions (soit un triplement), tandis que les ruraux s’accroissent de près de 20 millions. En Inde, de 1980 et 2001 la population employée dans l’industrie et les services double ; dans l’agriculture elle augmente de 50  %.

Quels sont les moyens dont disposent ces paysans ? Nous avons distingué, dans le tableau, à la rubrique « moyens de travail », trois catégories de paysans : ceux qui travaillent avec un tracteur (T), ceux qui travaillent en culture attelée avec des animaux (A), ceux qui travaillent manuellement (M) et qui sont la majorité écrasante. Essayons maintenant de voir comment se répartit la production en fonction des catégories précédentes de population active, tractorés (T), attelés (A), manuels (M). Pour simplifier, nous ne parlerons que de la production céréalière, à savoir environ 2 milliards de tonnes par an. On voit (sur le tableau à la rubrique production) que les « attelés » produisent autant que les « tractorés », mais avec une productivité apparente quinze fois moindre ; les « manuels » produisent moins de la moitié des attelés, mais avec une productivité dix fois moindre, donc 150 fois inférieure à celle des tractorés. Ainsi, non seulement les paysans des pays industrialisés ne sont qu’une très petite minorité des paysans du monde, mais les agricultures qu’ils pratiquent sont un cas très particulier d’agriculture. Nous ne pourrons donc raisonner valablement à l’échelle du monde avec, à l’arrière-plan, le modèle de nos agricultures : il ne faut jamais l’oublier.

Le développement dans l’agriculture

Tant dans les instances gouvernementales que dans les bureaux d’étude et les organismes de recherche, il est vraiment rarissime que l’on ose remettre en question le développement, ce mythe directeur du demi-siècle qui vient de s’achever étant considéré comme universel et atemporel. L’histoire nous apprend pourtant que, dans son acception présente, le développement a pris naissance dans le discours du 20 janvier 1949 sur l’état de l’Union du Président Truman, promesse d’une prospérité pour tous sur le modèle états-unien, dont n’était pas absente une volonté hégémonique face au risque communiste. Rappelons que, dans le même but hégémonique, Truman avait fait détruire, en août 1945, Hiroshima et Nagasaki, alors que le Japon était prêt à capituler sans cela. En d’autres termes, le développement est à la bombe atomique ce que la carotte est au bâton.

Il y a, en amont du développement, l’idée qu’une croissance matérielle rapide est la base essentielle du progrès de l’humanité vers plus de bien-être ; avec pour corollaire le concept de trickle down, à savoir que la croissance de la production est, de facto, profitable à plus ou moins long terme à toute la population d’un pays. En ce qui concerne l’agriculture, une croissance rapide, cela veut dire la « sainte trinité » semences sélectionnées, engrais, pesticides. Le deuxième postulat lié au concept du développement, c’est la libéralisation des échanges. Alors que les politiques agricoles étaient restées longtemps un domaine réservé des États, elle vont ainsi se soumettre à une concurrence de plus en plus mondialisée, et ceci surtout à partir des années 90. Mais lorsqu’on met en concurrence des paysans du Sud avec d’autres dont la productivité est plus de 100 fois supérieure, ils ne peuvent tenir le choc.
Les partisans du « développement agricole « arguent du fait qu’il faudra nourrir 2 à 3 milliards d’hommes supplémentaires d’ici à une cinquantaine d’années, la plupart dans les pays du Sud de la planète. Certains pensent à solliciter pour cela les pays dont l’agriculture est majoritairement modernisée comme l’Europe de l’Ouest ou les États-Unis. Comment, par exemple, augmenter de 20 % la production céréalière mondiale, soit 400 millions de tonnes (ration de 2 milliards d’hommes en régime végétarien) ? Si l’on compte pour cela sur les seuls  » tractorés « , il leur faudrait augmenter de près de 50 % leur production, alors que leur nombre décroît et que leurs rendements, déjà très élevés, plafonnent. D’ailleurs, dans les vingt-cinq dernières années, ils n’ont augmenté leur production que de 200 millions de tonnes environ (comme on le voit en bas du tableau). Ils ne sont donc pas en mesure de nourrir le monde entier. Sans parler des conséquences sur le plan des transports et de la pollution.

Deuxième hypothèse : moderniser les paysans du Sud. C’est possible, et c’est déjà largement en cours pour une partie d’entre eux. Dans les dernières vingt-cinq années, la production céréalière du Sud a pratiquement doublé et une partie de cet accroissement est certainement dû à la modernisation des méthodes de production. Le problème c’est la façon dont ça se passe, car ceux qui peuvent acquérir tracteurs, engrais et pesticides sont ceux qui ont déjà des possibilités d’investir. En outre cela ne va pas sans problèmes d’environnement ou de dépendance liée à la monoculture. Les « révolutions vertes », enclenchées à l’instigation des États-uniens et des institutions internationales dans les pays d’Asie du Sud-Est et en Inde, ont enrichi les paysans riches et appauvri encore les pauvres, voire les ont obligés à céder leur terre et à partir dans les bidonvilles. Par exemple, au Tamil-Nadu, à partir de 1970, on a importé des tracteurs. En 2000, il y en avait 700 000. Mais, de 1970 à 90, 60 % de l’emploi agricole salarié a été détruit par cette mécanisation ; on est passé de 180-200 jours de travail/an par journalier à 90-100 jours.

La triple exclusion

Plus généralement, on voit s’étendre, à partir du monde paysan, une triple exclusion : des terres (par exemple au Brésil où les conflits pour la terre ont provoqué des milliers de morts dans les dix dernières années), du travail (comme on vient de le voir en Inde), du marché (importations céréalières ou de volailles en Afrique). Certains chiffres donnent le vertige : on parle par exemple de 150 à 400 millions de paysans chinois condamnés à quitter la terre dans les décennies qui viennent. Mais, plus près de nous, dans les pays de l’Est récemment rattachés à l’Union européenne, l’idée qui prévaut est que ces pays vont se développer à notre image et que l’agriculture, en particulier va prendre le train de la Politique Agricole Commune. Or, avec une population presque quatre fois inférieure à celle des Quinze, les douze PECO ont une population paysanne supérieure d’un tiers à la nôtre, tandis que la surface moyenne exploitée par actif agricole est de 6 ha contre 18. La libre concurrence qu’on leur propose comme une panacée sera généralement, sauf pour quelques grandes exploitations qui s’en sortiront, le combat du pot de terre contre le pot de fer.

C’est ainsi qu’aux 7 millions de chômeurs de l’Europe des Quinze risquent de s’ajouter sans grand délai les 4 millions d’actifs agricoles dont, selon les prévisions actuelles, il faudra « dégraisser » l’agriculture des PECO, alors que déjà dans le plus vaste de ces pays, la Pologne, le chômage touche 20 % de la population active. Enfin, en Turquie où il y a autant de travailleurs agricoles que dans toute l’ex-Europe des Quinze, soit 7 millions, les experts parlent de réduire l’emploi agricole de quatre ou cinq millions, ce qui veut dire, avec les familles, 15 millions de personnes exclues. Face à ce scénario, Ankara n’a, pour l’heure, prévu aucune solution, jugeant sans doute que les problèmes sociaux doivent être résolus par les réseaux d’entraide familiale.

D’autres voies ?

Pourtant, il serait possible d’augmenter de 600 millions de tonnes (soit d’un peu plus de 50 %) la production des paysans « attelés » et « manuels », vu les rendements souvent très bas, avec des moyens beaucoup plus modestes ; cela aurait de plus l’avantage de donner une production mieux répartie, beaucoup moins coûteuse en intrants, donc en consommation énergétique et en pollution. En outre, quand on a affaire à des paysans pauvres, il n’est guère expédient de prétendre leur faire dépenser de l’argent avant qu’il n’en aient gagné !

Un tel enjeu est capital, mais le choix dans ce sens ne sera pas le fait des États, ni des organisations internationales qui penchent généralement de l’autre côté. Il ne peut être conquis que par une forte organisation collective, permettant, par l’établissement d’un réseau de relations, de substituer la coopération et la complémentarité à la concurrence, d’une part directement sur le terrain à travers des expériences localisées (par exemple les AMAP) ; d’autre part à l’échelle internationale, de par une militance organisée. Déjà, beaucoup de paysans l’ont compris, par exemple, pour ne citer que ce que je connais, ceux du SOC en Andalousie, Ekta Parishad en Inde, le MST au Brésil, la Confédération Paysanne en France, qui, tous ensemble ont abouti à la création, en 1993, du premier mouvement mondial de paysans, Via Campesina, qui met au premier rang des revendications les réformes agraires (bien oubliées depuis 1980), la souveraineté alimentaire (à savoir le droit de chaque peuple de produire ses propres aliments de base dans le respect de la diversité culturelle), l’agriculture paysanne respectueuse de l’environnement, créatrice d’emploi et de produits de qualité, la biodiversité, contre les monopoles qui pèsent de plus en plus sur la production des semences.

Ces exemples illustrent je crois suffisamment le fait que la question n’est pas tant, comme on le dit trop souvent, de « nourrir les hommes », mais bien plutôt de leur permettre de se nourrir, et pour cela de ne pas les en empêcher. « Si quelqu’un a faim, ne lui donne pas un poisson, mais un filet et apprends-lui à pêcher ». Que de fois avons-nous entendu citer ce proverbe, notamment à propos des paysans pauvres. Or, tant en Afrique qu’en Inde, j’ai constaté que les pêcheurs traditionnels ne manquent ni de filets ni de savoir-faire, et que je serais tout à fait incapable de leur apprendre à pêcher ! En revanche, ils sont de plus en plus gênés par la concurrence de sociétés qui surexploitent les fonds marins avec de gros moyens et par là les privent peu à peu de leur activité. Je m’inscris donc en faux contre le fameux proverbe, et j’espère vous avoir fait comprendre pourquoi. Je vous invite par là même à combattre pour l’équité, car il ne faut pourtant pas se bercer d’illusions : l’élimination, déjà en cours, de centaines de millions de paysans, sans aucune contrepartie sur le plan du travail, ne peut qu’avoir des conséquences dramatiques, non seulement pour ces paysans, mais pour nous tous, car c’est un facteur évident d’instabilité pour les sociétés, y compris celles qui, aujourd’hui, se croient tirées d’affaire.

Documentation

Réseau Solidarité, 10 quai de Richemont, 35 000 Rennes, tél.
02 99 30 60 53, reseau-solidarite@globenet.orgwww.globenet.org/reseau-solidarite

Réseau Agriculture Durable, 97 avenue Bonnin, 35 571 Chantepie cedex, tél. 0299773925 – www.agriculture-durable.org

Immanuel Wallerstein, L’après-libéralisme ­ Essai sur un système-monde à réinventer. L’aube, poche essai 2003.

Revue L’Écologiste trimestrielle, 18-24 quai de la Marne, 75 164 Paris cedex 19.

Collectif La Ligne d’horizon, Défaire le développement, refaire le monde, Parangon, Paris, 2003.

Robert Linhardt, Le sucre et la faim, Éditions de Minuit 2003.

Majid Rahnema, Quand la misère chasse la pauvreté, Fayard/Actes Sud 2003.

Marc Dufumier, Agricultures et paysanneries des Tiers-Mondes, Karthala, 2004.

Gilbert Rist, Le Développement. Histoire d’une croyance occidentale, Paris, Presses de Sciences Po, 1996.

François de Ravignan, La faim, pourquoi, La Découverte, 2003 (réédition).

François Partant, La fin du développement,naissance d’une alternative, Babel, 1997 (réédition).

Que la crise s’aggrave, Parangon, 2002 (réédition avec préface de José Bové).

Annexes

1-Les paysans dans le monde

Population totale monde          6,1 milliards

Nord                                       1,2

Sud                                        4,9

dont              Chine                 1,3

                     Inde                   1,1

Population active (PA) monde   2,6 milliards

dont              Nord                   0,4

                     Sud                    2,2

dont active agricole (PAA) :

                         1961              2002

         PAA          0,850             1,335 milliard (1)

dont   Nord         0,115             0,045 (11 % de PAN)

          Sud          0,735             1,290 (58,6 % de PAS)

          Inde                               0,270 (1/5e du total mondial)

Moyens de travail :

PAA travaillant avec tracteur     20 millions (2)

                             animaux     300 millions (2)

                                    bras    0,5 (1) ) 1 milliard (2).

1) Chiffres de Jean-Paul Charvet, géographe Université Paris X, pour 2002, publiés par Transrural Initiatives du 25/01/20025 ; 2) Chiffres de Mazoyer.

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L’amicalité, un appui pour repenser nos liens

Intervention de Clothilde de Ravignan, le 13/11/2016

Clothilde de Ravignan (Photo Claude Le Guerrannic).

Clothilde de Ravignan (Photo Claude Le Guerrannic).

Nous convenions hier, dans un groupe intéressé par la question du sens, que notre devise républicaine liberté, égalité, fraternité ne pouvait qu’aller en trinité faute de quoi toutes les tyrannies peuvent s’installer, et cette fraternité elle-même pose problème comme ses deux auxiliaires du reste.

Dans notre mythe occidental, la première mort est un meurtre, Caïn tue son frère Abel, c’est déjà décourageant. Heureusement que nous ne vivons pas de mythes dirent certains ; pourtant, ils imprègnent, même à notre insu, notre culture, notre entendement de la vie. Donc, et l’histoire nous le montre suffisamment, la fraternité est à la fois une chose riche de promesses en même temps que difficile à vivre. Nous retenons donc qu’elle n’est pas un acquis, mais une construction à faire continuellement. Mais comment ?

Amicalité, le mot est sorti hier dans nos discussions. Le mot est beau. Il s’y glisse quelque chose de facile, de plaisant, une forme de grâce. Peu utilisé, répondrait-il à notre besoin de dépoussiérer les mots et vivifier les sens qu’ils recèlent, de sortir de la routine des mots fatigués ?

L’amicalité d’Aristote (1) peut-elle nous aider à penser nos liens, nos réseaux ? Il y a un petit travail de décryptage à faire avant que la publicité ne s’empare de ce bien joli mot. Bien que n’étant pas philosophe de formation, j’ai eu envie de réfléchir sur ce terme qui me plaît tout simplement. Il contient une forme de fraîcheur, de légèreté que l’on retrouve dans les mots comme convivialité, facilité, intégrité. Pour l’heure je laisserai tomber l’obscénité, tellement consciente qu’avec l’Homme, il y a l’Hommerie qui le suit comme son ombre.

Nous avons évoqué différentes raisons pour lesquelles il était nécessaire de se mettre en réseaux : l’intérêt, l’efficacité, révéler un potentiel, se faire connaître et faire savoir, la protection d’un bien commun. Ces différentes attitudes peuvent se dilater, prendre ensemble un intérêt particulier et un don total, la plus haute excellence de l’amicalité selon Aristote.

Pour lui en effet, quel que soit son niveau de perfection, l’amicalité est communauté et son expression la plus haute est le bien commun en même temps que l’accomplissement de chaque individu dans ce mouvement d’expression de ce bien commun. Il y a amicalité lorsqu’il y a souci de l’autre pour lui-même. Un peu comme Voltaire qui aurait dit : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez le dire« . Vraie ou fausse, cette citation me parait, en soi, intéressante. De la sollicitude pour l’être de l’autre et l’être en communauté. On ne peut pas prendre soin ou s’intéresser à tout le monde, s’est-il dit, mais nous pouvons faire un pas de côté comme nous l’avons vu dans le film « L’an 01 » pour nous décentrer de nous-mêmes et observer les choses ordinaires :

Allez dans un magasin, tout le personnel vous souhaite une bonne journée, c’est bienveillant, amical ; quand c’est le matin, cela fait plaisir, si vous répondez tranquillement : je vous la souhaite bonne également à vous aussi, – interrogation dans le regard de la vendeuse, le geste en suspens une fraction de seconde, puis tout repart. En fin de journée lorsqu’arrive la nuit que l’on vous souhaite une bonne journée à la caisse, ce souhait peut devenir insupportable ! La personne n’est pas dans la parole qu’elle dit et cela nous arrive bien évidemment à tous de ne pas être dans ce que nous disons. Le pas de côté ? Décider de faire attention. Décision. Il n’y a pas d’amicalité sans décision, rappelle Aristote, ni sans engagement pour se maintenir dans la durée.

Je reviens à François pour qui la notion d’engagement, de fidélité dans la parole donnée était véritablement un socle à partir duquel il orientait continuellement sa vie. Fidélité, rigueur et engagement se déclinaient dans deux directions qui chez lui, loin de s’opposer se complétaient.

Il éprouvait un besoin sans concession de nourrir sa vie spirituelle, sa vie intellectuelle en se retirant dans le silence et l’étude. Il me disait parfois : « Tu sais Clo, je n’ai qu’un seul sillon que je creuse« .

Rigueur vis-à-vis de son travail de chercheur, de son travail de pédagogue. Sur son bureau j’y ai lu pendant des années la citation de Camus : « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. » (Albert Camus) (2).

Enfin et par-dessus tout une cohérence de vie qui faisait aller ensemble le cœur et l’intelligence, la bonté et la vie intellectuelle sous bien des formes. Je pense que c’est à cette cohérence tellement forte que l’on peut comprendre les réalisations de François, partout où il est passé. Alliance dynamique porteuse de fruits tellement divers. Combien de fois Fr. m’a fait remarquer que ce n’était pas la peine d’inventer des trucs nouveaux, des choses à faire ; la vie nous proposait déjà plein d’occasions que nous loupions, ces occasions manquées qui le désolaient.

Quant aux formes justes que nous voulons donner à nos élans de solidarité et de fraternité, elles se présenteront naturellement, je ne dis pas facilement, lorsque nous aurons rassemblé les ingrédients de leur manifestation. Faute de quoi, nous resterons toujours dans des dialectiques pouvoirs/contre-pouvoirs dont nous essayons de sortir aujourd’hui puisque nous en voyons les dangers.

1) Aristote, l’Amicalité, in « Éthique à Nicomaque » livres VIII et IX, traduction et postface de Jean Lauxerois, Association À Propos 2002.

2) Albert Camus (1944), essai « Sur une philosophie de l’expression« , publié dans Poésie 44.

Initiatives alternatives : des forces éclatées à la puissance des réseaux

Les alternatives sont nombreuses – analyse Michaël Dif, des Amis de François de Ravignan, dans son intervention – mais elles souffrent de lacunes et notamment d’une absence de projet politique. Il fait appel à l’Histoire, en particulier à celle de la « lutte des classes », pour expliquer la nécessité d’un projet politique. S’appuyant sur l’expérience du socialisme utopique, il s’interroge sur les moyens de reconstruire un rapport de forces.

Michaël Dif.

Michaël Dif.

Précisons juste rapidement ce que nous entendons par « alternatives » : toute forme de réalisation concrète dont les valeurs et les pratiques se placent en rupture, en décalage par rapport aux pratiques dominantes du monde néolibéral, que ce soit dans le domaine agricole, financier, artisano-industriel, culturel, éducatif, etc… Ce sont les héritiers des socialistes utopiques du XIXe siècle – nous y reviendrons.

Parler de « forces éclatées » pourrait sembler un peu hors de propos, tant il y a une sorte de renaissance des réseaux depuis 15 ou 20 ans : AMAPs (1), Réseau Semences Paysannes, CIGALES (2), REPAS (3), RELIER (4), Attac (5), Mouvement des Colibris, etc., etc. Et au niveau international aussi : Mouvement pour la Transition, Via Campesina, Forum Social Mondial,…

La conscience de l’importance de ces réseaux se développe et leur intérêt n’est pas à prouver pour la mise en commun d’expériences, de savoir-faire et de savoir-être (ce qu’on nomme souvent l’intelligence collective), pour le partage de moyens humains, techniques, financiers et puis aussi pour l’apprentissage de modes de fonctionnement horizontaux qui sont autant de modes d’entraînement à la démocratie directe. Ils ont aussi leur utilité dans la fédération des forces et des luttes contre les grandes firmes, les gouvernements ou parfois les grands projets inutiles…

Néanmoins, il y a deux manques dans cette dynamique actuelle de mise en réseaux des alternatives concrètes au monde dominant.

Faiblesse des réseaux transversaux et absence de projet politique

Le premier manque concerne la relative absence de réseaux transversaux entre des secteurs différents (comme l’agriculture et les arts-vivants, ou l’artisanat et l’éducation, sans parler du monde de la recherche, qui globalement est assez coupé de tous ces courants…). Ceci est en train d’évoluer néanmoins, et des réseaux comme le REPAS, Sciences Citoyennes ou les Colibris jettent des ponts entre différents milieux et pratiques, mais il y aurait encore beaucoup à faire et à gagner dans ces liens croisés qui élargissent les visions, les compréhensions et souvent la pertinence des pratiques.

Le second manque est lui, par contre, assez criant : Il n’y a pas de projet transversal et fédérateur qui ait un sens politique (« politique » ne doit pas être compris là comme objectif de conquête du pouvoir mais comme réappropriation du pouvoir d’organiser nos vies en commun – nous verrons plus loin que ces deux définitions de « projet politique » ne sont pas nécessairement synonymes). Bien sûr, nous sommes nombreux à penser que la fin des idéologies totalisantes n’est pas une si mauvaise chose. Leur mise en application en tout cas s’est révélée catastrophique. Faute aux hommes ou à des défauts théoriques intrinsèques ? J’aurais plutôt tendance à incriminer en premier lieu la démarche : imposer le bonheur du peuple par le haut ne saurait possiblement fonctionner, en aucun lieu ni aucun temps. Cela pourrait évidemment faire l’objet de très longs débats, mais comme ce n’est pas le sujet ici, ce regard constituera simplement un des postulats de base de ce texte.

Donc, dans le monde des alternatives, en tout cas en France au niveau du concret des pratiques, des relations et des réseaux, il n’y a pas de projet politique. A part éventuellement une pensée assez embryonnaire et très (trop) simple du côté du joli mouvement des Colibris, qui pose comme hypothèse que la multiplication des alternatives concrètes fera un jour basculer le monde, par simple effet de masse critique. La vision politique du mouvement des Colibris semble donc être celle-ci : le jour où 30, 40 ou 50 % des individus seront devenus des petits colibris, alors les sociétés commenceront à basculer naturellement vers une réorganisation où l’écologie, la sobriété, la justice sociale, la solidarité, la démocratie directe, l’évolution intérieure des individus vers le meilleur d’eux-mêmes seront les valeurs dominantes.

Or, cette jolie fable du colibri, où quand chacun fait sa part tout fonctionne au mieux, oublie une dimension fondamentale des mécanismes du monde humain : il existe au sein de l’humanité une ligne de faille profonde, autour de laquelle se cristallisent des conflits d’intérêts qui ne se résoudront absolument pas naturellement. Plus concrètement, observons juste ceci : le monde tel qu’il fonctionne actuellement et depuis bien longtemps profite essentiellement à un ensemble de personnes qui, bien qu’ultra-minoritaires et difficiles à cerner, constituent une élite extrêmement puissante. Comment donc imaginer que, face à 50 % de petits colibris, ces milliardaires, millionnaires, dirigeants de multinationales, notamment bancaires, ou de pays, actionnaires majoritaires divers, membres d’institutions internationales qui vivent dans et de ces milieux… bref, comment même supposer que tous ces gens habitués à ETRE le pouvoir acceptent tout à coup, face à cette montée de revendications citoyennes, d’abandonner tranquillement toutes leurs prérogatives, tous leurs privilèges et progressivement leurs éventuelles, énormes et injustes possessions ?

Et bien non, ça n’arrivera pas. Ces groupes de puissants de part le monde ne baisseront pas les bras gentiment, sans rien faire. Et c’est là que les belles idées du mouvement des colibris trouvent leurs limites et pêchent par manque de vision politique. Cependant, à ce stade de la réflexion, certain-e-s penseront qu’il y a dans cette analyse un relent de complotisme. Il est important de s’arrêter un peu sur ce point.

Intérêts « de classes » très divergents

Tout d’abord, parler des intérêts des élites ne sous-entend pas forcément que les membres de ces élites soient tous interconnectés dans une sorte de grand club secret de maîtres du monde, où tout serait mis en œuvre pour asservir les peuples. J’imagine plutôt cet ensemble de gens comme hétérogène, traversé de rivalités, de tensions et d’idéologies diverses. Bien sûr qu’il est aussi tissé de liens familiaux, amicaux et évidemment d’intérêts commerciaux ou financiers, mais c’est tout sauf un groupe homogène aux intérêts convergents. Et puis concrètement, ils sont bien trop nombreux pour tous se connaître et se réunir. Par contre ce qui me semble certain, c’est que contrairement à nous les peuples, ils ont gardé leur conscience de classe et que tout danger majeur les concernant peut facilement susciter chez eux un front commun pour protéger leurs intérêts fondamentaux.

Un deuxième point sur cette notion de complotisme me semble important. L’économiste Frédéric Lordon a publié un article très intéressant dans Le Monde Diplomatique de juin 2015 : Le symptôme de dépossession. Tout en pointant le fait qu’il existe d’une part des lectures complètement paranoïaques du monde et d’autre part, que néanmoins des complots ont eu lieu dans l’histoire et ont encore lieu de temps à autres, il invitait à un autre regard sur la notion de complotisme. Pour lui en effet cette accusation vise surtout à déposséder les peuples de la faculté de penser le monde en discréditant les regards critiques portés sur certaines des activités des élites.

Et de fait l’accusation fonctionne très bien et on peut une fois de plus voir à l’œuvre la force du langage et des concepts des dominants. A nous peut-être de contre-attaquer aussi sur le registre du langage, en définissant par exemple cette tendance à nier les antagonismes de classes comme du foutagedegueulisme !

Si vous n’êtes pas encore convaincus par la persistance bien réelle de ces conflits d’intérêts marqués parmi les humains, effectuons pour terminer un petit survol historique (en France surtout, mais le tableau vaudra aussi, fondamentalement, pour les autres pays occidentaux. Même aux États-Unis, l’ascension sociale fulgurante de quelques uns servit plus à fonder le mythe du rêve américain qu’à créer un système socialement juste).

Quelques enseignements historiques

Qui a possédé les terres, les richesses et le pouvoir pendant les 1 000 ans qui ont précédé la révolution française (en gros depuis Charlemagne – mais on pourrait remonter à Clovis) ? La réponse est assez simple : Les rois ou empereurs, l’aristocratie et l’église.

Qui a possédé ces mêmes pouvoirs et richesses jusqu’à la première guerre mondiale, pendant que naissait l’État tel que nous le connaissons ? Des ouvriers ? Des paysans ? Pas à ma connaissance… Là encore, c’était toujours l’église, les aristocrates survivants (ceux qui se sont convertis au capitalisme et ceux qui sont restés dans l’ancien monde), quelques gros commerçants et puis des nouveaux venus : les premières dynasties de grands « capitaines d’industries » et les empereurs et premiers dirigeants de la jeune république. En termes de répartition des pouvoirs et surtout des richesses, rien de fondamentalement neuf sous le soleil par rapport aux 1 000 ans précédents. Juste des espoirs et des promesses : la démocratie est née et s’est développée pendant ces 126 années, mais on connaît tous les conditions déplorables du monde ouvrier au XIXe siècle… Et quand on regarde la synthèse qu’a réalisée l’économiste Thomas Piketty (6) sur les répartitions de richesses, il s’avère que de 1870 à 1910 en France (mais aussi en Allemagne et au Royaume-Uni), les inégalités de revenus étaient alors à leur maximum (plus importantes encore qu’elles ne le sont actuellement !)…

Puis vinrent la première guerre mondiale, la grande crise économique de 1929 (causée notamment comme celle de 2008 par les excès de la finance dérégulée), puis la deuxième guerre mondiale. Deux grosses boucheries et une crise économique massive : qui en paya le prix lourd ?… Il faut dire néanmoins qu’un peu de redistribution sociale se fit jour pendant ces années-là (début des retraites par répartition, des congés payés…). De bien maigres consolations si l’on pense aux morts, aux blessés, aux vies traumatisées, aux familles déchirées, à la paysannerie décimée…

Le prix fut justement tellement lourd que, la révolution soviétique et la montée du communisme aidant, la peur monta dans les pouvoirs en place. Suivirent alors les fameuses 30 glorieuses, durant lesquelles du lest fut lâché. Trente années de reconstruction et de faste économique, durant lesquelles enfin les inégalités de répartition de richesses descendirent à des niveaux historiques : jamais elles n’avaient été aussi faibles (aussi bien en France, Allemagne, Royaume-Uni qu’aux États-Unis – voir T. Piketty, pages 50 à 57).

Vint finalement la fameuse crise des années 1970, qu’on nous dit durer encore à présent. Et que constate-t-on pendant ces 40 dernières années ? Ce n’est certainement pas une crise pour tout le monde : Les bénéfices des entreprises cotées en bourse explosent depuis les années 80 alors que parallèlement les inégalités remontent en flèche et que s’organise une casse progressive et méthodique des systèmes sociaux de répartition des richesses mis en place après la seconde guerre mondiale par les États dits « providence ». Et ce n’est pas seulement Thomas Piketty qui montre qu’en 2010, nous avions presque atteint à nouveau les niveaux d’inégalités de 1910. Même des institutions comme l’OCDE (qui n’est pas connue pour être un repère de gauchistes) publiait en 2015 un rapport sur les risques engendrés par ces inégalités croissantes au niveau mondial (7).

Finalement, en 12 siècles d’histoire, a-t-on des raisons d’être optimistes, de se dire que le mouvement de l’histoire penche naturellement vers une belle progression de la justice sociale ? Rien ne le montre malheureusement et les fameuses « trente glorieuses » ressemblent plutôt à un accident de l’histoire qu’à un virage profond vers un monde plus juste…

Alors sur quelles bases pourrait-on affirmer que les élites financières et dirigeantes utilisent leur pouvoir au service des peuples, ou, plus osé, qu’elles n’ont pas de pouvoir du tout ?

Concluons ce point avec une citation de milliardaire qui date de 2006 et commence à être connue maintenant, mais qui n’a rien perdu de sa pertinence : « Il y a une guerre des classes, d’accord, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui fait la guerre, et nous sommes en train de gagner ». C’est Warren Buffett, un des hommes les plus riches du monde qui confiait cela à un journaliste du New York Times le 26/11/2006 (8)…

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Relier aussi les alternatifs

Alors oui, il faut relier les alternatives, mais pas simplement pour l’intelligence collective que cela permet, ni pour la mutualisation des moyens que cela engendre. Il faut nous relier parce qu’à un moment, nos désirs de justice sociale, de sortie de la vision marchande du monde, d’écologie qui ne soit pas qu’une couche de peinture verte, de démocratie qui soit directe et non un simulacre de consultation populaire, à un moment tous ces désirs vont commencer à entrer en contradiction avec tous les fondements du pouvoir de ces gens qui vivent grassement des inégalités et des aberrations du système que nous contestons. Et pour préparer cela, il faut non seulement nous unir, mais aussi construire ensemble une vision politique de ce monde d’après que nous souhaitons, et une stratégie émancipatrice non-violente pour l’atteindre. Car nous pouvons être sûrs d’une chose, ce vieux monde et ceux qui en tiennent les structures ne céderont pas la place sans résister de toutes leurs forces. D’où la limite de mouvements comme les Colibris, qui n’ont pas de vision politique et stratégique. Nous esquisserons cette vision un peu plus loin, en conclusion.

Mais relier les alternatives dans cette perspective, c’est donc aussi, et peut-être surtout, relier les « alternatifs ». Et là les choses se corsent un peu. Surtout si l’on entend par « alternatif » quelque chose d’un peu large. Par exemple : toute personne pour qui la justice sociale, l’humanisation de l’économie, l’écologie, la solidarité, l’égalité et la véritable démocratie sont des valeurs fondamentales. Car une telle définition englobe alors beaucoup de monde. Il existe dans notre monde militant aussi une grande ligne de fracture. Il y a d’un côté les militants « politisés », pour qui la prise du pouvoir politique est l’objectif central. Pour eux souvent, les alternatives concrètes sont soit une compromission avec le capitalisme, soit même anecdotiques et sans influence, comme les pratiques de « consom’action »… Et puis de l’autre côté il y a les militants des alternatives concrètes, qui souvent ne se disent pas militants d’ailleurs, et pour qui c’est le changement des pratiques, des façons de vivre et d’être en relation qui comptent, et non pas la prise du pouvoir, vis-à-vis de laquelle ils ne nourrissent généralement ni espoir, ni illusion.

Cette scission profonde engendre évidemment une perte énorme en forces de transformation et d’émancipation. C’est un sacré gâchis, en somme. Pour le comprendre, il n’est pas inintéressant là aussi, de faire un petit retour historique (à grands pas et avec quelques raccourcis) sur la naissance du socialisme utopique.

La naissance du socialisme utopique

La révolution industrielle et la naissance du capitalisme, bien qu’ayant commencé au Royaume-Uni dans les années 1750, ont vu leur essor se faire plus large et massif à partir des années 1800. Et c’est dans les années 1820 que sont nées les premières formes d’alternatives à ce nouveau mode de production et à ses conséquences délétères. C’est ainsi en Angleterre que sont nées les premières coopératives de consommation (qui a l’époque s’appelaient des associations), sous l’influence de R. Owen notamment. Il s’agissait de regroupements d’ouvriers qui, entre autres, achetaient en gros des denrées et se les redistribuaient à prix coûtant, pour pallier un peu leurs conditions de misère. Puis dans les années 30, ce sont, notamment en France, les coopératives de production qui virent le jour. Des ouvriers spécialisés se regroupaient pour acheter en commun leur outil de production, organiser le travail d’un commun accord et se répartir équitablement les bénéfices de leur travail. Ces formes d’auto-organisation se développèrent bien sûr dans tout le monde capitaliste, avec diverses variantes, notamment communautaires (comme les Phalanstères de Charles Fourier). Puis c’est dans les années 1850, dans la Confédération Germanique, que naquit la troisième grande forme de coopération, la coopération de crédit (qui dans ses formes premières constitue l’ancêtre du micro-crédit), dans le milieu rural surtout, afin d’aider des paysans à acquérir des animaux et des outils. Puis se développèrent des caisses de crédit, où tout les adhérents contribuaient et qui permettaient à certains d’acquérir des terres par exemple. Ces systèmes de mutualisation financière se développèrent, mais ne connurent pas (en France notamment, comme la Banque du Peuple de Proudhon, en 1848) les mêmes succès que les autres formes de mutualisation et ne permirent pas vraiment au monde coopératif de pénétrer des secteurs productifs plus lourds en investissements, faute de moyens financiers.

Néanmoins, le monde coopératif ne cessa de se développer (dans les secteurs de la pêche, de l’habitat, de la restauration collective, du secours mutualiste), avec pour fondement commun, outre l’entraide et la mutualisation bien sûr, l’éducation populaire. Il s’agissait entre autres dans chaque structure de développer en chacun les capacités nécessaires à l’autogestion et de sensibiliser à la force de la coopération sur la compétition. L’objectif ultime de ce vaste courant était la réalisation d’une « république coopérative », qui aurait renversé les fondements du capitalisme.

En parallèle à ces aspirations, souvent nommées socialisme « utopique », se sont développées d’autres approches, plus théoriques, de l’État, de la production, de la propriété, de la plus-value, de la transformation sociale, de la prise de pouvoir… Notamment le socialisme « scientifique », qui devait devenir le communisme, avec Marx et Engels comme figures de proue, et l’anarchisme, avec Proudhon, Bakounine, Kropotkine…

C’est dans une forme d’entrelacement fait de rivalités et de coopérations que ces deux grands courants du militantisme (le pratique et le théorique – ce qui est bien sûr schématique, les praticiens étaient souvent aussi des théoriciens et à l’inverse, les théoriciens visaient la conquête concrète du pouvoir) se sont développés pendant un demi-siècle. Les militants de l’un étaient aussi souvent investis dans l’autre et les débats étaient incessants. Ceci avec une relative égalité entre eux, quant à la reconnaissance de leurs capacités réciproques à pouvoir changer en profondeur les sociétés capitalistes.

Et puis dans les années 1860 surtout, les choses ont commencé à basculer. Tout d’abord, en France, le Second Empire de Bonaparte s’est mis à soutenir de plus en plus le monde coopératif (alors qu’il s’y était opposé vivement par le passé, comme les pouvoirs des républiques précédentes d’ailleurs), y voyant notamment un moyen efficace de développer la production et d’atténuer les misères du monde ouvrier. Ce fut un baiser empoisonné, accentué par le soutien nouveau, à la même période, des adeptes du libéralisme qui y voyaient une façon de lutter contre la subversion socialiste dans le monde ouvrier. Et François Espagne d’en résumer les conséquences : « que la coopération soit ainsi apparue comme un contre-feu, un facteur de paix sociale, un moyen de détourner les énergies ouvrières des dangereuses séductions du socialisme, explique en partie le discrédit dans lequel elle était tombée auprès de nombreux socialistes » (9).

Quoi qu’il en fût des motivations des politiciens et des bourgeois de l’époque de soutenir le monde de la coopération, ce qu’ils réussirent fort bien, c’est à diviser le monde ouvrier. Les plus militants se tournèrent vers des activités politiques puis syndicales plus virulentes. Et ceci fut accentué par des divisions internes, et notamment par la position de Marx. Voici ce qu’il dit du monde coopératif en 1864, lors de son adresse inaugurale de l’Association Internationale des Travailleurs à Londres : « La valeur de ces grandes expériences sociales ne saurait être surfaite (…). Elles ont montré par des faits, non plus par de simples arguments, que la production sur une grande échelle et au niveau des exigences de la science moderne pouvait se passer d’une classe de patrons employant une classe de salariés ; elles ont montré qu’il n’était pas nécessaire pour le succès de la production que l’instrument de travail fut monopolisé et servît d’instrument de domination et d’extorsion contre le travailleur lui-même ». Mais après ces quelques louanges il continua ainsi : « En même temps, l’expérience de cette période (1848-1864) a prouvé jusqu’à l’évidence que, si excellent qu’il fût en principe, si utile qu’il se montrât dans l’application, le travail coopératif, limité étroitement aux efforts accidentels et particuliers des ouvriers, ne pourra jamais arrêter le développement, en proportion géométrique, du monopole, ni affranchir les masses, ni même alléger un tant soit peu le fardeau de leur misères ». Ajoutant ensuite un peu perfidement que c’est peut-être pour cette raison, justement, que certains grands seigneurs, certains philanthropes bourgeois et certains économistes s’étaient mis à louer ce système qu’ils avaient auparavant en vain essayé d’écraser…. Et il concluait ce point par un vibrant : « La conquête du pouvoir politique est donc devenue le premier devoir de la classe ouvrière » (10).

Tout était dit. La bataille idéologique durera en France une quinzaine d’années encore pour se terminer au Congrès des Ouvriers de Marseille de 1879, où le mouvement coopératif perdit finalement, sous l’estocade de Jules Guesde. La tendance associationniste fut mise en minorité et les ouvriers décidèrent que le mouvement coopératif comme outil serait totalement subordonné désormais à la révolution politique. « La coopération n’est plus (alors) un moyen de transformation sociale pour la classe ouvrière et la plupart de ses organisations » (11).

Bien sûr, les coopératives n’ont pas cessé d’exister après cette rupture de 1879, elles ont même continué de se développer (en 1922, il y avait 2,3 millions de personnes membres de coopératives de consommation en France), mais elles sont devenues bien plus molles politiquement. Certains penseurs du mouvement, comme Charles Gide, ont même cru en la vertu du fait de rester « neutres » politiquement… Quelle drôle d’idée que de penser le monde de l’économie et de l’argent comme « neutre », c’est-à-dire dénué de choix idéologiques… Ainsi le mouvement coopératif a perdu progressivement la conscience du contenu hautement politique de ses objectifs, pour arriver à ce qu’il est maintenant, un courant qui, au-delà de sa mise en avant de la gestion démocratique des scops, revendique surtout sa capacité à créer de l’emploi, du chiffre d’affaires et de la stabilité économique…

Quoi qu’il en soit, on pourrait aussi s’interroger sur la pertinence des choix de lutte des syndicats du tournant du XIXe siècle, focalisés sur les combats des salariés au sein des entreprises capitalistes et pensant, à l’origine, pouvoir renverser l’ordre existant par le moyen de la grève générale. Il y a quelque chose d’étrange dans le fait d’accepter d’être nourri par la main que l’on veut mordre en permanence. Dit autrement, n’y a-t-il pas eu quelque chose d’assez adolescent dans le fait de critiquer en permanence l’entreprise patronale (qu’on pourrait voir comme un symbole parental, car nourricier) sans être prêt à la quitter et assumer ses propres valeurs (comme tentaient de le faire les ouvriers coopérateurs)… ?

Reconstruire un rapport de force

Quelles que furent les éventuelles erreurs historiques des uns et des autres, l’intérêt du regard dans le passé n’est cependant pas de condamner qui que ce soit, mais bien d’essayer de tirer des leçons pour le présent. Et l’une de ces leçons, c’est que nous ne pouvons pas nous permettre le luxe de la division. De plus et surtout, à quoi bon rêver d’un monde meilleur si entre gens qui ont à peu près les mêmes valeurs, nous ne sommes déjà pas capables de nous entendre et de coopérer… ?

Facile à dire, bien sûr… Mais ces rapides survols historiques nous montrent que ces clivages (entre les héritiers du socialisme utopique – souvent en marge de ce qu’on appelle maintenant l’économie sociale et solidaire – et les milieux des syndicats et des partis politiques) ont façonné des générations et qu’ils ne seront pas simples à dépasser. La première étape semble d’évidence de reconstruire un projet politique qui puisse jouer un rôle de catalyseur des énergies militantes éclatées. Mais la grande différence de ce projet avec ceux des vieilles idéologies et des partis politiques, c’est qu’il devra à mon sens viser, non pas tout d’abord la conquête du pouvoir, mais la reconstruction d’un rapport de force, élément indispensable à la confrontation (qui sera un jour futur incontournable) à l’objet politique et fantasmé qu’est l’État.

Pourquoi repousser la prise de l’État ? Jusqu’à présent, l’histoire a montré que la prise du « pouvoir » politique se révèle systématiquement néfaste aux idéalistes qui y parviennent. Car le pouvoir politique est une citadelle qui ne se prend pas seulement par les urnes. Les urnes ne permettent que de franchir une porte. Une fois dans l’arène, il faut être capable, non seulement de résister aux multiples forces qui s’y exercent, mais en plus de les dominer. Et un petit groupe d’individus n’est pas capable de cela. Pensez au gouvernement de Mitterrand et aux deux petites années seulement qui se sont écoulées avant qu’il ne change radicalement le cap fixé par son programme politique de 1981. Virage à 180° en 1983 et voilà l’équipe de socialistes prétendument quasi-révolutionnaires (ils nationalisaient à l’époque, quand même…) se mettant au service de l’économie libérale et du pognon roi. Et encore, dans les années 80, l’ultralibéralisme et ses adeptes n’avaient pas encore retrouvé toute la puissance qu’ils ont à présent…

Pour prendre et tenir la citadelle, il faut donc déjà un solide projet de société humaniste, écologique, économique et institutionnel. Mais il faut avant tout des millions de personnes convaincues et prêtes à s’investir fortement pour faire advenir ce projet et surtout pour le protéger des tempêtes qu’il soulèvera. Car comme nous l’avons évoqué précédemment, il n’y aura pas de transformation possible du pouvoir politique sans rapport de force. Or les forces militantes sont peut-être à leur plus bas niveau historique. Et celles qui sont face à nous sont bien trop puissantes pour imaginer un quelconque bras de fer victorieux. Car il ne faut pas confondre colère et maturité politique. Nombreux nous sommes à être en colère, effectivement, mais être prêt à donner vraiment de son temps et puis ensuite à prendre des risques pour défendre un projet sociétal, c’est une tout autre affaire… Je crains que nous n’en soyons absolument pas là. Quand viendrait le temps de défendre la citadelle, face aux contre-attaques et aux manipulations de celles et ceux qui ne voudraient pas d’une société égalitariste, combien seraient encore là et surtout, qu’est-ce qui leur donnerait la très grande cohérence et cohésion nécessaires (encore plus) au combat non-violent ? Trop peu, bien trop peu à coup sûr. Des périodes beaucoup plus propices de l’histoire ont vu des échecs cuisants : la Commune de Paris (pour commencer un peu loin), la révolution russe des soviets, le Front Populaire, la guerre civile espagnole, les multiples courants révolutionnaires des années 1960 (et notamment en Italie), le Chili de Salvador Allende, le Venezuela d’Hugo Chavez…

Parler de ces échecs, ce n’est pas faire œuvre de pessimisme, ni chercher à montrer que rien n’est possible. C’est juste regarder notre passé pour en tirer les leçons : ces frères de cœur n’étaient pas prêts, et nous le sommes encore moins de nos jours. Tout bagarreur que vous soyez, imaginez-vous monter sur un ring face au champion du monde en titre des poids lourds, avec en plus des bras et des jambes que vous n’arriveriez pas à synchroniser… Et bien à un niveau collectif, c’est la même chose. Nous ne sommes pas préparés du tout, humainement, politiquement. Quelques illustrations…

…Nous avons généralement besoin d’une ou plusieurs tête(s) pour nous guider : alors nous sommes facilement décapitables.

…Pour les raisons évoquées précédemment, beaucoup de militants ont rejeté les pratiques concrètes au profit d’une culture de la théorie et de l’obsession de l’accès au pouvoir. Bilan : une bien maigre remise en question du pouvoir centralisé, une autonomie plus que minime (nous sommes dépendants des subventions, des banques et des grandes entreprises capitalistes pour beaucoup trop de choses) et, dans les cas d’accès au pouvoir, une incapacité à résister à ce dit pouvoir et aux attaques des détracteurs en conservant les valeurs d’origine d’un mouvement.

…Nous avons repoussé du revers de la main les connaissances de la psychologie et l’importance pour chaque individu de prendre en charge sa propre (r)évolution intérieure : au final, nos milieux sont souvent disloqués par les luttes intestines, les querelles d’égos et de chapelles… et faciles à disloquer par les moindres infiltrés… Comment construire ainsi une force durable ?…

Cette (re)construction comporte à mon sens plusieurs dimensions qui doivent se développer en parallèle.

En premier lieu, il faut donc réinventer un projet de société et ce projet passe nécessairement par la reprise du pouvoir économique. Nous ne pouvons pas laisser aux entreprises libérales le pouvoir de nous tenir par l’emploi, ni le pouvoir de l’argent. C’est un énorme chantier, mais nous ne pouvons y échapper. Quel sens à continuer d’être dépendants de ceux que nous critiquons ? C’est un peu comme si nous avions 16 ou 18 ans et que nous étions en conflit permanent avec nos parents. Nous pourrions partir et tenter de créer notre propre réalité, mais nous restons dans le confort très relatif de ce foyer étouffant…

Par ailleurs, si nous voulons un jour maîtriser l’attrait que l’argent a sur nous, alors il faut nous y confronter. Il faut mettre les mains dans le cambouis et réussir à transformer nos attirances pour la possession et le pouvoir. Alors nous serons non seulement sobres matériellement, mais incorruptibles. Et le rapport de force commencera à s’inverser. Nos frères militants du XIXe ont cru qu’il fallait avant tout conquérir le pouvoir politique, mais c’est le pouvoir économique qu’il faut viser en premier. Ils avaient peur qu’il corrompe les cœurs et les esprits, mais comment faire advenir d’autres mondes possibles si nous n’apprenons pas à résister à son pouvoir de corruption ? Et si nous n’atteignons pas l’autonomie qu’il permet ?

Vous n’avez pas foi en l’Homme ? Alors souvenez-vous que cette vision de l’Homme étant juste un loup pour l’Homme est en partie idéologique. Cette appropriation capitaliste des idées de Darwin a servi et sert encore le développement de l’économie de marché. Or les sciences de l’Homme nous montrent depuis quelques décennies que nous sommes aussi capables de bien d’autres choses que de nous étriper (12). Si vous avez un minimum foi en vous, alors commencez le travail, comme d’autres le font ou l’ont fait. D’autres encore suivront, puis l’éducation populaire, la force de l’exemple et le temps feront le reste.

En parallèle, il est bien sûr fondamental aussi de nous approprier le pouvoir politique local, le seul à ce stade de la démocratie qui soit encore à échelle humaine. Le seul où un vrai contrôle citoyen du pouvoir est possible. Celui-là nous prépare pour les étapes suivantes. Tant que nous ne serons pas capables de créer massivement de la vraie démocratie locale vivante (13), comment oser prétendre pouvoir la générer à l’échelle d’un pays ? Comment même pouvoir concevoir les formes qu’elle pourrait avoir à plus grande échelle ?

Par ailleurs et dans le même temps, il nous faut aussi travailler à nous rassembler, à coopérer au-delà des vieilles frontières idéologiques. Comment recréer du rapport de force sans que les « alternatifs », les syndicalistes et les militants de partis (re)trouvent progressivement des moyens de réunir leurs énergies et leurs idées ? Comment résister aux puissants et à ceux qui trouvent de l’intérêt à les servir si nous restons désunis ? Tiraillés, éparpillés, nous n’avons paradoxalement aucune chance de sortir de la condition de troupeau. Nous sommes différents, mais nous avons aussi beaucoup de valeurs en commun. Notre diversité n’est pas notre tombeau, elle est notre richesse. A condition d’accepter de lâcher les ambitions de contrôle, de pouvoir. Une démocratie vivante ne peut pas être pyramidale. Et si elle ne l’est pas, elle ne peut être qu’en perpétuel mouvement, dans une dynamique dont le fil conducteur commun est un ensemble de valeurs. Définissons ensemble ces valeurs, ce socle commun, et développons notre puissance d’agir, de créer, de matérialiser ces valeurs. Et apprenons de nos erreurs.

Enfin, ne négligeons pas nos parts d’ombres intérieures, nos contradictions et nos blessures personnelles. Le chaos du monde n’est-il pas en partie le reflet de nos chaos intérieurs à chacun ? Comment créer un monde meilleur si nous ne cherchons pas aussi personnellement à développer le meilleur de nous ? Ce travail qu’on dit « sur soi » peut sembler ingrat, car il est long et invisible (bien à l’opposé du bling-bling ambiant), mais il est politique, n’en doutons pas, et surtout incontournable. Et malgré les urgences, ne soyons pas trop pressés. Le monde industriel s’imagine que tout doit aller vite, que tout peut aller vite. Mais la construction de vrais projets de société alternatifs ne peut s’inscrire que dans le temps long…

Michaël Dif

1) Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne.

2) Club d’Investisseurs pour une Gestion Alternative et Locale de l’Épargne Solidaire.

3) Réseau d’Échange sur les Pratiques Alternatives et Solidaires.

4) Réseau d’Expérimentation et de Liaison des Initiatives en Espace Rural.

5) Association pour la Taxation des Transactions financières et pour l’Action Citoyenne.

6) Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, Éditions du Seuil, 2013. C’est le premier grand état des lieux, basé sur des données réelles (impôts sur les sociétés, déclarations d’impôts des individus, actes notariés…) sur les inégalités de revenus dans de multiples pays au cours des 150 dernières années.

7) Voir le rapport.

8) Citation extraite du livre de François Ruffin, La guerre des classes, éditions Fayard, 2008, p.20.

9) Texte de François Espagne, Histoire, problèmes et projets de la coopération ouvrière de production en France, Paris, Éditions C.G.-SCOP/SCOP.EDIT, mai 1996, p.19. F. Espagne fut secrétaire général de la Confédération Générale des SCOP de 1981 à 1990.

10) Karl Marx, « Adresse Inaugurale de l’Association Internationale des Travailleurs, 28 septembre 1864 », dans Le Conseil Général de la Première Internationale, 1864-1866, Moscou, Éditions du Progrès, p.240.

11) Collectif, La Coopérative, une Autre Façon d’Entreprendre; d’Hier à Aujourd’hui, Paris, Éditions Scopédit, 2001, p.22.

12) Lire sur ces sujets le très intéressant ouvrage du docteur en psychologie Jacques Lecomte : La bonté humaine. Altruisme, empathie, générosité, éditions Odile Jacob, Paris, 2012.

13) Voir sur ce point le fonctionnement des municipalités de Saillans, dans la Drôme, du Séquestre dans le Tarn, de Silfiac dans le Morbihan ou encore, bien sûr, de Marinaleda en Andalousie…

RELIER : Un outil souple pour faire émerger les alternatives

Structure légère, évolutive, RELIER est à l’origine de nombreuses alternatives telles Terre de Liens. Avec un projet constant : contribuer à la vitalité économique, sociale et culturelle du milieu rural. Et une méthode, l’éducation populaire.

Vincent Jannot.

Vincent Jannot.

L’intervention de Vincent Jannot nous a placés dans le concret en matière de création d’alternatives et de connexion entre elles. Administrateur de RELIER (Réseau d’Expérimentation et de Liaison des Initiatives en Espace Rural) et directeur de l’association Terre de Liens, il est venu présenter les objectifs et le fonctionnement de RELIER.

Créé en 1985, RELIER trouve ses racines dans un ensemble d’initiatives antérieures. En particulier celle de Peuple et Culture Isère qui, en 1979, crée le Comité d’Études et de Proposition (CEP) sur le rural : il avait pour objet « d’élaborer une réflexion sur les possibilités de survie et même de développement de la petite agriculture de montagne ». Des groupes de travail se sont alors mis en place pour essayer de favoriser le développement de ces « agricultures différentes ». En sont issues diverses rencontres, dans plusieurs régions françaises, visant à échanger les pratiques et à se faire entendre des pouvoirs publics pour changer de politique.

Les réflexions de ces rencontres ont porté notamment sur la viabilité économique des exploitations rurales, la commercialisation collective, le foncier.

De ce mouvement informel est né un certain nombre de structures comme Accueil Paysan (reconnaissance de l’accueil comme « partie intégrante » de l’activité paysanne ; né en 1986), Asfodel (qui accompagne et forme des personnes souhaitant s’installer sur des exploitations rurales), Terre de Liens en 2003 (acquisition du foncier pour favoriser l’installation), le Réseau des Alternatives Forestières.

Une réflexion sur l’accès à l’Habitat en milieu rural se poursuit depuis une dizaine d’années.

Une méthode pour faire émerger des solutions alternatives

RELIER, plus qu’une structure (à statut associatif) c’est une méthode pour « faire émerger des solutions alternatives et viables aux difficultés rencontrées par les personnes désirant vivre à la campagne« . Cette méthode s’appuie sur l’éducation populaire « en contribuant à la responsabilité et à l’autonomie des personnes, en favorisant la recherche de solutions collectives« , en créant « des passerelles entre des individus, des pratiques différentes« , en décloisonnant et en multipliant les points de vue.

On travaille par chantiers : agriculture, habitat, culture, forêt, création d’activité. Et chaque chantier avance par étapes : identification des problèmes et repérage des systèmes alternatifs et viables ; expertise ; rencontres entre acteurs concernés, animation de laboratoires d’idées ; expérimentation par RELIER ou ses partenaires des solutions repérées comme pertinentes ; essaimage de ces pratiques, création d’outils permettant de multiplier les expériences.

Pour cela il faut du temps : les différents outils mis en place par ou avec RELIER ont pris de six à dix ans pour aboutir.

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Les Rencontres nationales de RELIER jouent un rôle de pilier central dans ces processus : elles permettent d’élargir le cercle et de confronter acteurs du territoire, militants-chercheurs, élus-citoyens ; elles aboutissent généralement à la création de groupes de travail pour aller plus loin ensemble.

Pour organiser ces rencontres, RELIER s’associe à un partenaire impliqué sur son territoire (association, collectivité, institution locale…). Un travail de préparation est réalisé par un Comité de pilotage. Les travaux ont lieu en plénières et en ateliers thématiques. Et à l’issue des rencontres une publication des actes permet de diffuser le résultat des réflexions.

« On a toujours tout fait pour que RELIER reste dans l’ombre », dit Vincent Jannot, en conservant une structure légère qui reste un moyen et non un objectif. D’où l’élasticité de cette structure qui, une fois un objectif atteint, se retrouve parfois réduite à sa plus simple expression : « RELIER souhaite contribuer à la responsabilité et l’autonomie des personnes. C’est pourquoi, une fois mûries au sein de RELIER, les actions ont vocation à s’autonomiser et à quitter le giron de l’association », comme le dit l’un de ses anciens présidents Jean Le Monnier.

31 ans après sa naissance, RELIER reste « un creuset d’où sortent des initiatives alternatives ».

En savoir plus : Réseau RELIER.

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Relier : 30 ans d’histoire : frise_30_ans_relier_2a3_v1

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Trame historique

(Par Jean Le Monnier, 7/10/2010)

Au printemps 1979, Peuple et Culture de l’Isère crée à Grenoble le Comité d’Étude et de Propositions (CEP) sur le rural.

Le CEP se donne pour objet d’élaborer une réflexion sur les possibilités de survie et même de développement de la petite agriculture de montagne.

La méthode de travail : confrontation d’expériences par visites de petites exploitations agricoles dans le massif alpin.

Premières conclusions à la suite d’environ une année de travail :

1. Critiques du modèle productiviste en trois points : l’intensification de la production avec l’endettement, la dégradation des produits et de la terre, la spécialisation avec l’abandon des complémentarités de productions et d’activités, la concentration foncière avec le départ des voisins et l’exode rural…

2. Mais il est possible de vivre et de se développer en adoptant d’autres mode de production limitant les investissements (moindre dépendance au crédit et recours à l’auto-construction) et en combinant les activités agricoles et rurales (agriculture + accueil / agriculture + vente directe / agriculture + services.)

3. Ce type d’agriculture, marginalisé et méprisé par le syndicalisme majoritaire, se révèle performant économiquement tout en répondant aux aspirations de personnes souhaitant un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée.

4. Les chances de développement pour ces agriculteurs se trouvent dans la liaison, la confrontation et la diffusion de ces pratiques alternatives.

A la suite de ces conclusions, se mettent en place des groupes de travail qui ont pour objet de favoriser le développement de ces « agricultures différentes ».

En Juillet 1981 paraît le n°0 d’Alternatives Paysannes, bulletin de liaison du CEP, édité par Peuple et Culture de l’Isère. C’est à travers cette collection que l’on retrouve une partie de l’histoire de RELIER. La démarche proposée dans ce texte est de retrouver les rencontres nationales qui ont jalonné la vie de RELIER.

Chronologie à partir d’Alternatives paysannes et d’Alternatives rurales

Pour comprendre la genèse de l’association, il faut remonter quelques années en amont de sa création.

. Corte, février 1982. Première rencontre nationale à l’initiative de PEC et du CEP.

(AP n°4. Corte 1982) Thème : sortir de l’isolement et échanger les pratiques.

Questions : comment développer les contacts entre les régions, comment se faire entendre des pouvoirs publics pour changer de politique ?

. Hiver 1982-1983 : États généraux du développement agricole organisé par le ministère de l’Agriculture. , (AP n°6-7, Le développement faites le vous-même !). Publication des résultats des travaux du CEP et du manifeste Campagne et Société diffusé à 7 000 exemplaires.

Les thèmes du CEP trouvent un large écho lors de ce colloque national. Il faut s’organiser pour continuer !

. Mauléon Février 1983. (AP n°10. Nous ne sommes pas seuls ! Mauléons 1983) Rencontre nationale à l’initiative des signataires du manifeste Campagne et Société (PEC, Nouvelles Campagnes, MRJC et plusieurs groupes locaux). Thème : échanger pour construire une nouvelle agriculture.

Question : quelle structuration adopter ?

. Février 1984 (AP n°18. Le Tour de France du Réseau). Rencontre Campagne et Société organisée à Seix par les signataires du manifeste qui se sont constitués en association pour organiser ces rencontres. Outre les signataires déjà cités on trouve l’AFIP, l’association ADEPFO et la Maison du Haut Salat.

Difficulté à trouver l’équilibre entre réseaux et structuration associative.

. Mai 1998 (AP n°17 Actions foncières) avec la signature de Gérard Leras (élu écologiste au conseil régional Rhône-Alpes, vice-président chargé du foncier).

. En 1984 paraît également Les Agricultures différentes édité par Peuple et Culture et la Pensée Sauvage (Grenoble). Textes qui font le point sur cinq ans d’expériences du CEP : analyses théoriques et principaux enseignements des pratiques du CEP.

. Avril 1985. (AP n°23 Quelle politique agricole ?)

Rencontres dans les Vosges : Agriculture et activités associées, organisé par le réseau rural national de Peuple et Culture.

On ne parle plus de Campagne et Société on se recentre sur l’exploitation rurale.

. Septembre 1985. (AP n°25. Transformez les produits de la ferme et AP n°26. Le CEP Béarn) Rencontre du réseau rural nationale de PEC en Mayenne en collaboration avec les GEL (groupements d’éleveurs laitiers.)

Création de RELIER le 16 septembre 1985 (presque sur un coin de table !).

. Avril 1986. (AP n°28 Ça Bouge !) Rencontre RELIER dans le Valgaudemar. Réflexion sur le fonctionnement de l’exploitation rurale.

. Mars 1987. (AP n°33 L’expérimentation du Mouflon) Rencontre et AG de RELIER dans le Béarn.

Suite de la réflexion sur l’exploitation rurale et question sur l’adhésion : qui adhère à RELIER ?

. Janvier Février 1988 (AP n°37 RELIER) Numéro entièrement consacré à une présentation du réseau, c’est une reprise et une actualisation du numéro 18 (Cf. plus haut)

. Mars Avril 1988 (AP n°38 La commercialisation collective) Ce numéro rend compte des pratiques de vente directe fermière en France, principalement rédigé par Anne Parlange. Il préfigure le travail de RELIER sur ce thème.

. Mars 1988. (AP n°39 Le mythe de la diversification) Rencontre nationale de RELIER à Brioude. Réflexion sur la diversification des exploitations agricoles et sur leur insertion dans le tissu local.

« Toute politique agricole digne de ce nom doit élargir son ambition au développement global de l’emploi à la campagne et non plus dans sa seule branche agro-alimentaire »

. Mars 1989 (AP n° 42 Aménagement : prenons la parole) Rencontres nationales de RELIER à Marchésieux (Manche).

Confrontation entre agriculture de l’est et de l’ouest et relations avec le développement des territoires ruraux.

. Octobre 1989. (AP n°44 L’exploitation rurale : dis, comment ça marche ?)

Rencontres de Dordogne. Analyse de systèmes d’exploitation rurale : exposés à partir d’études préalables.

. Octobre 1990. RELIER : Rencontre à Anneyron dans la Drôme.

(AP n°46, Quand les maires ruraux entreprennent à la campagne et n° 48. Le rural dans tous ses états)

Des journées tous azimuts ! (Culture, services fermiers, formations, vente collective, tourisme, quand les maires ruraux entreprennent à la campagne)

. Octobre 1993. Rencontre Ruraux et société : métiers, exclusions, prospectives à Sauméjan (AR n°53. Inclure ou exclure. Question de développement). Première partie des Actes des rencontres.

(AR n° 54 Réflexion globale, action locale) Deuxième partie des actes de Sauméjan.

. Novembre 1994. Rencontres Ruraux et société au Centre Ti Kendal’ch de Saint-Vincent-sur-Oust. (AR n°56 Monde rural et exclusion).

Quel thème ? AR n’en donne pas de compte rendu…

. Printemps 1997 (AR n°63 Travail)

« Le réseau RELIER face à son avenir : confronté à des difficultés financières, le réseau RELIER devrait-il disparaître ? »

. Février 1998. Le Diois : Dynamiques et projets de territoire, les rencontres de RELIER.

(AR n°68. S’organiser pour vivre à la campagne) On y trouve des réflexions de Sjoerd Wartena (président fondateur de Terre de Liens) sur le foncier !

. Printemps 1999 (AR n°70 Vendre en groupe : au-delà de l’acte marchand)

Un numéro qui retrace l’histoire de la vente collective des produits fermiers en Rhône-Alpes. Le rôle de RELIER et d’Anne Parlange est passé sous silence…

. Novembre 1999. Ruraux et Société, les rencontres de RELIER dans le Perche (AR n°73 Le collectif, creuset d’initiatives) Actes des rencontres.

. Été 2000 (AR n°75 – Foncier, les solutions collectives)

Les prémices de Terre de Liens sont dans ce dossier avec entre autres signatures celles de Jérôme Deconinck, Sjoerd Wartena, Pierre Dagalier, Xavier Lucien…

. Automne 2000 (AR n°76 – CTE par ci, CTE par là) Annonce de la publication d’un ouvrage collectif produit par ASFODEL, CREFAD et RELIER « Créer son activité en milieu rural : choisir ses statut », guide juridique, fiscal et social.

. Février 2001. Les rencontres de RELIER en Bretagne. (AR n°78 Échanges autour de projets, rencontres de RELIER)

Plus de 200 personnes participent à ces rencontres…

. Octobre 2002. Rencontres Ruraux et Société à La Salvetat sur le thème de La Transmission (AR n° 80 : Les transmissions, témoignages, expériences et débats inspirés par les rencontres nationales « Ruraux et Sociétés » d’octobre 2002 au cœur du Larzac)

. Septembre 2004. Rencontres de RELIER sur le Plateau de Millevaches. (AR n°86 Rencontres nationales de Relier Culture et Ruralité). Actes des rencontres.

Remarque méthodologique

La collection d’Alternatives paysannes et d’Alternatives rurales est d’une très grande richesse, je ne l’ai utilisée que pour refaire la chronologie des rencontres nationales, elle pourrait être largement utilisée pour analyser la progression et le cheminement des idées dans RELIER.

Mais pour être complet sur l’histoire de l’association, un dépouillement des archives de RELIER est nécessaire, il pourrait être complété par des entretiens avec les acteurs et les utilisateurs de RELIER.

Ayant été souvent acteur de RELIER, je ne suis pas le mieux placé pour écrire son histoire, avis aux amateurs et à des étudiants en mal de sujet de mémoire.

Réflexions sur les origines de l’association

RELIER a été crée par défaut. La dynamique du CEP et la dynamique de l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 nous laissaient espérer la formation d’un large mouvement porteur d’agriculteurs différents à l’image de ce que nous rencontrions sur le terrain. Preuve en est la tentative de plate-forme de « Campagne et Société ». Mais, l’association qui était censée l’animer est morte quelques mois après sa naissance d’où la création de RELIER, les responsables du CEP et de PEC Isère ne voulant pas que le capital d’expériences et d’analyses accumulé depuis 1979 se replie dans les Alpes. Un outil de diffusion et de rencontre était nécessaire pour ne pas étouffer à Grenoble. RELIER est donc fondée par des responsables de PEC Isère avec la complicité de quelques agriculteurs mais sans véritablement d’adhérents. Pêché originel qui expliquerait la difficulté de RELIER a faire des adhésions ?

Le fil rouge ou les constantes dans la méthode et les thèmes

Du point de vue de la méthode, RELIER s’est caractérisé par l’organisation de rencontres où se mêlent les publics, les témoignages, les visites, les interventions permettant de prendre de la distance par rapport au sujet traité et la production de compte-rendus ou d’actes qui laissent des traces et constituent le patrimoine intellectuel de l’association.

Dans sa non organisation chronique RELIER a cependant suivi un fil rouge : contribuer à faire sauter les obstacles au développement des « agricultures différentes ».

C’est d’abord un travail pour donner une identité professionnelle aux promoteurs de ces agricultures. C’est toute la réflexion sur les « exploitants ruraux » que l’on retrouve dans le thème des premières rencontres nationales. Une fois installé dans le paysage, une série de rencontres porte ensuite sur la viabilité économique de ces exploitations rurales, puis c’est le travail sur la commercialisation collective.

Notons que se développe en parallèle Accueil Paysan avec la reconnaissance de l’accueil comme « partie intégrante » de l’activité paysanne et la création d’Asfodel qui accompagne et forme de personnes souhaitant s’installer sur des exploitations rurales.

Dernier verrou a l’installation auquel s’est attaqué RELIER (et dont on trouve trace dans les numéros d’Alternatives) : la question du foncier avec la création de Terre de Liens. Aujourd’hui, le fil rouge n’est pas rompu : travailler sur l’habitat c’est lever des verrous à l’installation en milieu rural.

Le travail sur ces thèmes n’a pas empêché un élargissement de la réflexion : c’est la problématique du développement rural avec la création d’activités et de son rapport avec la société. On trouve donc au fil de son histoire et au cours des 14 rencontres nationales répertoriées une persistance assez remarquable.

Remarques sur la durée nécessaire pour que mûrissent les actions

Accueil Paysan a été porté par PEC Isère de 1979 à 1986.

La commercialisation collective de 1979 à 1995 par PEC Isère puis Relier.

Le Foncier de 1998 à 2006 par Relier.

La Forêt avec le RAF de ………… à ………

Du réseau informel à une démarche professionnelle

Si RELIER existe encore aujourd’hui c’est que l’association a su prendre des virages.

Créé à une période où les financements des associations nationales étaient encore conséquents, RELIER a dû faire face au tarissement des financements nationaux, il a fallu passer – avec modération – à des financements européens pour enfin arriver sur des lignes budgétaires régionales. A cette mutation correspond une évolution des exigences des financeurs. Partis sur un mode informel que l’on pourrait qualifier de bricolage où c’était essentiellement de l’agitation d’idées, on est maintenant sur des pratiques beaucoup plus professionnelles qui débouchent sur de véritables expertises.

JLM, Grenoble, le 7 octobre 2010.

Notes :

1 ) 87 numéros du n°0 en Juillet 1981 au n°86 Hiver 2004-2005. Parution tous les deux mois. Le n°50 se transforme en Alternatives Rurales et devient la revue rurale de Peuple et Culture. Du n°33 au n°49, c’est la « Revue de l’exploitant rural », du n°50 au n°56 c’est « Pour entreprendre au pays ». Tirée à 1 000 exemplaires, AP a eu jusqu’à 500 abonnés.

2 ) Il faut cependant reconnaître que les trois premiers présidents de RELIER ont été des agriculteurs (deux femmes et un homme).

3 ) L’exploitation rurale est présentée dans le numéro spécial n°27 d’AP, janvier-février 1986.

4 ) Certes géniale !

Démocratie participative à Saillans : « transformer avec les gens »

L’équipe municipale de Saillans n’a pas été élue sur un programme mais sur une méthode : associer l’ensemble de la population aux projets et aux décisions concernant la gestion de la commune. Réflexion et débats ouverts à tous, large information font partie des modalités de la nouvelle manière de faire.

Fernand Karagiannis.

Fernand Karagiannis.

« Si nous avions été candidats sur un programme, nous n’aurions pas été élus. La méthode est plus importante que le programme« , explique Fernand Karagiannis, conseiller municipal de Saillans, qui intervenait lors des Rencontres 2016 des Ami.es de François de Ravignan, du 10 au 13 novembre à Serres et Greffeil (Aude).

A Saillans, commune de 1 250 habitants de la Drôme (entre Crest et Die), un groupe de citoyens a souhaité mettre en œuvre la démocratie directe à l’occasion des élections municipales de mars 2014. Dès le départ il s’agissait d’un « projet citoyen, co-construit, très ouvert et pas du tout de la campagne d’une équipe. Nous voulions changer la pratique communale, remettre la mairie à la disposition des habitants.« 

Le groupe à l’initiative de ce projet, constitué de quelque 45 personnes, a commencé par élaborer une charte citoyenne, mettant en avant quelques principes. Puis il a organisé une réunion publique : 120 personnes y ont participé ; il leur a été proposé de travailler à un projet communal dans sept ateliers correspondant aux principales compétences d’une municipalité. Une deuxième réunion a dressé une synthèse de ces travaux ; c’est alors qu’un appel à candidatures a été lancée pour constituer une équipe municipale. Elle a obtenu, dès le premier tour des élections municipales, 12 sièges sur 15 avec 56 % des suffrages exprimés (79 % de participation).

Les habitants au centre des décisions

Une fois en place, la nouvelle équipe a « élaboré sa gouvernance » : avec le citoyen en haut du schéma, le conseil municipal, le comité de pilotage et les groupes d’action projet.

Le conseil municipal, composé des élus (c’est l’aspect du dispositif encadré par la loi), officialise les décisions. Il fonctionne au moins en binômes : les élus référents travaillent deux par deux (ou plus), y compris le maire avec la première adjointe, pour éviter les prises de pouvoir, même involontaires. Chaque élu référent partage avec un ou plusieurs autres une compétence : travaux-sécurité, social, enfance-jeunesse, association-sports-loisirs-culture, économie, environnement-énergie-mobilité, finances-budget, transparence-information. L’ensemble de l’équipe fonctionne de façon collégiale, avec un échange d’informations et des décisions prises en commun.

Le comité de pilotage est composé de tous les élus (il n’y a pas de conseils limités aux adjoints comme c’est souvent le cas dans la vie communale) et du public. Il se tient deux fois par mois et constitue l’instance principale de travail et de décision. Tous les habitants peuvent y participer et intervenir.

Les habitants sont également impliqués, avec les élus référents, dans les commissions participatives thématiques, qui correspondent aux sept principales compétences de la municipalité. Ces commissions « visent une réflexion générale, la définition des grandes orientations et l’émergence et la priorisation des actions concrètes à mettre en œuvre.« 

Les GAP (groupes d’action projet), composés eux aussi d’élus référents et d’habitants (en nombre plus réduit), travaillent sur des dossiers précis à partir de décisions concrètes définies par une commission.

Des habitants s'occupent du compost collectif (Photo Mairie de Saillans).

Des habitants s’occupent du compost collectif (Photo Mairie de Saillans).

L’un des points forts de la méthode de travail de cette municipalité est la transparence : « l’information doit être donnée aux habitants à toutes les étapes du projet« . Il y a donc des compte-rendus et des synthèses des différentes réunions, des outils d’information (agenda mensuel, site internet, panneaux dans le village, lettres d’information).

La gestion des groupes de base s’appuie sur les méthodes de l’éducation populaire, avec, la plupart du temps, un animateur.

Cette « gouvernance » est complétée par un conseil des sages. Il n’a pas pour fonction de contrôler l’action de la municipalité mais de veiller au bon fonctionnement de la gestion participative de la commune et de faire des suggestions pour l’améliorer.

Dépasser les clivages idéologiques

On l’a donc bien compris : les élus de Saillans ne sont pas, loin de là, les seuls décideurs. Ils agissent à partir des remontées des commissions et des GAP. On peut citer des actions issues de ce travail commun à la population de Saillans : compostage collectif auto-géré ; extinction de l’éclairage la nuit ; réaménagement du mobilier urbain ; places de parking ; projet de salle des fêtes ; mise en place d’un référentiel pour les cantines scolaires ; semaine de l’économie locale ; création d’un annuaire en ligne des activités économiques.

« L’une de nos difficultés« , souligne Fernand Karagiannis, « c’est un budget modeste.« 

Le conseil municipal agit dans le cadre de la loi. Cela ne l’empêche pas de prendre parfois des positions de principe hors des sentiers battus, comme une délibération défavorable aux compteurs Linky : « Nous savions qu’elle allait être retoquée par le préfet« , dit Fernand Karagiannis.

Une autre limite est la réduction des compétences des communes avec l’émergence des communautés de communes. Saillans a eu du mal, pendant les six premiers mois après les élections municipales, à se faire entendre à la Communauté de communes du Crestois et du Pays de Saillans : la majorité de ses élus a préféré attribuer une vice-présidence à l’ancien maire plutôt qu’au maire actuel, Vincent Beillard. Mais les relations ont tendance à s’améliorer ; Vincent Beillard fait désormais partie du bureau de la communauté de communes.

Pour revenir à Saillans, les décisions, au Comité de pilotage, sont prises le plus possible au consensus, ou à défaut à la majorité. « Si les avis sont très partagés, on reporte le dossier. » Les GAP, pour leur part, ne prennent pas de décision, ils préparent les dossiers, proposent des analyses et une priorisation, mais c’est le Comité de pilotage qui décide.

A ce jour, la participation des habitants reste forte. En deux ans et demi, dit Fernand Karagiannis, le tiers des habitants a au moins participé une fois à une commission ou à un GAP. « L’idée a été de faire venir tous les habitants, pas de mettre en avant les personnes alternatives du village. Il n’y a pas eu de discours idéologique, qui aurait pu bloquer.« 

« L’un des facteurs de succès est le mélange. » Ce qui n’empêche pas chacun de s’investir là où il l’entend : le GAP environnement est plutôt constitué de jeunes de moins de 40 ans ; les GAP stationnement-circulation et social plutôt par des gens plus âgés.

Jusqu’ici, l’action municipale est le résultat d’une large concertation. Il y a, dans les réunions, des avis opposés, mais pas d’opposition organisée. « La priorité, c’est de dépasser les clivages. Nous avons plus de choses en commun que de choses qui nous séparent. Faisons donc les choses que nous avons en commun.« 

« Le projet », conclut Fernand Karagiannis, « c’est de gérer une commune, de transformer avec les gens, sans imposer les choses. Certains villageois sont déçus que l’on n’aille pas plus vite mais nous voulons garder la cohérence de la démarche. Il faut aller assez doucement pour que le résultat soit là. (…) Le rôle de l’élu c’est aussi de faire monter le niveau des habitants sur les connaissances nécessaires à la gestion municipale. Il faut informer tout le monde, pas que les plus motivés, bien débattre, se concerter avant de changer quelque chose.« 

En savoir plus : Mairie de Saillans.

Podemos : de la rue aux institutions

« Nous avons décidé d’aller dans les institutions, au risque de se perdre, quelle autre solution avions-nous ? », dit Alberto Arricruz, expliquant la stratégie de Podemos. Ce mouvement a choisi de prolonger la mobilisation des Espagnols dans la rue depuis le 15 mai 2011 par un processus de conquête des institutions. Apparaît alors le risque que Podemos devienne un parti politique comme les autres…

Entre Alberto et Lola, Alistair, animant le débat.

Entre Alberto et Lola, Alistair, animant le débat.

Nous avons eu la chance, lors de ces Rencontres 2016 des Ami.es de François de Ravignan, de recevoir deux représentants de Podemos : Alberto Arricruz, co-coordinateur du Cercle de Paris (l’un des plus importants de Podemos), et Lola Bañon, conseillère en communication de la Comunitat Valenciana (pouvoir autonome régional), journaliste à la télévision et enseignante en journalisme à l’Université de Valence.

Podemos, comme le rappelle Alberto Arricruz, est né des mobilisations qui ont surgi spontanément en Espagne à partir du « 15M » (le 15 mai 2011 ; on a aussi parlé de « mouvement des indignés »). « Le 15M a surpris beaucoup de gens, y compris en Espagne. La jeunesse a surgi sur les places en dénonçant la démocratie factice et en disant : ils ne nous représentent pas. »

Ces mobilisations sont venues à la suite d’une crise économique très dure, avec notamment l’éclatement de la bulle immobilière, et de la mise en place, par le gouvernement du Parti Populaire (droite), d’un programme d’austérité (parmi lequel des baisses drastiques du budget de la sécurité sociale). Le PP dit avoir « sauvé les banques », en réalité il a enrichi les grandes fortunes et en a fait payer les conséquences à la population : parmi les effets de la crise, de très nombreuses expulsions de familles accédant à la propriété et une hausse du chômage, qui prive la jeunesse de perspectives : avec, par exemple, 50 % de jeunes au chômage dans le Sud de l’Espagne ; et 1,5 millions d’Espagnols qui ont émigré ces dernières années.

Podemos s’est alors constitué « avec l’idée que l’on ne pouvait pas laisser les institutions aux mains de ces gens-là et qu’il fallait aller aux institutions, avec toutes les contradictions que cela comporte. »

A l’origine de Podemos, en 2014, quelques personnalités, dont Pablo Iglesias, qui ont appelé à constituer des listes alternatives aux élections européennes. Ces listes ont obtenu 8 % des voix : « un premier tremblement de terre. Le deuxième tremblement de terre c’est quand Podemos est devenu un parti politique en novembre 2014. » Un parti particulier : pour y adhérer il suffit de s’inscrire sur internet (gratuitement et avec possibilité de don), ce qui permet de participer aux débats et aux votes internes. Le parti est également structuré en cercles, locaux ou par métier, où tout le monde peut venir librement. Cette assise populaire est un socle essentiel de Podemos.

Alberto Arricruz.

Alberto Arricruz.

La contre-offensive du pouvoir a montré que celui-ci prend au sérieux la menace de Podemos. La droite, dit Alberto Arricruz, a créé et subventionné un nouveau parti, « Ciudadanos » (citoyens), à partir du parti catalan existant « Ciutadans ». Ciudadanos se dit, comme Podemos, parti de rassemblement populaire et affiche des positions de centre droit.

En mai 2015, lors des élections municipales, les listes proches de Podemos sont arrivées en tête dans les plus grandes villes du pays et, moyennant des alliances, ont accédé au pouvoir municipal.

Puis sont venues les élections générales (au Congrès des députés et au Sénat), en décembre 2015. Podemos et ses alliés ont recueilli au congrès des députés 20 % des suffrages exprimés, très près du PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol, 22 %) et devant Ciudadanos (14 %). Le PP (28 %) et le PSOE ont perdu énormément de voix : ils sont passés, ensemble, de 73 % en 2011, à 51 % en 2015.

Podemos aurait pu accéder au gouvernement, moyennant une alliance avec le PSOE. Mais celui-ci a préféré tenter une alliance avec Ciudadanos, sans succès ; il a fini, à l’issue de la dissolution du congrès et de nouvelles élections aux résultats proches des premières, par permettre, en s’abstenant, l’investiture de Mariano Rajoy, le leader du PP. Cela malgré les tentatives de Podemos de trouver à nouveau une alliance PSOE-Podemos.

« La lutte est très âpre », dit Alberto Arricruz, qui n’attend rien des socialistes, « le parti qui a gouverné le plus longtemps depuis Franco » et qui est donc responsable, avec le PP, de la politique favorable aux élites au détriment de la grande masse de la population. Mais Alberto Arricruz est confiant : « Podemos obtient plus de 30 % des votes chez les moins de 35 ans : Nous sommes le parti de l’avenir ».

La force de Podemos c’est son ancrage populaire

Fille d’ouvriers, sans avoir jamais adhéré à un parti, Lola Bañon se sent « socialiste dans l’âme » et se dit très déçue que le PSOE « n’ait pas fait son travail ; c’est très douloureux pour nous. » Il y a, dans les militants de Podemos, de nombreux socialistes, au côté de communistes et d’anticapitalistes.

Lola Bañon.

Lola Bañon.

Elle revient sur les origines de Podemos : « Sa véritable origine, ce sont des professeurs d’université qui ont élaboré une pensée politique à partir des récentes révolutions latino-américaines ». Elle souligne aussi que « le 15M n’aurait pas été possible sans les printemps arabes ».

Personnellement, Lola Bañon a hésité avant de s’engager dans Podemos. Du fait notamment de son métier de journaliste, elle souhaitait garder sa neutralité. Mais elle a choisi « l’opportunité d’agir ».

Pour les militants qui vont aux élections avec Podemos, dit-elle, « ce n’est pas une façon de gagner leur vie ; ils gagnent moins en tant qu’élus que dans leur métier, et ils mettent en péril leur carrière. »

« Être dans la rue, c’est très important. Mais pour prendre le pouvoir nous devons être plus offensifs. La capacité à organiser un parti, on ne la trouve pas dans la rue mais dans les structures politiques ; la rue a accompagné ce mouvement. »

« Le vote Podemos est populaire », souligne Alberto Arricruz. « Nous avons beaucoup discuté pour savoir si nous devions nous présenter comme un parti de gauche, ce qui revenait à être catalogués d’extrême gauche. Mais nous nous adressons à tout le monde ; nous ne nous sommes pas construits sur un programme alternatif mais sur une bataille culturelle pour le sens et pour catalyser les émotions, le parler vrai. Nous avons voulu créer un rassemblement populaire en n’oubliant personne. »

Podemos reste en construction. En 2017 il va mettre en place « une nouvelle organisation, pour s’installer, sans devenir un parti comme les autres. On continue de courir en s’attachant les lacets en même temps », comme disait Pablo Iglesias.

Une question cruciale des débats de ces Rencontres surgit alors : Comment éviter de retomber dans les travers du pouvoir ? Les représentants de Podemos répondent : « La nature humaine est ce qu’elle est, partout, ce risque existe ; mais les gens ont fait beaucoup de sacrifices dans leur profession pour s’engager dans Podemos, et puis il y a la limitation à deux mandats, la révocabilité des élus par référendum révocatoire, la limitation des revenus, une éthique et la possibilité d’aller chercher l’expression populaire le plus souvent possible. »

« Le programme électoral de Podemos a été élaboré de façon démocratique, lors de débats à la base. Et si Podemos a été construit comme une machine électorale, il doit se conforter par un bon exercice du pouvoir local et travailler dans les luttes sociales et les chaîner dans la même direction. » Alberto Arricruz cite Gramsci qui soulignait la nécessité de passer d’une lutte de mouvement à une guerre de positions. « Podemos, c’est le moyen de tenir des positions. »

« Les Espagnols », dit-il, « ont tendance à croire que leur système démocratique, issu de la transition après le franquisme (et négocié avec le pouvoir franquiste qui a obtenu l’impunité pour les crimes passés et le maintien de l’oligarchie) est typiquement espagnol. En fait, dans la période actuelle, la situation est la même que dans toute l’Europe, avec une alternance factice pour maintenir le pouvoir de la finance supranationale ; et ces pouvoirs tolèrent l’extrême droite : la différence, en Espagne, c’est que le PP contient l’extrême droite. »

Cela étant, « l’Espagne est l’un des rares pays d’Europe où l’alternative n’est pas populiste mais progressiste. » Globalement, en Europe « les pouvoirs factices » (de droite ou sociaux-démocrates) « préfèrent les fascistes aux alternatives démocratiques ».

Dans un contexte de reconquête des acquis populaires par le monde des grandes entreprises et de la finance, les mois et les années à venir risquent d’être difficiles pour la grande majorité des citoyens européens. L’expérience de Podemos est l’une des alternatives dans lesquelles repose quelque espoir, même si espérer n’empêche pas de garder son esprit critique.

* * * * *

En savoir plus sur Podemos.

Bernard Ginisty : « La crise nous invite à inventer le futur »

Conférence de Bernard Ginisty aux Rencontres des Ami.es de François de Ravignan, Greffeil 12 novembre 2016

Bernard Ginisty.

Bernard Ginisty.

1- Malaise dans nos sociétés.

« Dans un monde toujours changeant et incompréhensible, les masses avaient atteint le point où elles croyaient simultanément tout et rien, où elles pensaient que tout était possible et que rien n’était vrai ». Ces mots d’Hannah Arendt, dans son ouvrage classique sur Le système totalitaire, me paraissent illustrer le climat actuel dans notre pays. D’une part, des annonces futuristes sur une société de l’internet qui nous assurerait, via la mondialisation heureuse, un avenir merveilleux. D’autre part, des élus qui se renvoient à la figure des affaires en tous genres au gré des sondages qui leur servent de boussole. Cette juxtaposition d’un monde dont les progrès techniques laissent croire que « tout est possible » et d’une classe politique qui laisse de plus en plus au citoyen le goût amer du « rien n’est vrai », contribue à la crise du vivre ensemble.

Comment une société à l’individualisme exacerbé et pour qui l’économie financiarisée est devenue la mesure de toute chose peut-elle fonctionner autrement ? La duplicité que nous reprochons aux élites est la nôtre. Des sociétés ne pourront éternellement survivre à ce double jeu dans lequel Hannah Arendt voyait le lit du totalitarisme. En effet, juxtaposer le « tout est possible » et le « rien n’est vrai » conduit au « tout est permis ». Face à ce risque, il ne suffit plus d’invoquer de façon incantatoire le bien commun, la citoyenneté et la fameuse modernisation. Il faut leur donner corps dans un travail conjoint sur les soi-disant évidences qui nous empêchent de penser et l’engagement militant au quotidien.

2 – L’impasse des deux systèmes qui ont prétendu réguler les rapports entre l’individu et la société.

21 – Dans les sociétés primitives, le « Maître » est le groupe et la tradition. L’individu était défini par sa matrice micro-sociale d’origine. On était d’un village, on avait la religion de son clan, on faisait le métier de ses parents et les relations matrimoniales laissaient de côté les subjectivités pour assurer le but premier de la perpétuation du groupe. Dans cet univers marqué par la pénurie, les lois de l’hospitalité et la solidarité du clan étaient des conditions de survie. Le pire châtiment n’était pas tant l’esclavage, qui maintenait dans le système relationnel, que le bannissement qui rejetait l’individu hors de la communauté. La solidité de cette solidarité avait comme contrepartie la négation de la liberté individuelle. La survie collective s’imposait à tous.

22 – L’histoire de la modernité est faite « d’atomes sociaux » qui ont rompu avec cette matrice sociologique première. Cet éclatement a été préparé par l’évolution philosophique de la pensée du sujet, au niveau religieux en Occident par Luther et la Réforme, au niveau politique par les Lumières, au niveau économique par l’urbanisation et l’industrialisation. Le contrat de travail à durée indéterminée a été l’infrastructure juridique économique qui a permis à chaque individu d’exister hors de son clan. Mais, la disparition des formes traditionnelles de régulation de la vie collective ont laissé les individus de plus en plus à leur solitude. Et l’urbanisation, comme la grande industrie, ont créé ce qu’on a appelé des « masses », mot qui n’avait aucun sens dans une société traditionnelle.

23 – Deux « Maîtres » ont prétendu régir ces « masses » : le socialisme « scientifique » et le marché. Face à l’aliénation des masses urbanisées, déracinées de leur matrice d’origine, il y a eu ceux qui ont demandé à une « science » du développement des sociétés de type marxiste de constituer le référent politique. Il suffisait qu’un parti politique porteur de cette science prenne le pouvoir, et on allait vers les lendemains qui chantent. Or, en guise de lendemains qui chantent, nous avons eu les lendemains de gueule de bois. Le libéralisme a confié la gestion des individus déracinés à « la main invisible » du marché chère à Adam Smith. Les fractures sociales grandissantes, les désastres humanitaires et écologiques démentent chaque jour la capacité du marché à faire face à la situation. « La crise » qui, depuis des décennies, constitue le thème majeur des politiques et de la presse, acte l’échec de ces deux « Maîtres ». Ces deux systèmes manifestent chaque jour leur incapacité à faire face aux crises actuelles. La tentation est alors grande, face à ces deux échecs, de vouloir revenir « au corps d’origine ». C’est la source de tous les intégrismes, de tous les nationalismes, de tous les fondamentalismes. Quand on ne sait plus où on va, quand on n’a plus de projet, on risque d’être tenté par la régression.

3 – Quatre chemins complémentaires pour inventer le futur.

Ce que nous devons inventer, c’est une troisième phase. Au lieu de rechercher le Maître perdu, notre travail est de naître à un nouveau monde. Oui, l’individu a découvert qu’il était, naissait et mourrait seul, comme disait Pascal. Mais il ne se réalisera qu’en traversant constamment ce que j’appelle des espaces micro-sociaux-médiateurs. Son histoire sera faite d’appartenances successives et plurielles. Il va entrer et sortir dans quantité de groupes formels ou informels.

Entre la logique de la matrice originaire dans laquelle je suis protégé, mais où ma liberté d’être humain n’est pas reconnue et la célébration de l’individualisme à tout crin régulée soit par une planification décidée au nom d’une « science » économique, soit par le mouvement brownien du marché, il faut retrouver des formes de médiation sociale qui seront toujours provisoires. Sachant que je suis définitivement sorti de ma matrice originaire, j’aurai constamment à inventer de nouveaux lieux collectifs. Un être humain aujourd’hui se définit par sa capacité à réinventer des espaces d’identité, de solidarité, de temps, de communication. Pour cela quatre chemins complémentaires sont fondamentaux.

31 – « L’attitude personne » (Paul Ricoeur).

Dans cette situation de suspicion généralisée contre tous les systèmes qui ont prétendu définir la totalité de l’humain, le philosophe Paul Ricœur en appelle à « une attitude personne ». Il la caractérise par trois critères distinctifs : la crise, la perception de l’intolérable et l’engagement. La crise est « le repère essentiel », c’est le moment où « l’ordre établi bascule » et où « je ne sais plus quelle hiérarchie stable des valeurs peut guider mes préférences ». Mais, dans ce moment du crépuscule des certitudes et des systèmes, on découvre qu’il y a de « l’intolérable » : la torture, le racisme, la faim, l’exclusion, le chômage, la croissance des inégalités, les désastres écologiques… Face à cet intolérable, l’engagement devient un chemin majeur vers la conscientisation éthique et politique. Ricœur conclut ainsi son analyse : « La conviction est la réplique à la crise : ma place m’est assignée, la hiérarchisation des préférences m’oblige, l’intolérable me transforme de fuyard ou de spectateur désintéressé, en homme de conviction qui découvre en créant et crée en découvrant ».

Paul Ricoeur (1913-2005) : Préface à l’ouvrage d’Emmanuel Mounier : Ecrits sur le personnalisme. Editions du Seuil, Collection Points Essais, 2000, pages 7-14.

32 – De la « révolution » à la « métamorphose » (Edgar Morin)

Ce propos rejoint celui d’Edgar Morin lorsqu’il propose de remplacer l’idée binaire de « révolution » par celle de « métamorphose » comme fil conducteur des évolutions personnelles et sociétales : « La notion de métamorphose est plus riche que celle de révolution. Elle en garde la radicalité novatrice, mais la lie à la conservation (de la vie, des cultures, du legs de pensées et de sagesses de l’humanité). On ne peut en prévoir les modalités ni les formes : tout changement d’échelle entraîne un surgissement créateur. (…) Nous ne pouvons concevoir encore le visage de la société-monde qui se dégagerait de la métamorphose ».

Dès lors, au lieu de chercher à enclore l’être humain dans des savoirs qui prétendraient l’expliquer, il s’agit de travailler à réveiller en lui ses capacités créatrices et de participer à ce bouillonnement créatif préliminaire à toute « métamorphose » qu’Edgar Morin caractérise ainsi :

« Notre époque devrait être, comme le fut la Renaissance, et plus encore qu’elle, l’occasion d’une reproblématisation généralisée. Tout est à repenser. Tout est à commencer. Tout, en fait, a déjà commencé, mais sans qu’on le sache. Nous en sommes au stade des préliminaires modestes, invisibles, marginaux, dispersés. Il existe déjà, sur tous les continents, en toutes les nations, des bouillonnements créatifs, une multitude d’initiatives locales dans le sens de la régénération économique, ou sociale, ou politique, ou cognitive, ou éducationnelle, ou éthique, ou existentielle. Mais tout ce qui devrait être relié est dispersé, séparé, compartimenté. Ces initiatives ne se connaissent pas les unes les autres, nulle administration ne le dénombre, nul parti n’en prend connaissance. Mais elles sont le vivier du futur. (…) Le salut a commencé par la base ».

Edgar Morin : La Voie. Pour l’avenir de l’humanité. Editions Fayard, 2011, pages 32-33

33 – Les « Tisserands » du monde qui vient (Abdennour Bidar)

Dans son dernier ouvrage intitulé Les Tisserands, le philosophe Abdennour Bidar développe une réflexion et des propositions concrètes pour « réparer ensemble le tissu déchiré du monde ». Ce livre part d’un constat : « La volonté de tous les politiques et de tous les intellectuels de continuer à « fabriquer du sens », et à « fabriquer de la civilisation » à la mode du XXe siècle, c’est-à-dire de manière totalement plate, sans horizon de sagesse, mais uniquement à coup de considérations géopolitiques, économiques et sociologiques est un anachronisme flagrant ».

Pour notre auteur, toute réflexion pour le renouveau du civisme et de la civilisation doit prendre en compte les trois grandes déchirures que vit l’homme de la modernité : avec son moi le plus profond, avec autrui, et avec la nature. Ce qu’il appelle les « pyramides religieuses », aujourd’hui en crise, ont prétendu traiter ces déchirures. Bien loin de se cantonner aux religions, ces pyramides qui consacrent la division entre des minorités détentrices de l’argent, du savoir ou des cléricatures sont partout : « Laquelle de nos institutions sociales ne fait pas partie de la foule immense des pyramides religieuses ? » Le chemin est à chercher, non plus dans un nouveau « grand discours », mais dans l’attention portée à tous ceux qui tissent à nouveau le lien social : « Nos grands media sous-estiment le phénomène. Nos politiques n’en ont cure. Notre système économique injuste, fondé sur le profit, n’en a pas encore compris la menace pour lui. Mais déjà, un peu partout dans le monde commencent à se produire un million de révolutions tranquilles. J’appelle Tisserands les acteurs de ces révolutions ».

Abdennour Bidar : Les Tisserands. Réparer ensemble le tissu déchiré du monde », éditions LLL Les Liens qui Libèrent, 2016 pages 7 et 119)).

34 – « La convergence des consciences » (Pierre Rabhi)

Je voudrais laisser le dernier mot à Pierre Rabhi, acteur de premier plan pour lutter contre l’abandon aux forces de l’argent. Il commence son dernier ouvrage où il fait le bilan de son action et de sa réflexion par ces mots qui ouvrent avec justesse le chemin vers « un autre monde possible » :

« Plus j’avance dans la vie et plus s’affirme en moi la conviction selon laquelle il ne peut y avoir de changement de société sans un profond changement humain. Et plus je pense aussi – c’est là une certitude – que seule une réelle et intime convergence des consciences peut nous éviter de choir dans la fragmentation et l’abîme. Ensemble, il nous faut de toute urgence prendre « conscience de notre inconscience », de notre démesure écologique et sociétale et réagir. Mais il faut être clair : il ne s’agit pas de se goberger d’alternatives et de croire naïvement que ce réveil résoudra tout pour l’avenir (…) Il s’agit bien de coopérer et d’imaginer ensemble, en conscience et dans le respect, le monde dans lequel nous voulons évoluer et nous accomplir ».

(Pierre Rabhi : La convergence des consciences, éditions Le Passeur, 2016).

Annexe

La langue universelle de l’argent déréalise le monde

Quand on ne sait plus où on va et que l’on n’a plus de projet, la seule langue universelle devient l’argent. Dès le début du 20e siècle, Charles Péguy avait entrevu avec sa lucidité habituelle cette réduction du monde à sa valeur monétaire.

« Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est seul en face de l’esprit.

Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est seul devant Dieu (…). Par on ne sait quelle effrayante aventure, par on ne sait quelle aberration de mécanisme, par un décalage, par un dérèglement, par un monstrueux affolement de la mécanique ce qui ne devait servir qu’à l’échange a complètement envahi la valeur à échanger.

Il ne faut donc pas dire seulement que dans le monde moderne l’échelle des valeurs a été bouleversée. Il faut dire qu’elle a été anéantie, puisque l’appareil de mesure et d’échange et d’évaluation a envahi toute la valeur qu’il devait servir à mesurer, échanger, évaluer.

L’instrument est devenu la matière et l’objet et le monde.

C’est un cataclysme aussi nouveau, c’est un événement aussi monstrueux, c’est un phénomène aussi frauduleux que si le calendrier se mettait à être l’année elle-même, l’année réelle (et c’est bien un peu ce qui arrive dans l’histoire) ; et si l’horloge se mettait à être le temps ; et si le mètre avec ses centimètres se mettait à être le monde mesuré ; et si le nombre avec son arithmétique se mettait à être le monde compté.

De là est venue cette immense prostitution du monde moderne. Elle ne vient pas de la luxure. Elle n’en est pas digne. Elle vient de l’argent. Elle vient de cette universelle interchangeabilité ».

(Charles Péguy : Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne (1914). In Œuvres en prose complètes, Tome 3, Editions Gallimard, bibliothèque de La Pléiade, 1992 pages 1455-1457. Ce texte posthume est un des derniers écrits de Péguy avant sa mort sur le front le 5 septembre 1914).

Dans son ouvrage intitulé L’Argent, Dieu et le Diable, Jacques Julliard analyse comment l’argent a dissous les trois éthiques constitutives de notre histoire occidentale : l’éthique aristocratique de l’honneur, l’éthique chrétienne de la charité, l’éthique ouvrière de la solidarité. Ces trois éthiques posaient le primat de valeurs collectives sur les intérêts purement individuels. Or, constate Julliard, « L’argent a littéralement dynamité ces trois éthiques et la bourgeoisie a été l’agent historique de cette dénaturation des valeurs. Certes, pour que la société tienne ensemble, le monde bourgeois est bien obligé d’aller puiser dans le stock éthique des valeurs accumulées avant lui. Mais, comme le monde industriel actuel épuise sans les renouveler les ressources naturelles accumulées dans le sous-sol pendant des millions d’années, le monde bourgeois fait une effrayante consommation de conduites éthiques non renouvelables. »

(Jacques Julliard : L’Argent, Dieu et le Diable. Péguy, Bernanos, Claudel face au monde moderne, Editions Flammarion 2008, page 30).

Près d’un siècle après Péguy, Emmanuel Faber, le PDG de Danone, l’une des plus grandes multinationales de l’agro-alimentaire, dresse le constat suivant : « Nous sommes à la fin des années 1980, c’est l’explosion de la finance en France. Elle est partout et sa puissance paraît sans limite. Toutes les situations de la vie semblent pouvoir être exprimées sous forme d’équations optionnelles, valorisables à coup d’équations et de formules pour créer des algorithmes de décision irréfutables (..) D’un seul coup, les liens de causalité s’estompent. L’équation est totalisante. Dotée d’une telle puissance rhétorique et de l’invincibilité avérée de l’efficience des marchés, la finance semble avoir le pouvoir de mettre la réalité au monde et de lui indiquer sa visée téléologique. Alpha et Oméga »

(Emmanuel Faber : Chemins de traverse. Vivre l’économie autrement. Editions Albin Michel 2011, page 19.)

Projet d’une « Encyclopédie pour un changement de cap »

Guy Roustang, l'une des personnes à l'initiative du projet d'Encyclopédie pour un changement de cap.

Guy Roustang, l’une des personnes à l’initiative du projet d’Encyclopédie pour un changement de cap.

Lors des Rencontres, Guy Roustang a présenté le projet, qu’il explique ci-dessous :

Ce projet rejoint bien, me semble-t-il, les intentions qui ont présidé aux rencontres des ami.es de François de Ravignan « Relier les courants alternatifs pour une puissance continue » du 10 au 13 novembre 2016, à Greffeil.

Une idée partagée me semble-t-il lors de ces journées est bien que, pour changer de cap, il faut compter d’abord sur des réalisations qui vont à l’encontre du système dominant (des alternatives) et ne pas s’illusionner sur les changements qui pourraient résulter d’une conquête du pouvoir central.

L’encyclopédie aurait une visée de culture populaire. Accessible sur internet et en évolution permanente, rendant possible les échanges, elle aurait pour visée d’analyser les impasses de nos sociétés actuelles : destruction de la nature, atteintes à la biodiversité, changement climatique, énergie nucléaire comme technologie insoutenable, l’emprise croissante de l’argent sur nos économies et dans nos vies, la mondialisation pilotée par les multinationales, les inégalités croissantes, les méfaits de l’agriculture industrielle, la situation des banlieues, la mise en danger de nos démocraties… Et en face quelles sont les initiatives, les réalisations censées y mettre fin ou les contrarier efficacement. L’éducation serait au cœur du projet. Chaque initiative, expérience ferait l’objet d’une note courte, rédigée dans un style sobre et concis, de façon à éclairer le citoyen, à lui servir de modèle d’action et à le pousser dans un cercle vertueux. Le site pourra aussi reproduire des articles jugés remarquables et utiles.

Nous chercherons à avoir sur les différents thèmes des contributeurs compétents et partageant les mêmes valeurs démocratiques et républicaines. Ce ne sera pas l’auberge espagnole. La vocation de l’encyclopédie sera de serrer au plus près la recherche du bien commun. Dans ce projet sont investis principalement pour l’instant Jean-François Hutin, Bernard Ginisty, Guy Roustang, prêts à passer la main à de plus jeunes dès que le projet serait sur orbite. Nous espérons poursuivre les échanges avec les participants à la rencontre de Greffeil.

Contact : guy.roustang@wanadoo.fr

Site du projet

MONTAGNE LIMOUSINE : Un territoire lieu de vie plutôt que « plate-forme productive »

Le Plateau de Millevaches est couvert à 54 % de forêts. Des habitants, nouvellement installés ou revenus au pays, s’efforcent d’en faire un lieu de vie plutôt qu’un désert vert. C’est ce qu’explique Michel Lulek, co-fondateur de la Sapo Ambiance Bois.

Photo Ambiance Bois.

Photo Ambiance Bois.

La forêt recouvrait, il y a cent ans, moins de 5 % de la « Montagne Limousine », autre nom du plateau. Après la 2e guerre mondiale, on l’a reboisée massivement en résineux : aujourd’hui, la forêt recouvre 54 % de la superficie. Au détriment de l’agriculture et avec par conséquent une forte baisse de la population.

Depuis quelques décennies, toutefois, la situation s’inverse ; le solde migratoire de cette petite région est désormais positif. En effet, des gens sont attirés par ce territoire, non pas par son économie, peu porteuse d’emplois, mais par les conditions de vie, les relations entre les habitants…

Michel Lulek et cinq de ses amis ont participé à ce mouvement. En 1984, ils ont donné le jour à un projet de scierie-raboterie. « Nous ne cherchions pas uniquement à travailler », dit-il. « Nous voulions vivre sur un territoire. » Ils ont, en créant la société anonyme à participation ouvrière (Sapo) Ambiance Bois, privilégié le temps partiel, l’autogestion, le partage des responsabilités et l’égalité de salaires. La Sapo a aujourd’hui 25 salariés. Michel Lulek a changé d’activité pour créer une autre coopérative, la Scop La Navette (édition, information, accompagnement des associations).

Ambiance Bois produisait au début des produits de sciage (lambris, parquet, bardage et autres matériaux) mais s’est vite diversifiée dans la menuiserie, la charpente et la construction à ossature bois. C’était une façon d’élargir la gamme et de répartir les risques par rapport aux aléas du marché mais surtout d’avoir un travail plus varié et plus créatif.

Des choix économiques déterminants

« Si l’on veut préserver l’état d’esprit » qui est de participer à la vie d’un territoire, « il faut se poser la question des choix économiques », dit Michel Lulek. Cela notamment à l’échelle de l’entreprise : Ambiance Bois a par exemple reçu une offre de fourniture de main-d’œuvre intérimaire polonaise, avec des ouvriers malléables, en contrat précaire, qui pouvaient être très facilement substitués par d’autres s’ils ne convenaient pas à l’utilisateur. Bien sûr, il n’était pas question d’accepter.

Photo Ambiance Bois.

Photo Ambiance Bois.

Autre exemple sur le plateau, depuis trois ou quatre ans des entreprises chinoises achètent du bois en grande quantité, l’envoient par containers en Chine, le transforment et revendent les produits finis en Europe. Là le choix appartient aux propriétaires forestiers qui leur vendent, ou pas, le bois.

Pour ce qui est des scieries, il y a un fossé entre Ambiance Bois et une scierie type. La première génère un emploi sur 8 ha de forêt ; la seconde, un emploi sur 109 ha. Si l’on pousse le raisonnement à l’absurde, le plateau peut générer 1 600 emplois sur le modèle de la grosse scierie, mais 20 000 emplois sur le modèle d’Ambiance Bois (1).

Des emplois, bien sûr, ce sont des habitants, des écoliers, du dynamisme. Les choix économiques ont un effet direct sur tout cela.

Michel Lulek cite deux scénarios du CGET (Commissariat général à l’égalité des territoires ; ex-Datar, Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire) pour les territoires à faible densité. Il y a le scénario « plate-forme productive », c’est par exemple un Plateau de Millevaches et ses 160 000 ha de forêt destinés à de la matière première : « on n’a plus besoin d’habitants. C’est d’ailleurs le cas de la Beauce, avec ses kilomètres de monoculture céréalière et une densité de population très faible. » Autre scénario, « l’avant-scène des villes », c’est-à-dire une zone de loisirs pour citadins. « On ne peut pas accepter ce type de scénarios ».

Sur le plateau, les habitants se sont organisés pour exprimer ce refus, par exemple, avant les municipales de 2014, autour d’une plate-forme commune de la Montagne Limousine. Ils ont dénoncé un modèle de développement économique qui, « depuis un siècle, cherche à développer ce plateau ; et pourtant il se vide (…). On ne repeuple pas un territoire à partir de la logique qui en a fait un désert. » Michel Lulek le redit : « La richesse de ce territoire, c’est surtout ce qui se tisse entre tous. »

Photo Ambiance Bois.

Photo Ambiance Bois.

Réseau REPAS : échanger sur les pratiques alternatives

Travailler localement n’empêche pas de travailler à une échelle plus large. C’est ce que font les fondateurs d’Ambiance Bois au sein du réseau Repas (Réseau d’échanges et de pratiques alternatives et solidaires). Il s’agit de « cultiver les relations entre les initiatives alternatives au niveau local mais aussi avec les autres territoires. Ce maillage permet d’être forts à une échelle plus importante. »

Le Repas regroupe des collectifs, des entreprises, des structures engagés dans des pratiques économiques. Il est issu du Reas (Réseau de l’économie alternative et solidaire), lui-même issu de l’Aldea (Agence de liaison pour le développement de l’économie alternative).

Le réseau travaille dans un esprit pragmatique : « Il est plus facile de se retrouver sur des pratiques que sur des approches théoriques, culturelles ou idéologiques. En affirmant des réponses pratiques, on affirme des choses plus fortes qu’en restant au niveau des mots. »

L’une des activités du réseau est de répondre à des demandes individuelles de l’extérieur en partageant l’expérience de gestion collective qu’ont les membres du réseau. Ce qui induit des créations d’activité et permet de tisser un maillage. « A partir de là, on pourra construire des choses dans les situations dramatiques imaginables (2). On ne sera pas tout seuls, on aura déjà des pratiques collectives, coopératives qui s’inscrivent dans l’appropriation, la maîtrise des outils. »

Le débat qui a suivi l’intervention a porté sur la traduction politique de la mise en réseau des alternatives. Michel Lulek souligne que « Repas reste un réseau, pas un parti politique ; il est fait de diversité et cette diversité l’empêche d’émettre des prises de position systématiques sur les problèmes de société. »

Christian Sunt évoque le mouvement coopératif de l’École de Nîmes, qui mettait en avant l’émancipation sociale et non pas la défense d’intérêts corporatistes. « Les années 1980 », dit-il, « ont vu la renaissance du socialisme utopique, c’est-à-dire de la recherche de l’émancipation sociale non pas par la prise de pouvoir mais par des expérimentations concrètes. Le mouvement social-démocrate a fait faillite ; on est en train de réinventer le mouvement socialiste utopique. »

Michel Lulek rebondit par rapport au mouvement coopératif et plus précisément par rapport à l’Économie Sociale et Solidaire, qui a été mise en avant ces dernières années. Il souligne le fait que l’ESS regroupe deux visions, celle, héritière du socialisme utopique, qui voit l’ESS comme une alternative potentielle au capitalisme, et la vision qui la considère comme une niche à l’intérieur du capitalisme. Il semble bien que ce soit cette dernière vision qui est majoritaire.

Pascal Pavie, Christian Sunt et Antoine Baratier soulignent le fait que, selon eux, l’action influe sur la prise de décision politique. « Le réseau », dit Antoine, « est une force pour devenir résilients, pour promouvoir une nouvelle économie, pour relier les gens face au marché global ; ne nous privons pas d’influencer le politique sur les territoires où nous sommes, pour élargir la dynamique. »

1) Un hectare de forêt produit en moyenne 10 m³ de bois par an (avec une coupe rase tous les trente ans). Le plateau compte 160 000 ha de forêt. Ambiance Bois scie 2 000 m³ par an ; 200 ha lui suffisent pour son approvisionnement, avec ses 25 emplois. L’autre scierie produit 45 000 m³ de sciages par an, elle a donc besoin de 4 500 ha de forêt, pour seulement 41 salariés.

2) Voir l’intervention de Pablo Servigne, lors de ces mêmes Rencontres, sur l’effondrement.

Voir le site d’Ambiance Bois.

Voir le site de La Navette.

 

Programme des Rencontres du 10 au 13 novembre 2016 à Serres et Greffeil (Aude)

POUR MEMOIRE

PROGRAMME des rencontres des ami.es de François de Ravignan qui ont eu lieu à Serres et Greffeil (Aude) du 10 au 13 novembre 2016.

« Relier les courant alternatifs pour une puissance continue ! »

Présentation de la soirée du jeudi 10 à La Claranda dans le cadre des “conviviales”. Fédérer les alternatives :

Les ami-e-s de François de Ravignan est un rassemblement de personnes diverses, qui, à la suite de François – agronome peu conventionnel qui nous a quittés il y a cinq ans – poursuit sa réflexion sur les perspectives d’un meilleur avenir, surtout pour le monde rural. Nous nous intéressons à toutes alternatives porteuses d’espoir. Comment est-ce que toutes ces expériences si diverses et variées peuvent “prendre” ? Et c’est quoi une “alternative”? Venez vous saisir de cette question passionnante avec quelques ami-e-s, le jeudi 10 novembre.

Cette soirée annonce le départ d’un long week-end de réflexion qui se poursuivra à Greffeil (dans la vallée du Lauquet).

PROGRAMME 2016

Les rencontres des ami.es de François de Ravignan

Le thème de cette année : « Relier les courants alternatifs pour une puissance continue ». Mettre en réseau les initiatives alternatives : objectifs, freins, outils, limites…

Nous aborderons ces questions sous trois angles :

1-Les rapports entre les alternatives elles-mêmes (utilité, complémentarités, synergies, rivalités, échelles géographiques…)

2-Les rapports des alternatives aux Institutions (participation, démocratie directe, conflits, contre-pouvoirs…)

3-Les rapports humains au sein des alternatives (coopérations/rivalités/egos, relations de pouvoir, convivialité, éducation populaire…).

Jeudi soir 19h : Soirée dans le cadre des « conviviales » à la Claranda à Serres :

  • 19h Présentation du collectif des Ami.es de François de Ravignan et du thème de cette année (Clothilde de Ravignan).

  • 19h30 Repas, 10 € sur réservation au 04 68 74 38 05.

  • 20h30 Débat autour de la question « Pourquoi relier les alternatives ? »

  • En continu toute la soirée : Créons ensemble une carte des initiatives alternatives dans l’Aude.

Vendredi : Début des Rencontres de François de Ravignan à la salle communale de Greffeil

1-Les rapports entre les alternatives elles-mêmes

MATIN

  • 09h30 Introduction des Rencontres et de la journée.

  • 09h40 Compte rendu du débat de la veille autour de la question « Pourquoi relier les alternatives ? » suivi d’un débat mouvant « Relier les alternatives doit-il forcément avoir une finalité politique ? »

  • 10h45 Intervention de Michaël Dif : «Des forces éclatées à la puissance des réseaux »

  • 12h15 Repas

APRÈS-MIDI

  • 14h Ballade botanique comestibles

  • 15h Intervention de Vincent Jannot, du réseau RELIER (Réseau d’Expérimentation et de Liaison des Initiatives en Espace Rural). En s’appuyant sur leur propre expérience, ils viendront partager leur vision de la mise en réseau d’alternatives sur un territoire et des dynamiques qui peuvent en émerger.

  • 16h30 Pause

  • 17h Ateliers Réflexion en petits groupes sur la base des questions suivantes et d’autres éventuelles ayant émergé des discussions précédentes :

  • En s’appuyant par exemple sur notre carte des alternatives, nous réfléchirons à ce qui peut faire lien entre elles, de façon transversale ;

  • Comment agir ensemble quand on a des centres d’intérêts différents ?

  • 18h Restitution en plénière du travail en groupes

  • 19h30 Repas

  • 21h Projection « L’An 01 », de Jacques Doillon, Alain Resnais et Jean Rouch.

2-Les rapports des alternatives aux Institutions

Samedi :

MATIN

  • 9h00 Accueil

  • 09h15 Présentation de la thématique du jour et intervention (filmée, spécialement pour les rencontres) de Miguel Benasayag sur le thème : Comment expliquer la non-émergence d’un mouvement populaire et Politique en France, alors que les créations alternatives foisonnent ?

  • 10h Intervention d’un conseiller de la mairie de Saillans (une commune de la Drôme où est expérimentée réellement la démocratie participative : « Pas de programme, pas de candidats… la liste c’est vous ! »). Nous aborderons le rapport qu’entretient cette initiative alternative avec l’administration et les institutions et les modalités de mise en œuvre de la démocratie participative (quelle implication citoyenne, quels obstacles, etc.). Avec la présence de maires locaux.

  • 12h Repas

APRES-MIDI

  • 14h Ballade, botanique ou non ! Ou alternative sieste

  • 15h Interventions de Bernard Ginisty (membre fondateur d’Attac) et de Guy Roustang (directeur de recherche honoraire au CNRS) autour de la question : Repenser le rôle des institutions pour que les alternatives puissent jouer le leur.

  • 16h30 Pause

  • 17h Ateliers sur des thèmes ayant émergé de la journée.

  • 19h Repas

  • 20h30 Intervention (confirmé) par un des auteurs de « Podemos, la politique en mouvement ». Podemos est issu du mouvement des Indignés et a conquis la Mairie de Barcelone l’année dernière. Ce sera l’occasion de comprendre comment un mouvement né dans la rue a pu accéder au pouvoir et comment les institutions et les politiques interagissent avec ce dernier.

3- Les rapports humains au sein des alternatives

Dimanche :

MATIN

  • 09h30 Présentation de la journée par Clothilde de Ravignan : l’amicalité, en référence à la pensée de François de Ravignan.

  • 9h45 Intervention de Hannes Lämmler, de la communauté Longo Maï, sur la gestion des rapports humains dans les projets collectifs (Longo Maï est une expérience de vie communautaire dans des régions rurales de différents pays d’Europe, dont la France, datant des années 70).

  • 11h15 Pause

  • 11h45 Intervention d’Helen Duceau sur les outils du faire-ensemble, « Forum Ouvert » et « Lieux ouverts » (ou « tiers-lieux »), ou comment faciliter les rapports humains et relier les alternatives durablement.

  • 12h 30 Bilan et propositions pour une éventuelle suite des rencontres.

  • 13h30 : repas

    Le groupe des ami.es de François de Ravignan, est un groupe informel : afin de nous aider à faire face aux frais que génèrent l’organisation de ces rencontres, passées et à venir, et de pouvoir dédommager les intervenant.es de leurs frais de transport et repas, un don reste possible en envoyant un chèque à l’ordre de Clothilde de Ravignan à l’adresse suivante : Clothilde de Ravignan, 4 rue des Escaliers, 11250 Greffeil.

FACE A LA GLOBALISATION, Les initiatives locales, dans la diversité, relient les humains

Ces 3es Rencontres des Ami.es de François de Ravignan ont permis de constater le nombre et la diversité des initiatives locales. Face au bulldozer de la mondialisation libérale, que voulons-nous faire de ces initiatives ? Et comment ?

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Découverte de plantes sauvages (Photo L’Ortie).

Les témoignages, les réalisations concrètes ont dominé ces trois journées de rencontres des Ami.es de François de Ravignan, les 21, 22 et 23 novembre 2014 à Carcassonne (Lycée Charlemagne) et à Greffeil. Mais le débat s’est aussi efforcé de tirer des conclusions de ces échanges.

Dans ce débat sur la relocalisation, Clothilde appelle chacun à une démarche de vie intérieure : « Quelles sont les valeurs qui nous portent pour faire ce que nous faisons ? ». Elle parle de « démarche de sens, en défense de la vie, du vivre ensemble. » Et dans cette réflexion, dit-elle, « nous avons souvent évoqué François (de Ravignan), mais il y a d’autres personnes qui ont d’autres références : il est important que chacun puisse continuer cette recherche avec ses propres références. »

« Notre préoccupation présente est le local », dit pour sa part Aline ; « la mondialisation casse du lien ; il faut retisser du lien, (ainsi) nous réinvestissons ce que l’on essaie de nous enlever en encourageant l’individualisme. »

Les interventions au cours des trois journées ont montré que les initiatives locales sont nombreuses et que les potentialités pour les développer sont aussi très nombreuses, avec des exemples précis : la relance d’une filière laine (Ardelaine et Longo Maï), qui est avant tout une création d’activités liées à un territoire ; la construction avec des matériaux locaux, non-industriels ; la réappropriation des multiples usages et métiers autour du bois et de la forêt ; la chambre d’agriculture du Pays Basque, qui accompagne l’agriculture paysanne sur le territoire du Pays Basque nord ; la Coopérative Intégrale Catalane et la Coopérative Intégrale Toulousaine, qui s’efforcent de mettre en place un système de vie non-dépendant par rapport à la société capitaliste ; les monnaies locales, dont l’objet principal est de servir d’impulsion à l’activité locale, économique mais aussi à des échanges sociaux non-marchands.

On a eu aussi le témoignage d’actions, dans cet esprit local, social et durable, dans le cadre d’une gestion municipale.

La politique officielle, une impasse ?

Il y a eu, au cours du débat, des échanges sur la relation entre les citoyens et le pouvoir. Carlos (de la Coopérative Intégrale Toulousaine) rappelle sans détours le précepte zapatiste : « le peuple commande et le gouvernement obéit ». Il ajoute : « Il faut inverser la tendance des experts politiciens et de la démocratie représentative et parlementaire (…) Nous-mêmes, nous sommes des experts du quotidien. »

Un débat annexe se greffe à ce moment : sans remettre en cause l’idée de constituer un contre-pouvoir, Gérard (Ardelaine) souligne le fait que l’expertise n’est pas innée, qu’elle s’acquiert et demande beaucoup de travail, d’apprentissage et d’échanges : « Dans une démarche de contre-système, il faut acquérir des compétences, des savoir-faire, sur la complexité, pour reprendre la main. »

Maria, de son côté, tout en appelant à rester critiques par rapport aux élus politiques, perçoit « de l’ostracisme par rapport à l’engagement politique » et estime qu’il faut aller voter et « être dans les lieux de décision ».

Christian Sunt pense plutôt qu’il faut « arrêter la délégation ; le système électoral aujourd’hui, c’est une privatisation de la politique ; il faut la démocratiser. »

Pour Madeleine Desmoulins, « le centralisme politique de la France est extrême », ce qui l’amène à reprendre le dicton : « La dictature c’est : « ferme ta gueule ! » ; la démocratie, c’est : « cause toujours ! ».

L’intervention de Jean-Claude Pons, maire de Luc-sur-Aude, illustre l’impasse à laquelle peuvent mener les « chemins institutionnels » : ceux-ci, par exemple, rendent obligatoire la procédure d’appel d’offres pour réaliser certains projets, ce qui peut être incompatible avec la dynamique locale ou avec le recours à des fournisseurs locaux.

Et François Plassard rappelle une enquête à laquelle il avait participé dans le cadre des Civam auprès des acteurs des territoires : « Ceux qui ont le pouvoir disent qu’il n’y a pas de projets ; ils reconnaissent peu les aptitudes locales. (Par contre), les porteurs de projet disent qu’ils n’arrivent pas à être entendus par les élus. »

Petits face à « la machine à éliminer »

Des initiatives locales nombreuses, donc, qui ont besoin d’une dynamique autonome, en tout cas s’émancipant du pouvoir politique traditionnel. Mais comment les faire progresser, dans le contexte dominant de la mondialisation libérale ?

Michel Berhocoirigoin (chambre d’agriculture du Pays Basque) estime que 10 à 15 % des gens, au Pays Basque, soutiennent l’agriculture paysanne ; autant sont dans le système de l’agro-industrie ; mais il y a 70 % des gens, entre les deux, qu’il faut convaincre. Comment ?

Pascal Pavie rappelle l’expérience du Forum Social Méditerranée, qui essayait de sauvegarder les agricultures paysannes du pourtour méditerranéen et qui s’est heurté à la réalité : « on ne peut pas les sauver dans un marché mondialisé. »

Michel David demande « comment on se protège face à la machine à éliminer qui a détruit cent fois plus que ce que nous avons construit » ? Et il cite, la destruction de la forêt amazonienne, des petits paysans, des barrières douanières, les ateliers monstrueux de 1 000 vaches ou de 200 000 poules et maintenant le Tafta. « Il faut se protéger ; il y a la protection sociale, il faut défendre le protectionnisme » (Un protectionnisme bien pensé qui va de pair avec la libre circulation des migrants).

Le combat est inégal, ces trois intervenants le savent, mais leur engagement montre qu’il vaut la peine d’être mené.

Des réseaux à construire

L’une des faiblesses des initiatives locales c’est leur isolement relatif.

Agnès Bertrand estime que « la relocalisation, c’est le multiplicateur de solutions pour sauver la lithosphère, les emplois, les sociétés, mais méfions-nous des gens, comme Nicolas Sarkozy ou Marine Le Pen, qui essaient de piller ce vocabulaire. Il faut parler de défense du local comme valeur universelle, du droit à vivre ici d’une façon qui ne détruit pas là-bas. »

Pour Michel Berhocoirigoin, « Nous sommes dans une phase, assez récente, de multiplication des initiatives, des alternatives locales ; jusqu’ici, il y avait une période uniquement de dénonciation, mais maintenant on est passés à autre chose. »

« 90 % de la population », estime François Plassard, « est d’accord pour dire que le capitalisme de marché crée plus de mal-être que de bien-être. Mais la recherche de solutions emprunte des stratégies différentes : il y a les écologistes, les communistes, ceux qui s’appuient sur la spiritualité… La capacité à créer de la parole entre eux est très mince, à mon sens parce qu’il y a un manque de vision. Il faut améliorer nos capacités de reliance pour créer du bien-vivre localement. »

Pour Pascal, « à une époque il y avait une grosse césure dans la nébuleuse gauche-écolo entre les gens, plutôt de culture marxiste, qui disaient : « Il faut donner les outils de la compétition aux pauvres du Tiers Monde » et les autres. Aujourd’hui, ce conflit n’existe plus, il y a un front qui dit : « La globalisation nous est imposée d’en haut (…). Aujourd’hui, il y a un besoin de reliance entre les différentes luttes, les différents projets, qui ne doit pas être forcément une force politique. »

Quelqu’un, relativement optimiste sur la capacité à créer des réseaux, cite le réseau des Colibris.

Carlos propose une approche pragmatique : « Si l’on part de ce qui se fait dans toutes nos localités, on a beaucoup de diversité, de belles initiatives, on pourrait créer un espace commun pour partager des outils concrets (…), pour avoir des solutions pratiques partageables par tous. Nous avons besoin de matérialiser un réseau de relocalisation. »

Relier, créer un ou des réseaux… Peut-être assistons-nous à la maturation d’une nouvelle manière de concevoir l’engagement « politique » (au sens premier, c’est-à-dire dans la construction de la cité). Cette manière-là concilierait deux points de vue : celui de ceux qui donnent la priorité à la construction de la société par en bas, par le local ; et celui de ceux qui donnent la priorité au « macro », à l’organisation générale de la structure sociétale, tout en remettant en cause l’édifice « démocratique » actuel.

 

A travers le PROJET DE TAFTA, « les transnationales signifient au monde qu’elles sont devenues le maître absolu »

Actuellement en cours de négociation, le TTIP (ou Tafta) consacrerait, s’il était adopté, la domination des multinationales sur les États et ouvrirait la voie au dé-tricotage des lois sociales et des services publics et à une déréglementation triomphante.

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Photo du site Facebook « Stop TAFTA ».

Le Tafta, rebaptisé TTIP (1), est « l’accord de libre-échange le plus vicieux et le plus cynique de toute l’histoire des négociations commerciales internationales ; et pourtant, les précédents étaient déjà assez costauds ! », n’hésite pas à dire Agnès Bertrand. Membre du Forum International sur la Globalisation, auteur de « OMC, le pouvoir invisible » (Ed. Fayard), elle intervenait lors des 3es Rencontres des Ami.es de François de Ravignan le dimanche 23 novembre 2014 à Greffeil.

Ce traité entre les États-Unis et l’Union européenne, en cours de négociation, a d’abord avancé dans l’ombre. Ce qui a amené les militants anti-libre-échange à adopter la « stratégie Dracula » (2). Celle-ci consiste à braquer les projecteurs sur les tractations de l’ombre qui, à l’instar des vampires, ne supportent pas la lumière du jour.

Agnès Bertrand rappelle deux échecs des « promoteurs de ce genre d’architecture ». Échecs qui sont autant de victoires de la société civile internationale. D’abord l’abandon, en 1998, de l’Accord Multi-latéral sur l’Investissement (AMI). Avec l’AMI, pour faire court, on passait « du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, au droit des investisseurs à disposer des peuples. » Une clause octroyait déjà aux investisseurs étrangers le droit de s’adresser directement à des tribunaux privés pour obtenir des compensations financières pour le « manque à gagner » induit par des législations défavorables à leurs profits. Ce traité se négociait à l’OCDE (3). Mais une bonne coordination citoyenne contre l’AMI et la menace des Verts et du PC de sortir du gouvernement de « majorité plurielle » en cas de signature de l’accord amenèrent le Premier ministre français, Lionel Jospin, à annoncer le retrait de la France des négociations. Ce fut le début de la fin.

Deuxième échec, le lancement du « Round du millénaire de l’OMC (4) à Seattle » (1999). Là, avec des représentants de la société civile internationale de tous les continents, qui encerclaient l’enceinte des négociations, pour la première fois les pays du Sud ont redressé la tête et ont réussi à dire « non. » Ce round de l’OMC programmait, entre autres, la privatisation des services publics, de tous les services dits d’environnement et l’ouverture inconditionnelle de tous les marchés publics nationaux à l’appétit des grands opérateurs.

Mais depuis la victoire de Seattle, l’OMC ne s’est pas vraiment remise d’une crise de légitimité qui lui colle à la peau. Les négociations piétinent, en particulier celle de la révision de l’Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS), point de convoitise de toutes les firmes transnationales de services.

« Et voilà pourquoi on a ressorti des cartons un vieux, bien vieux projet », le New Transatlantic Market. Qu’es aquo ? Proposé, le 18 mars 1998, par le très libéral commissaire au commerce extérieur de l’UE, Leon Brittan, sans mandat du conseil des ministres, cet OVNI politique est un véritable coup de bluff. Mais grâce à son sigle fort repérable « NTM« , soit nique ta mère en bon français, une certaine presse s’empare du sujet. Il est désavoué par plus d’un gouvernement européen. Quelques mois plus tard, il ressort sous le nom de Partenariat Économique Transatlantique. Le sigle devient… PET. Déciment, ils n’ont pas de chance avec leurs sigles ! « La vulgarité des intentions ressort jusque dans les acronymes », ne peut s’empêcher de noter l’intervenante.

Le NTM puis le PET seront rejetés par plusieurs pays de l’UE dont la France.

Un traité écrit par les firmes et pour les firmes

Agnès Bertrand détaille le contexte de l’émergence du TTIP : « Les États-Unis, qui perdent leur suprématie sur la scène mondiale, veulent à tout prix recréer un bloc économique, certains disent une Otan (5) économique (l’Otan, c’est pour la guerre et la morale est suspendue pendant la guerre). Les États-Unis veulent entraîner l’Union européenne dans l’espoir que cet accord servira de cadre pour tous les accords futurs et qu’ainsi les pays qui négocient le Partenariat Trans-Pacifique seront forcés de suivre ; ils pensent qu’ils vont faire plier la Chine, ce qui n’est pas du tout certain. »

Le TTIP va très loin. Agnès Bertrand signale un article de La Libre Belgique dans lequel Pierre Defraigne, ancien directeur de cabinet de Pascal Lamy lorsque celui-ci était directeur de la DG Commerce de l’UE, qualifie de « myopie stratégique » la position européenne. « Même chez une certaine technocratie, pas pourrie », commente Agnès Bertrand, « on estime que seul l’intéressement privé de certaines personnes au niveau de la Commission explique une telle dérive suicidaire. Alors qu’on n’a pas fini l’Europe, on laisse les États-Unis s’immiscer au cœur de nos processus législatifs et de nos préférences culturelles. De toutes façons, le TTIP signifiera l’invasion et la destruction de l’Europe. Même ceux qui étaient pour Maastricht (6) voient que ça va trop loin. »

« Le TTIP a été très bien préparé, entouré d’un flou artistique comme jamais. On l’a découvert quand le Conseil des ministres de l’Économie et des Finances de l’UE a voté le mandat de négociation en mars 2013. C’était déjà très avancé et avec un mandat très large, très inclusif. »

Le processus de négociation est carrément décomplexé : ce sont les technocrates des deux côtés de l’Atlantique qui négocient d’abord. Mais les lobbies (7) eux-mêmes établissent leurs priorités en définissant des listes d’obstacles au commerce qui doivent être supprimés. Cette action des lobbies passe par le TABD (Trans-Atlantic Business Dialogue), qui réunit les cent plus grandes firmes des deux côtés de l’Atlantique. « Ces lobbies transmettent leurs desiderata à leurs bureaucrates pour qu’ils négocient. En réalité, cela se passait déjà comme çà à l’OMC, mais c’était plus discret et peu de gens le savaient. » Avec le TTIP, on ne s’embarrasse plus de manières : les textes présentés par les bureaucrates se contentent de copier-coller les « propositions » des lobbies, y compris dans le détail de la formulation. Mais cet exercice, ne riez pas, s’appelle l’harmonisation réglementaire !

Par ailleurs, « on prend comme niveau de libéralisation, c’est-à-dire de privatisation et de déréglementation, le plus fort niveau consenti dans un accord bilatéral : le plancher de la négociation est donc le plus élevé que l’on puisse imaginer. »

Le TTIP est « un accord très global qui concerne tous les secteurs : l’investissement, tous les services (dont la sécurité sociale), l’agriculture, la propriété intellectuelle, les marchés publics (dont le renseignement et la surveillance). Nous sommes face à la 4e globalisation ». Après la globalisation économique, technologique et financière, c’est la globalisation policière qui peut s’engouffrer dans l’organisation du monde. « Nombre de firmes ont la capacité de faire leur propre police et d’infiltrer des groupes de la société civile, et ne s’en privent pas. »

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Mobilisation juin 2016 (Photo du site Facebook « Stop TAFTA ».

La clause « investisseurs contre États »

La pièce maîtresse du traité est aujourd’hui « la pomme de discorde qui peut faire tomber tout l’édifice », c’est le système de règlement des conflits « investisseurs contre États » qui permet à une firme de porter plainte directement contre un État (sans passer par son propre État comme c’est la règle à l’OMC) devant un tribunal ad hoc. Celui-ci est constitué non pas de juges mais d’avocats d’affaires, qui n’ont pas à motiver le détail du pourquoi de l’infraction, qui n’ont pas à être indépendants par rapport aux intérêts en litige et qui décrètent si le pays « coupable » doit payer des compensations financières, ou supprimer la législation incriminée. « La menace est énorme. Ces avocats à 1 000 dollars de l’heure de consultation sont à l’affût de tous les conflits possibles et encouragent leurs clients transnationaux à poursuivre tous les États. En cas de signature du TTIP, toutes nos législations sociales, sanitaires, environnementales sont menacées par ce genre de procès. Cela veut dire que les pays seront de plus en plus prudents avant d’adopter des législations dans l’intérêt général, voire que l’on commencera à les démanteler. »

Agnès Bertrand souligne le déni de démocratie représenté par ce traité qui avance « dans une collaboration subtile de l’UE, de la Banque Mondiale et du FMI ». « Après le TSCG (Traité sur la stabilité, la convergence et la gouvernance dans l’Union Économique et Monétaire), – pour lequel Hollande avait promis de négocier un volet croissance, mais n’a rien négocié, évidemment -, après le Mécanisme Européen de Stabilité, qui laisse aux banques d’affaires le monopole sur les dettes souveraines, cette fois c’est un triomphe des multinationales mais aussi des banques spéculatives (les banques d’affaires). On est dans un mécanisme qui montre que les transnationales signifient au monde qu’elles sont devenues le maître absolu. »

Ainsi se présente le TTIP. Les négociations se poursuivent. L’Allemagne, toutefois, est fortement opposée au mécanisme d’arbitrage. Elle sait de quoi elle parle : la firme suédoise de l’énergie Vattenfal lui demande 4,3 milliards d’euros pour le manque à gagner induit par le moratoire allemand sur la construction des centrales nucléaires.

Petite actualisation (octobre 2015)

Le Partenariat Trans-Pacifique est en fait allé plus vite que le TTIP : un accord de principe a été obtenu le 5 octobre 2015 entre 12 États (États-Unis, Canada, Mexique, Pérou, Chili, Japon, Malaisie, Singapour, Vietnam, Australie, Brunei et Nouvelle Zélande). Pour l’instant, sans la Chine. Chacun des États impliqués doit encore le ratifier.

Quant aux négociations du TTIP, elles sont toujours en cours. Fin septembre 2015, Matthias Fekl, le secrétaire d’État français au Commerce extérieur, a dénoncé « un manque total de transparence » et « trop d’asymétrie, pas assez de réciprocité » : S’agit-il d’un désaccord profond ou juste d’un moyen pour faire pression dans la négociation ?

La forte mobilisation citoyenne se traduit notamment par l’Initiative Citoyenne Européenne, qui a dépassé 3 millions de signatures, mais qui n’est pas reconnue par la Commission européenne (Stop TTIP, qui en est à l’origine, a déposé un recours devant la Cour européenne de justice). Et aussi par la Marche européenne contre les austérités, qui arrivait mi-octobre à Bruxelles.

1) Tafta : Trans-Atlantic Free Trade Agreement = Accord de libre-échange transatlantique ; TTIP : Transatlantic Trade and Investment Partnership = Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement.

2) Agnès Bertrand attribue cette expression de « stratégie Dracula » à Lori Wallach, directrice du département de surveillance du commerce de l’association Public Citizen.

3) Organisation de Coopération et de Développement Économiques.

4) Organisation Mondiale du Commerce.

5) Organisation du Traité de l’Atlantique Nord.

6) Le Traité de Maastricht (1992) est l’un des traités constitutifs de l’Union européenne dans sa forme récente.

7) Groupes de pression.

G. POUJADE, MAIRE DU SEQUESTRE (81): Quelle politique locale à partir de l’action municipale ?

Tarification sociale de l’eau, jardin partagé, mise en culture des « délaissés communaux », crèche, pistes cyclables, monnaie sociale : la municipalité du Séquestre, aux portes d’Albi, a mis en place un programme social et environnemental.

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Gérard Poujade a été élu maire (PS) du Séquestre en 2001 ; il est aussi l’un des 15 vice-présidents du Conseil régional Midi-Pyrénées (en charge du sport et de la vie associative). Son équipe municipale, après quelques tâtonnements, a dessiné un projet communal avec trois dimensions : culturelle, sociale et économique, environnementale. Gérard Poujade est intervenu lors des 3es Rencontres des Ami.es de François de Ravignan le dimanche 23 novembre 2014 à Greffeil. Une intervention empreinte d’humour, pour parler de choses sérieuses.

Le Séquestre avait environ 600 habitants dans les années 1970, dont 300 dans un campement de harkis puis de gitans. Dans les années 1980, des zones pavillonnaires se sont développées, jusqu’à atteindre 1 200 habitants en 2001 et 1 509 en 2012. La commune, de petite superficie (540 ha), est bordée par une rocade urbaine, l’aérodrome d’Albi et un circuit automobile.

A peine élue, la nouvelle municipalité a découvert la gestion municipale et a ressenti le besoin de définir un projet communal. Une réunion publique sur ce thème, avec 200 participants, a défini quelques objectifs : réaliser un PLU (Plan local d’urbanisme, pour remplacer le Plan d’Occupation des Sols), s’occuper des gens en difficulté et se pencher sur l’environnement.

A la faveur de l’élaboration du PLU (finalisé en 2005), la municipalité a utilisé l’Agenda 21 (1) « pour penser un rapport différent entre la collectivité et les habitants. » « Il fallait », explique Gérard Poujade, « penser les besoins des citoyens en fonction de ce qu’ils sont obligés de consommer : le logement, l’eau, l’alimentation, le transport. »

Objectif « zéro pauvreté »

La première réalisation de la municipalité pour répondre à ses ambitions a été la mise en place d’une tarification sociale de l’eau, avec un minimum vital livré sans taxation : les premiers 30 m³ consommés sont gratuits (y compris l’abonnement) ; ensuite, le coût de l’eau augmente par paliers en fonction du niveau de consommation, avec une dérogation pour les familles nombreuses. Veolia, qui gère l’eau de ce secteur, a repris cet exemple dans plusieurs endroits de France. Outre l’accès à l’eau pour les plus démunis, cette tarification a l’avantage de réduire les impayés.

Autre réalisation, un jardin partagé associatif de 4 000 m² « avec vocation à nourrir les habitants » et la mise en culture des délaissés appartenant à la commune (les bords de route…), sur un total de 5 ha. « La superficie de tous les délaissés de Midi-Pyrénées », dit Gérard Poujade, « est supérieure à celle des quatre parcs naturels régionaux de la Région. » Les délaissés seront utilisés pour produire de l’osier (pour la vannerie), du bois énergie, du maïs, du lin et du tournesol pour nourrir les poules du poulailler communal. A long terme, le maire voudrait développer la permaculture (agro-écologie intensive).

La commune a par ailleurs créé une crèche. Elle a aussi mis en place des pistes cyclables. Son objectif est d’équiper, en dix ans, 40 % des rues de la commune d’une piste cyclable séparée.

La mairie adhère aussi au projet de monnaie sociale, l’Occito, dans le but de « générer du Produit Intérieur Brut local ». Elle s’appuiera sur la monnaie numérique de la nouvelle région Midi-Pyrénées/Languedoc-Roussillon, ce qui reporte un peu sa mise en place. Elle reposera sur plusieurs principes : monnaie numérique pour éviter le travail au noir (pas de pièces ni billets) ; tracée (savoir qui paie qui, pour éviter les trafics tels ceux permis par le Bitcoin, devenu « la monnaie de tous les trafics ») ; à parité avec l’euro (1 Occito = 1 €) ; et avec, à l’achat, une incitation pour les personnes à bas revenu : elles pourront acquérir 110 Occitos pour 100 € avec un plafond de 300 € par mois.

Globalement, la municipalité veut travailler en priorité, d’ici à 2025, sur quatre objectifs : « un territoire à énergie positive », « zéro déchet non recyclé », « commune entièrement compensée carbone et biodiversité » et « zéro pauvreté ».

En matière de pauvreté, Gérard Poujade met en avant la notion de « reste à vivre » : « En France, vous êtes pauvre si vous touchez moins de 850 € par mois ; mais, avec ce revenu-là, une personne seule propriétaire de son logement et une autre qui paye un loyer ne sont pas dans la même situation. » Le « reste à vivre » regarde le revenu restant lorsque l’on a payé loyer, énergie, eau et alimentation. Les statistiques montrent que 10 % des habitants du Séquestre ont un « reste à vivre » négatif (2).

Dégager pour ces personnes-là une économie de 30 € par exemple (notamment avec la tarification sociale de l’eau), c’est significatif, estime Gérard Poujade. Le jardin partagé, qui a été inauguré en novembre 2014, peut aller dans le même sens. Ainsi que le prix d’achat préférentiel de la monnaie sociale pour les personnes à faibles revenus.

Le maire du Séquestre n’a pas développé l’aspect démocratie participative : il a signalé l’existence d’un conseil agricole, d’un conseil des employeurs et d’un Conseil économique, social et environnemental communal (limité à 19 membres et à fonction consultative). Il semble bien que l’action communale, au Séquestre, n’échappe pas à la gestion d’en haut, chère à notre démocratie représentative, fut-elle pleine de bonnes intentions.

1) L’Agenda 21, mis en place en 1992 au Sommet de la Terre de Rio, préconise une démarche de développement durable à l’échelon des collectivités territoriales.

2) Ce taux est de 14 % dans le Tarn et 13 % en Midi-Pyrénées.

REVOLUTION INTEGRALE. Les coopératives intégrales veulent créer des solutions de sortie du capitalisme.

Issu de Catalogne, le mouvement des coopératives intégrales met en place un autre système de société qui part de l’initiative locale. Ses bases : la démocratie directe, la monnaie sociale, des services communs.

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Carlos, ayant visité la Coopérative Intégrale Catalane (CIC), impliqué dans la Coopérative Intégrale Toulousaine et d’autres projets similaires en France, a présenté ce mouvement lors des 3es Rencontres des Ami.es de François de Ravignan, le dimanche 23 novembre 2014 à Greffeil.

L’idée de coopérative intégrale est liée à l’Appel international à la Révolution Intégrale, lancé en 2010. Carlos situe cette initiative dans le cadre de la résistance au mouvement néo-libéral : la révolution intégrale, dit-il, « un peu dans le style zapatiste », veut « combattre un monde dont nous ne sommes pas contents, en créant des solutions ». Elle refuse « la domination capitaliste, la domination de genre et la domination de race ».

Le néo-libéralisme cultive l’opacité, « on va donc mettre en œuvre une logique de transparence » ; il construit un pouvoir pyramidal complètement centralisé, on va essayer de « lui opposer des expériences d’autonomie réelle qui évoluent en forme de rhizome, de tissu horizontal » ; contre une logique de centralisation bureaucratique on va décentraliser ; lorsqu’il y a division, ségrégation, on va essayer d’unifier.

Tout cela en s’appuyant sur trois principes : coopération, subsidiarité, autogestion.

Carlos rappelle le contexte historique : la crise immobilière de la fin des années 2000 en Espagne a provoqué une flambée du chômage, jusqu’à 45 % chez les jeunes (malgré, souvent, leur haut niveau de qualification). A l’instar d’Occupy Wall Street, le mouvement des Indignés et de nombreuses autres initiatives sont nés en Espagne, dans l’objectif d’essayer de sortir du capitalisme. Ces mouvements revendiquent une démocratie réelle, à l’opposé de la démocratie parlementaire représentative.

Dans cet esprit, les créateurs de la Coopérative Intégrale Catalane ont choisi un système de prise de décisions au consensus et toujours au plus local.

Dans le cadre du réseau catalan pour la décroissance, ils ont d’abord sillonné toute la Catalogne, à vélo, de village en village, pour « dire comment on sort concrètement du capitalisme », cela en s’appuyant sur plusieurs principes : manger local, créer des coopératives, s’organiser en réseau, en autogestion, et créer des monnaies locales.

45 villages se sont ainsi reliés (à partir de 2009). Ainsi a été créé « l’éco-réseau » ; il s’agit d’un réseau organisé à l’échelle la plus locale, celle d’un village par exemple. Il constitue la première pierre de la Coopérative Intégrale (constituée officiellement en mai 2010). C’est une réunion de personnes qui ont choisi de consommer local et d’échanger par le biais d’une monnaie sociale.

Du local au régional, du régional à l’international

Carlos précise la notion de monnaie sociale. Il parle de « cercles de confiance » pour une transition économique et démocratique vers un autre système : dans un cadre familial, on peut échanger sans monnaie, sur la base de la réciprocité ; dans un groupe plus large, on peut utiliser une monnaie sociale appuyée à un logiciel sur internet, sans système bancaire (elle est indexée à l’euro mais pas garantie en euros) ; à une échelle plus large, on utilise une monnaie garantie en euros, pour les transactions en euros (avec l’extérieur de la coopérative).

La coopérative vise à permettre à ses membres de se nourrir, se loger, de produire et de s’investir au sein de la coopérative. « Nous remettons en cause le travaillisme », dit Carlos (la vie centrée sur le travail).

A côté des éco-réseaux, la coopérative développe donc des services communs : centrale d’achat coopérative, coopérative de travail. Le principe de celle-ci est le suivant : la coopérative prend en charge la facturation, les services d’assurance, comptabilité, etc., pour couvrir l’activité des coopérateurs – par exemple artisanale ou de services – et reverse le fruit de leur activité aux coopérateurs, chacun laissant un pourcentage pour les frais de fonctionnement commun.

En 2011, une coopérative d’autofinancement en réseau s’est ajoutée au dispositif. Elle collecte l’épargne des coopérateurs et prête sans intérêt pour des projets.

A ce jour, la Coopérative Intégrale Catalane regroupe quelque 6 000 personnes. Elle fonctionne à deux niveaux : les éco-réseaux, qui ont leur autonomie locale ; l’assemblée plénière de la coopérative, qui définit les orientations politiques du projet social. Le tout en restant à l’échelle humaine, sans bureaucratie.

La CIC est reliée au mouvement international de la Révolution intégrale. Toujours à cette échelle se développe aussi le projet « Fair coop » (coopération juste), union internationale de coopératives, qui permettra d’échanger des biens et des services et de mettre en place des projets pour le bien commun.

L’intégrale de Toulouse : un projet d’inspiration catalane

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Max a ensuite présenté la Coopérative Intégrale Toulousaine (CIT), née en 2012 sur les mêmes bases que la CIC en en s’inspirant de son modèle.

La CIT est un collectif de fait, sans existence légale. Par contre, une association, le RERS (Réseau d’échange de ressources et de services), sert de support aux activités qui ont besoin d’un statut juridique.

Le fonctionnement de la CIT s’appuie sur une « agora » mensuelle, au cours de laquelle les groupes autonomes présentent leurs initiatives.

Les décisions sont prises au consensus : « le système de la majorité ne nous plaît pas », dit Max ; « il crée des minorités. Nous recherchons le consensus ; à défaut, il peut y avoir un consentement, le veto étant toujours utilisable. »

Des outils et services mutualisés ont été mis en place : comité éditorial, de communication et médias, service juridique, session d’accueil…

La création de la monnaie sociale est l’un des grands chantiers de la CIT, qui a aussi un projet de portage salarial dans le domaine de la récupération et la valorisation.

Pour en savoir plus :

Coopérative Intégrale Catalane.

Coopération Intégrale Toulousaine.

Reportage sur Eclairages Publics.

LA MODE DANGEREUSE DU « BOIS ENERGIE ». Pour une forêt paysanne, contre une forêt industrielle.

L’utilisation de biomasse forestière pour produire de l’électricité est incohérente à plusieurs titres : elle offre un faible rendement énergétique, elle accapare la ressource au détriment de la biodiversité et elle induit une sylviculture industrielle spécialisée. Le Réseau pour une Alternative Forestière lui préfère une « forêt paysanne ».

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Photo Wiki Commons (The lumberjack was here, Evakonpoika).

Les modes d’utilisation de la forêt était l’un des thèmes des 3es Rencontres des Ami.es de François de Ravignan, le samedi 22 novembre 2014 à Greffeil. Christian Sunt, du Réseau pour une Alternative Forestière, est intervenu pour dresser le panorama : la biomasse cultivée (blé, maïs, colza…) à destination des agrocarburants est un échec (mauvais rendement économique et énergétique, concurrence avec la destination alimentaire) et on en a « un peu sonné la fin de l’histoire ». Une autre phase de biomasse cultivée, destinée à la production de méthane, est en train de se développer : on « cultive » pour cela du maïs « ou des vaches : la Ferme des 1 000 vaches est un alibi pour faire de l’énergie ». Et puis il y a la biomasse forestière, pour la production d’électricité, pour laquelle de gros projets sont en cours.

Au départ, poursuit Christian Sunt, l’idée du « bois-énergie » c’était d’utiliser ce qui reste après une coupe, les rémanents (la partie de l’arbre qui n’est pas valorisée) ou les coupes d’éclaircie (historiquement, ces sous-produits de la sylviculture étaient utilisés en bois de chauffage). Mais aujourd’hui « la demande d’énergie est telle que l’on fait du sous-produit le produit essentiel ; cela change les pratiques forestières et les usages, au détriment des autres usagers de la forêt ».

Du bois pour faire de l’électricité

L’intervenant rentre dans le détail : dans sa politique énergétique, la France prévoit le maintien du nucléaire, la diminution de l’utilisation du charbon et donc la transformation des centrales thermiques à charbon en centrales à bois. On considère que le bois est une énergie renouvelable et on favorise son image (« les industriels se sont infiltrés dans l’élaboration de cette image ») ; cela sur une base fausse : l’idée d’un équilibre de l’énergie à base de bois est erronée ; les arbres sur pied, certes, absorbent du CO2, mais leur combustion en produit beaucoup ; et leur transformation en électricité offre des rendements faibles en énergie, de l’ordre de 30 % à peine (il faut brûler trois arbres pour obtenir l’énergie qu’un seul arbre pourrait fournir), dont il faut déduire les pertes sur les lignes électriques. Plutôt que de destiner la biomasse forestière à la production d’électricité, le Réseau pour une Alternative Forestière préfère l’utilisation du bois en chauffage direct, individuel ou collectif, dont l’efficacité énergétique est de 70 à 80 %.

Le ministère de l’industrie sous la présidence Sarkozy (le ministre était Eric Besson) a défini en France 18 projets de centrales à biomasse, dont 3 dans le Grand Sud-Est : l’un à Pierrelatte, en activité, qui traite 400 000 tonnes de bois par an ; un second à Gardanne (groupe E.ON), qui est bien avancé (un million de tonnes par an) ; le troisième à Brignoles, en projet (400 000 tonnes). Ces centrales ont en fait une logique de production d’électricité pour l’exportation.

Outre le problème de faible rendement, elles posent un problème d’approvisionnement : pour celle de Gardanne on a défini un rayon d’approvisionnement de 400 km, qui comprend la région Provence-Alpes-Côte d’Azur et les Cévennes ; dans ces zones, la demande de bois biomasse vient concurrencer les autres usages. Il est aussi prévu d’importer du bois du Canada (où l’on est en train de détruire les forêts primaires et leur réserve de biodiversité).

Une demande industrielle qui tend à standardiser la forêt

Autre grief contre les centrales à bois, leur émission de particules fines, comme toute combustion du bois, mais avec une forte concentration, d’autant plus lorsqu’elles se situent, comme à Gardanne, en pleine ville.

L’une des critiques les plus importantes des forestiers contre le modèle industriel bois-énergie c’est qu’il a besoin d’un type de sylviculture, celui du taillis à courte rotation (environ 25 ans), qui ne permet aucune autre valorisation (comme par exemple les petites poutres et les piquets en châtaignier dans les premières éclaircies), épuise les sols, entraîne un embroussaillement pendant au moins une quinzaine d’années. D’où augmentation des risques d’incendie et perte de biodiversité du fait de la fermeture des milieux : plus question de ramasser les champignons, de faire paître des animaux ; les animaux sauvages ne trouvent plus de nourriture dans ce milieu. La perte de biodiversité est aussi liée au fait que ce type de taillis se limite aux espèces qui rejettent de souche, comme le châtaignier et le chêne blanc.

Une expérimentation a été menée à l’origine de la filière bois-énergie : dans les années 1970, après la première crise pétrolière, les industriels ont exploité des parcelles expérimentales utilisant ces techniques pour la production de plaquettes (à partir de broyat de bois sur les coupes). Le Centre Technique du Bois (CTB) et l’Office National des Forêts (ONF), qui ont suivi ces expérimentations, ont vite souligné les effets négatifs de ces méthodes : lors de la coupe, les machines rasent l’ensemble des brins du taillis, de manière peu propre à la régénération, ce qui affaiblit la souche ; il n’y a plus de rémanents sur les parcelles ; le chargement du bois crée des ornières, tassant le sol et le stérilisant pour deux ou trois décennies ; les machines consomment beaucoup de carburant et polluent.

« Ceux qui disent que le bois-énergie électrique permettra de trouver un débouché au bois que l’on ne pouvait pas vendre disent n’importe quoi », souligne Christian Sunt : « les industriels veulent des forêts spécialisées, pour les couper à blanc. »

Il cite au passage une autre forme de modèle forestier industriel (en bois d’œuvre), celui qui a été imposé dans le Tarn. Ce département a été reboisé en Douglas dans les années 1975, « avec des conséquences désastreuses pour l’avenir du territoire » : aujourd’hui, les scieries sont en train de fermer ; le Douglas, en effet, est vendu bord de route aux Chinois qui le chargent sur des bateaux et le transforment en Chine.

Retrouver une diversité d’usages

Au moment du débat, une intervenante a estimé, concernant la biomasse pour l’énergie, qu’il « ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain » : il y a, dit-elle, des utilisations non-industrielles de cette biomasse.

Une question a aussi été posée sur le démantèlement de l’ONF que traduisent la réduction de ses effectifs et l’augmentation de ses tarifs (multiplication par sept) vis-à-vis des petites communes.

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Le Réseau pour une Alternative Forestière (lui-même partie intégrante du réseau SOS Forêt), qui regroupe des forestiers privés et publics, se structure peu à peu. Il a engagé une réflexion sur une gestion alternative de la ressource bois, selon le concept de « forêt paysanne », qui rejoint les utilisations traditionnelles, avec une multiplicité d’usages et d’usagers (paysans, bûcherons, scieurs…). Ce type d’utilisations maintient la diversité et l’équilibre des écosystèmes.

Le réseau diffuse de l’information, passe des contrats avec les petits propriétaires sylviculteurs pour travailler différemment. Il fait de la pédagogie auprès d’eux, à partir par exemple de la gestion recommandée par Pro Silva (forêt irrégulière et mélangée, pas de coupe à blanc…), et les gens y trouvent un intérêt. « Il faut revenir aux communs, à la gestion par des artisans de proximité, individuels ou en coopérative, et refuser une privatisation de l’espace public au profit des industriels », conclut Christian Sunt.

Le réseau a édité un document, avec Nature & Progrès et un petit livre « Vivre avec la forêt et le bois ».

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De graves conséquences locales

Du point de vue politique et social, le projet de Gardanne divise : la CGT Énergie de Gardanne se polarise sur la défense des emplois de l’usine, avec l’appui de la municipalité (PCF), tandis que la CGT Forêt met en avant la destruction d’emplois dans la filière bois ; les habitants riverains se battent contre les nuisances. Mais il y a aussi une grande résistance des Conseils départementaux provençaux, qui ont installé plus de 140 petites centrales à bois dans un esprit de valorisation locale du bois et de maintien du tissu de bûcherons. E.ON assèche les ressources en bois du secteur ; il n’a aucun intérêt pour les petits bûcherons et fera plutôt travailler, avec des contrats de courte durée, de grandes entreprises d’Europe de l’Est, avec les conditions que l’on connaît pour leurs salariés.

E.ON prospecte auprès des propriétaires forestiers privés et des coopératives forestières, qui malheureusement jouent le jeu des industriels.

Le Parc national des Cévennes qui, il est vrai, n’a pas dans sa zone périphérique les moyens réglementaires de s’opposer à l’exploitation de type industriel, a tenté de négocier avec les utilisateurs une charte de bonne conduite et des compensations. « Dans une lutte », estime Christian Sunt, « il est plus efficace d’avoir une opposition radicale que de commencer à négocier des compensations. »

VIA CAMPESINA : La souveraineté alimentaire passe par la relocalisation

Relocaliser c’est aussi refuser la logique de mise en concurrence des paysans au profit des multinationales.

La souveraineté alimentaire est l’un des principaux combats de Via Campesina, explique Christian Roqueirol, éleveur ovin dans l’Aveyron, membre de la Confédération Paysanne, qui est intervenu lors des 3es Rencontres des Ami.es de François de Ravignan le samedi 22 novembre 2014 à Greffeil.

Afiche Paris FR

Avant d’entrer précisément dans le sujet, il présente Via Campesina : c’est un mouvement mondial d’organisations paysannes (paysans mais aussi travailleurs de la terre), créé en 1993 ; il regroupe aujourd’hui des organisations de 70 pays et représente quelque 220 millions de paysans, avec une forte implantation en Amérique du Sud et en Asie, une présence en progression en Afrique et moindre en Europe (présence surtout en France et en Espagne).

Via Campesina, donc, se bat pour la souveraineté alimentaire, c’est-à-dire la possibilité pour chaque pays de produire la nourriture pour ses habitants. Mais en même temps cela implique de ne pas exporter sa production d’une manière qui gênerait la production de nourriture dans d’autres pays, autrement dit de ne pas exporter ses surplus à bas prix.

Tout cela, poursuit Christian Roqueirol, exige un certain nombre de conditions.

D’une part la maîtrise de la terre : or, depuis une vingtaine d’années on assiste à un accaparement croissant du foncier des pays pauvres par les multinationales ou les États étrangers comme la Chine, la Libye, les Émirats Arabes Unis, l’Arabie Saoudite… qui pensent qu’ils n’arriveront pas, sur leur sol, à nourrir leur propre population. On peut estimer cet accaparement à 50 millions d’hectares au moins à ce jour et c’est un mouvement qui se poursuit à grande vitesse.

Pour que les petits paysans puissent avoir une sécurité pour eux et leurs familles sur une longue période, ils doivent bénéficier d’un droit d’usage garanti au minimum pour une carrière de paysan et éventuellement pour sa succession (« nous ne pensons pas que la propriété privée soit la solution »). Dans la plupart des anciennes colonies, par exemple en Afrique, la terre appartient à l’État mais les paysans ont des droits coutumiers. Toutefois, ceux-ci ne sont pas respectés par les gouvernements qui souvent expulsent les paysans pour donner la terre (plus souvent en bail à long terme qu’en vente) à des sociétés ou des pays étrangers.

La terre, soustraite aux paysans, est souvent destinée à la production d’agrocarburants (palmier à huile, jatropha…), qui accapare d’importantes superficies. Ou encore aux cultures alimentaires d’exportation (café, cacao, fruits tropicaux…)

L’accès à l’eau est une autre condition pour que s’exerce la souveraineté alimentaire. Or, l’eau est de plus en plus privatisée.

Il y a aussi l’accès aux semences et la possibilité pour les paysans de produire leurs propres semences. Via Campesina se bat contre le brevetage du vivant et les projets de loi toujours plus restrictifs pour les petits paysans quant à l’utilisation de leurs propres semences.

Il faut enfin que le marché soit encadré. Via Campesina se bat contre les accords de libre-échange, depuis le Gatt jusqu’à l’OMC et au Tafta. Comme les grandes puissances n’arrivent pas à obtenir des accords sur l’agriculture à l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce), elles se sont tournées vers des accords de libre-échange bi ou multi-latéraux. Ces accords « menacent fortement notre capacité à nourrir nos populations ; si on laisse faire ces traités (Canada/UE ; États-Unis/UE), nous n’arriverons plus à produire certains produits chez nous ni à le faire dans de bonnes conditions. Nous serons mis en concurrence avec des produits qui vont arriver sans barrières, douanières ou sanitaires, comme le bœuf au hormones américain, le champagne californien… »

Mais, poursuit Christian Roqueirol, nos propres produits, de leur côté, concurrencent les produits asiatiques et africains (exemple du poulet et des céréales) : en arrivant sur leurs marchés moins chers que ce que leur coûte la production des mêmes denrées ils rendent impossible la production locale. Cette situation de concurrence, notamment de l’Union européenne vis-à-vis des pays africains, a récemment été renforcée par la signature des APE (Accords de partenariat économique), qui réduisent encore plus les barrières douanières à l’entrée dans ces pays pour nos produits.

Relocaliser, c’est possible

La relocalisation de l’économie est donc un grand objectif de Via Campesina, de manière à produire et à consommer localement.

Pour Christian Roqueirol, cet objectif n’a rien d’abstrait ; il le pratique depuis son installation en élevage ovin en 1982 : il produit ses agneaux, les transforme et les vend en vente directe. Cela grâce à la mise en place d’un atelier de transformation collectif en Cuma (coopérative d’utilisation du matériel en commun) et d’un GIE (groupement d’intérêt économique) pour la commercialisation : « Individuellement, on s’épuise ; en travaillant ensemble, on ne se fait pas concurrence sur le marché, on est ensemble, on n’est pas épuisés par toutes ces tâches nouvelles. Il faut que la relocalisation soit réaliste et possible pour tout le monde ; dans une structure commune c’est plus facile. »

« On peut aussi, pour certains produits, organiser la transformation en commun à plus grande échelle, au niveau régional ou national par exemple ; pour moi, l’échelle de relocalisation n’est pas figée, l’important c’est de ne pas concurrencer les autres. »

« En essayant de vendre au plus proche du lieu de production, nous rejoignons les objectifs locaux et globaux. »

* * * *

François de Ravignan, militant de la relocalisation

Pascal Pavie, en introduction de cette intervention, a rappelé le combat de François de Ravignan pour la relocalisation. François, qui était adhérent de la Confédération Paysanne, partageait les luttes de ce syndicat membre de Via Campesina : c’est lui qui avait proposé d’élargir la possibilité de l’adhésion à la Confédération Paysanne à tous les « paysans », c’est-à-dire, dans son esprit, à tous les habitants du pays.

Pascal dit aussi le plaisir qu’il a eu de voyager avec François, de découvrir avec lui les luttes des travailleurs agricoles en Andalousie (avec le Soc), celles des paysans en Turquie (avec le syndicat Ҫiftçi-Sen, qui fait partie de Via Campesina) et de manière générale les réalités de l’agriculture à travers le monde : « Les réalités qui oppressent les paysans dans les autres pays, ce sont les mêmes que les nôtres. »

En savoir plus : Via Campesina.

LONGO MAÏ : la maîtrise de la filière laine

Plutôt que de se contenter de vendre la laine de leurs moutons, les coopérateurs de Longo Maï se sont donné les moyens de maîtriser toute la filière. Ce qui a nécessité de nombreux échanges et beaucoup de formation.

Grange Neuve

Grange Neuve, près du village de Limans (Photo Longo Maï).

Longo Maï a fêté en 2013 les quarante ans de sa première coopérative, celle de Limans (Alpes-de-Haute-Provence). L’idéal du départ est toujours très vivant. Eva Taubert et Christophe Calais ont participé aux 3es Rencontres des Ami.es de François de Ravignan, le samedi 22 novembre 2014 à Greffeil, où ils ont présenté la filière laine de Longo Maï.

« Nous avions des moutons ; nous nous sommes tout de suite intéressés à la laine », explique Christophe Calais. « Nous avons toujours voulu maîtriser toute la filière pour garder la plus-value ». Une maîtrise qui a demandé de nombreux efforts et notamment de nombreuses actions de formation.

Cela a commencé de façon relativement rudimentaire par l’installation, à Espezonnes (Ardèche), d’une grange avec de petites machines à carder et à filer.

Puis la reprise de la filature Blanchard, à Saint-Chaffrey (Hautes-Alpes) en 1976, a été une étape déterminante. Cette filature était à l’arrêt depuis 1969 et les machines dataient des années 1900. L’activité a été relancée, avec l’aide de l’ancien propriétaire ; les machines ont été changées petit à petit, avec du matériel d’occasion, facile à trouver du fait de la fermeture de nombreuses petites filatures.

Les coopérateurs, avec la laine de leurs moutons ou de la laine achetée chez d’autres éleveurs, ont pris en main toutes les opérations : lavage, cardage, filature, tissage et apprêtage, confection, tricotage, et vente.

Ils ont appris, avec un membre d’une Scop de Reims, à tisser, ourdir les pièces, faire le nouage, etc. Une personne venue de Nice leur à montré l’apprêtage des tissus. On s’est efforcés de diversifier les produits, ce qui a notamment demandé d’apprendre le classement des laines (avec Christian des Touches, expert lainier de l’Itovic, l’Institut technique des ovins et des caprins). Le classement consiste à identifier la race de brebis (chaque race a une laine différente, qui convient à certaines utilisations), à trier les meilleures parties (30 % de la laine n’est pas travaillable).

Christophe Calais se souvient que la laine des Mérinos de la coopérative, trop fine, avait du mal à passer dans les machines.

« Il y aurait beaucoup de choses à faire avec la laine », note Eva Taubert ; « la laine offre de nombreuses possibilités » comme le feutre, le travail manuel, l’utilisation des déchets. Mais tout cela demande beaucoup de formation.

La Filature travaille actuellement quelque 12 tonnes de laine et de mohair ; elle occupe de 5 à 10 personnes (par roulement avec d’autres coopératives ; il y a beaucoup d’échanges). La vente se fait en direct sous la marque Longo Maï.

Il y a aussi de nombreux contacts avec diverses associations, pour partager l’expérience acquise.

En savoir plus : Site de Longo Maï ; Site « Humanisme pur », les coopératives Longo Maï.

Heureux qui communique

Heureux qui communique (Photo Longo Maï).

Neuf coopératives dont cinq en France

La première coopérative de Longo Maï est née en 1973 à Limans, près de Forcalquier (Alpes-de-Haute-Provence). Donc, dans la foulée de mai 1968. Ses créateurs furent un groupe de jeunes très engagés à l’époque en Suisse et en Autriche. Ayant participé aux luttes urbaines, ils étaient pour la plupart sur des listes noires et n’arrivaient pas à trouver de travail. D’où l’idée d’acheter de la terre pour, dans un premier temps, subvenir à leurs besoins alimentaires et se loger.

Au tout début, une dizaine de membres du collectif, suisses et autrichiens, qui avaient eu la mauvaise idée de demander des titres de séjour, ont été expulsés par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Raymond Marcellin. Il y a eu alors beaucoup de solidarité autour de cette expulsion et la notion de solidarité reste une valeur forte de Longo Maï.

Aujourd’hui une centaine de personnes vivent à Limans. « Ce qui n’est pas toujours facile. » « Nous n’employons pas le terme « communauté », précise Eva Taubert ; la structure est en effet très ouverte : « Nous avons toujours voulu garder un grand intérêt pour tout ce qui se passe autour de nous. » En témoignent les programmes de Radio Zinzine et les nombreuses campagnes de solidarité internationale orchestrées par Longo Maï.

La coopérative de Limans a, au fil des ans, essaimé en France, en Allemagne, en Suisse et en Autriche, avec aujourd’hui au total neuf coopératives, dont cinq dans le Sud-Est de la France (Limans ; Vitrolles-en-Lubéron ; La Filature à Saint-Chaffrey, près de Briançon ; Saint-Martin-de-Crau (13) ; et Chanéac, dans l’Ardèche).

PABLO SERVIGNE : De l’effondrement à la résilience

« Trouver des alternatives à la crise » était le thème central de ces rencontres 2015 des Ami.es de François de Ravignan. Nous avons, avec Pablo Servigne, essayé de comprendre les mécanismes de la faillite du système, qui le mènent à l’effondrement ; puis nous avons réfléchi à de nouveaux modes de vie plus viables, en termes environnementaux et économiques, et plus porteurs de dignité humaine.

Pablo Servigne est l’auteur de « Nourrir l’Europe en temps de crise » (Ed. Nature & Progrès, 2014) et le co-auteur de « Comment tout peut s’effondrer » (Ed. Seuil, 2015) ; sa formation d’ingénieur en agronomie tropicale l’a amené à devenir un spécialiste des fourmis avant de se pencher sur la collapsologie (l’étude de l’effondrement) et la transition.

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Il est intervenu d’abord le vendredi soir pour décrire les mécanismes de l’effondrement puis pour proposer des réponses, qu’il a développées le samedi autour du thème de la résilience. D’autres réponses ont été recherchées avec un Forum ouvert (« Se réapproprier l’énergie sur les territoires ») puis avec la présentation du « Scénario Négawatt » ; enfin avec un débat sur « ce à quoi nous sommes prêts à renoncer » (pour commencer à s’adapter à la nouvelle donne décrite par Pablo Servigne).

« Sans lendemain »

Premier support à l’intervention de Pablo Servigne, le film « Sans lendemain » (« There’s no tomorrow »), réalisé par Dermot O’Connor, du Post Carbone Institute avec Pictures Incubation et diffusé en français par le Mouvement politique des objecteurs de croissance (Belgique).

Les combustibles fossiles, pétrole, gaz naturel, charbon, ne sont pas inépuisables, explique ce film. Le pic de production du pétrole semble atteint, même s’il se prolonge un peu du fait de nouvelles découvertes ; nous avons consommé la moitié des réserves connues. Le pic de production du charbon devrait intervenir d’ici 2040 et celui du gaz d’ici 2030. Les découvertes se raréfient mais surtout les nouvelles réserves sont de plus en plus coûteuses à exploiter : le ratio du retour d’énergie (produite) sur l’énergie investie (REEI) était de 100 lors des premières découvertes de pétrole ; il est aujourd’hui de 10 (pétrole en haute mer) voire de 5 à 1,5 (sables bitumineux et pétrole de schiste). Le charbon que l’on trouve actuellement est moins dense, de moindre qualité et plus en profondeur ; le gaz de schiste est très polluant…

Notre société, basée sur la ville, est très dépendante des énergies fossiles : asphalte, chauffage, climatisation, voiture (étalement urbain et zones commerciales)… tout a été construit sur la base d’une énergie abondante et en dépend : les plastiques, l’agriculture, les hôpitaux, l’aviation, la distribution de l’eau, l’armée, l’informatique, les vêtements…

De plus l’économie mondiale repose sur une croissance infinie, exigeant toujours plus d’énergie à bas prix.

On peut alors songer à des énergies de substitution. L’uranium ? Les réserves sont encore importantes mais remplacer l’énergie générée actuellement par les combustibles fossiles demanderait plus de 10 000 réacteurs nucléaires, qui consommeraient les réserves connues d’uranium en 10-20 ans.

L’éolien a un bon REEI, mais il est intermittent ; pour l’hydroélectricité il reste peu de sites pour de nouveaux barrages ; la géothermie pourrait fournir 10 % de l’énergie des États-Unis en 2050 ; l’énergie marémotrice est limitée aux zones côtières ; le bois a une faible densité énergétique ; les agrocarburants sont dépendants du pétrole et ont un REEI proche de 1 ; l’hydrogène n’est pas viable ; le photovoltaïque actuellement installé sur terre représente la production de deux centrales à charbon et par ailleurs il faut 2,5 tonnes de charbon pour fabriquer un panneau solaire ; les centrales solaires sont limitées aux régions ensoleillées (sinon, il faut transporter l’énergie produite)…

Toutes ces alternatives au pétrole dépendent de machines fonctionnant au pétrole et/ou de matériaux à base de pétrole.

Peut-on remplacer un système basé sur les combustibles fossiles par un patchwork d’alternatives ? Cela demande de répondre à beaucoup de conditions : investir massivement, réaliser des avancées technologiques…

Croissance exponentielle, destruction exponentielle

Il y a un autre problème : c’est que la croissance de notre société est exponentielle ; elle ne cesse d’accélérer. Au taux actuel de croissance mondiale, qui est de 3 %, l’économie double tous les 23 ans. La demande d’énergie suit le même rythme.

L’économie est basée sur la création monétaire et la dette. Les banques prêtent de l’argent qu’elles n’ont pas pour permettre d’investir, ce qui entraîne un remboursement de capital et d’intérêts. Sans croissance, impossible de payer les dettes, ce qui amènerait l’économie mondiale à s’effondrer. Le système doit croître ou mourir.

La consommation elle aussi est exponentielle : la consommation d’eau, d’engrais, la déforestation, le développement de véhicules motorisés… Comme est exponentielle la production d’oxydes nitreux et de méthane, d’où la destruction de la couche d’ozone, le dérèglement climatique. La biodiversité baisse très vite…

Mais la croissance est limitée par la ressource la moins disponible. Ce sont en particulier les métaux rares, nécessaires aux nouvelles technologies, mais qui s’épuisent.

Nous utilisons aujourd’hui 40 % de la photosynthèse terrestre, nous ne pourrons pas dépasser 100 %. Il y avait 800 millions de voitures en circulation en 2010, il devrait y en avoir deux milliards en 2025 : la planète ne pourra pas le supporter, quelle que soit l’énergie utilisée.

Comment éviter la crise ? En économisant l’énergie, en cherchant de nouvelles techniques, en recyclant… ? Les nouvelles technologies et le recyclage ont besoin d’énergie. Substituer une énergie à une autre demande du temps.

Il n’y aura donc pas de réforme sans remise en cause de la croissance, conclut le film. Nous serons obligés, bon gré mal gré, de revenir à une vie plus simple, avec davantage de travail manuel agricole, des aliments produits localement, avec beaucoup plus de marche et de vélo, moins de consommation d’électricité, de chauffage, moins de dettes : nous devrons être autosuffisants comme l’étaient nos ancêtres.

Le film est de 2012 : « les nouveaux chiffres sont pires », dit Pablo Servigne.

Le rapport du Club de Rome : déjà en 1972… !

Autre document, le Rapport du Club de Rome (dont Denis Meadows est l’un des co-auteurs), en 1972.

Les auteurs du rapport ont modélisé un certain nombre de paramètres sur lesquels repose notre société : production industrielle, alimentaire, de services, pollution, ressources, population. Ils ont projeté la croissance de chaque paramètre, qui est exponentielle. Le résultat, c’est une trajectoire de notre civilisation vers la croissance puis vers un effondrement rapide, par défaut de ressources, avant 2050. Les tendances de ce modèle ont été confirmées depuis.

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« Ce modèle n’est pas une prédiction de l’avenir », prévient Pablo Servigne. « Il teste un système et il nous dit que notre système est très instable : la croissance exponentielle ne peut qu’être suivie d’un effondrement. Ce qui manque, ce sont les très mauvaises nouvelles (un accident nucléaire, une guerre mondiale, un astéroïde) et les très bonnes (un sursaut humaniste, la coopération mondiale ou une Cop 21 où tout va bien, avec une grande transition rapide). » Des nouvelles évidemment imprévisibles.

Il manque aussi, à ce modèle, la dimension climat. Pour l’aborder, il faut se référer aux travaux du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) qui disent que si l’on arrive à brûler le tiers des réserves restantes d’énergies fossiles, le climat part sur une trajectoire à + 16°C (et + 30 à + 40° aux pôles) : ce serait la fin de la majorité des espèces sur terre.

On peut se rassurer un peu : on n’arrivera pas à extraire toute cette énergie, par manque d’énergie et de puissance financière. Mais là encore, l’effondrement paraît inévitable.

Pablo Servigne cite la métaphore d’une voiture (la voiture de la croissance) lancée à grande vitesse et dont le chauffeur a les yeux bandés ; ou on arrête tout et l’économie s’effondre, ou on continue et on va dans le mur, c’est-à-dire vers l’effondrement inévitable mais aussi la destruction du système terre.

Entrer en transition

Pablo Servigne, qui a décortiqué des centaines d’articles scientifiques et en a réalisé une synthèse, estime ces scénarios plausibles. Certes, la situation est d’une grande complexité : « il est difficile de savoir où se situe le début de l’effondrement ; même après, les analyses divergeront. » Il attribue à ces scénarios une vertu, celle de produire un choc sur celui qui les voit. « Pour entrer en transition, il faut s’être pris un coup dans le ventre ». La réalité n’est pas agréable à regarder mais il faut la voir, en prendre acte, pour y apporter des réponses réalistes.

Les initiatives allant dans ce sens sont multiples, comme le réseau des villes en transition (1 500 villes ou quartiers dans le monde).

« On savait tout cela dans les années 1980 ; depuis 40 ans on n’a rien fait, c’est vraiment trop tard mais ce n’est pas une raison pour ne rien faire, on peut encore limiter les dégâts. »

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Le cinéma aborde souvent le thème de la catastrophe planétaire. Il le fait tantôt avec beaucoup de pessimisme sur la nature humaine (dans Mad Max, les survivants s’entre-tuent) tantôt avec un optimisme excessif (dans Star Trek, les humains se surpassent en générosité et en intelligence et s’en sortent par la maîtrise providentielle des technologies). Pablo Servigne propose une voie plus réaliste qui fait confiance à l’homme en s’appuyant sur le collectif et l’entraide : « une société individualiste ne peut s’épanouir que dans un système riche en énergie. Dans une société pauvre en énergie, les groupes sociaux les plus solidaires vont survivre ; ça ne veut pas dire que tout le monde jouera le jeu. »

Il propose de « se concentrer non pas sur le grand chêne qui tombe mais sur les jeunes pousses qui émergent par milliers, les initiatives pour la justice sociale et environnementale ».

Au cours du débat, Pascal estime qu’il ne faut « pas oublier de se battre pour changer la société (les puissants auront toujours des moyens de subsistance) ». Pour Moutsie, « si tout s’effondre, les riches auront plus de mal à se passer du pétrole, ils sont complètement dépendants ; les pauvres, nous avons une richesse, ce sont les savoir-faire, les échanges gratuits, nous pouvons vivre dans une sobriété heureuse. »

« La problématique aujourd’hui, » ajoute Alistair, « c’est moins l’énergie que le système économique et politique qui amène l’asservissement de l’homme. »

Agir à l’échelle des territoires

Le Forum ouvert du samedi matin a amené les participants à réfléchir à « comment se réapproprier l’énergie sur les territoires ».

On a travaillé par groupes qui se sont dessinés à partir d’une première discussion : Quelles solutions pratiques ? Agir à l’échelle communale, Répondre aux grandes questions, Comment travailler ensemble ? Puis chaque groupe a énoncé ses propositions ou conclusions.

Les solutions pratiques, cela peut être changer de culture (relocaliser la production et la consommation) ; établir une hiérarchisation usage/énergie (un usage prioritaire pour chaque énergie : par exemple, le bois doit-il servir en priorité à la construction ou au chauffage?) ; prioriser les matériaux naturels dans l’habitat (terre crue, paille…), isoler… ; collectiviser les transports et veiller à la multi-modalité (comment aller de chez nous à la gare) ; remplacer le transport de marchandises en camion par le train ; créer des partenariats avec les collectivités locales…

Au niveau communal, comment sensibiliser les gens à la nécessité de changer les modes de consommation et l’utilisation de l’énergie, comment les fédérer autour d’un projet ? Des réponses : accepter la lenteur des processus, sensibiliser les élus municipaux, souligner l’intérêt économique de l’économie d’énergie, et surtout ne pas arriver avec des solutions toutes faites, procéder par questionnement pour remettre les citoyens face à leur responsabilité.

Grandes questions : deux orientations ont été retenues, d’abord utiliser l’homéopathie citoyenne pour dynamiser la société, mettre les citoyens dans le coup ; puis utiliser l’exemplarité des démarches individuelles (Nef, Enercoop, co-voiturage, coopératives…) et aller vers des démarches collectives (à l’échelle d’une commune, ou encore l’agriculture paysanne).

Comment travailler ensemble : réaliser un diagnostic des besoins, trouver les personnes motrices, monter des activités collectives (sobriété, production d’électricité, de chaleur, mobilité…), travailler dans la convivialité, avoir un processus permanent de formation/information.

Grégoire Albisetti, le conteur de Greffeil, conclut à sa façon : « Tout est exponentiel, le dérèglement climatique mais aussi les actions positives » et il cite Jacques Ellul : « L’espérance consiste à faire de l’Histoire quand il n’y a plus d’Histoire possible. »

Scénario NégaWatt : la sobriété d’abord, les renouvelables ensuite

Le « Scénario NégaWatt 2011 », élaboré par l’association NégaWatt, part du constat d’une situation d’urgence : épuisement des ressources, risques technologiques de plus en plus menaçants, précarité sociale croissante dans l’accès à l’énergie. Pour y remédier, il propose trois axes : sobriété, efficacité, énergies renouvelables.

Un important moyen d’action serait un programme massif de rénovation du bâtiment visant à diviser par deux la consommation d’énergie. Objectif, un gain de 65 % après rénovation de l’existant ; pour le neuf, aller vers un habitat de petit collectif plutôt que la maison individuelle.

Autre piste, maîtriser la demande d’électricité et d’énergie et diviser la consommation par deux d’ici à 2050. Cela en généralisant les équipements basse consommation, par l’aménagement du territoire (réduire la distance d’accès aux services), l’efficacité (transport en commun, co-voiturage, véhicules sobres), les énergies renouvelables (véhicules électriques en urbain, hybrides-gaz en interurbain), l’évolution de l’industrie (sobriété, cogénération, recyclage, supprimer l’obsolescence programmée).

Pour ce qui est des énergies renouvelables, le scénario propose de développer la biomasse (surtout le bois énergie, un peu la méthanisation, très peu les agrocarburants) ainsi que l’éolien terrestre et offshore et le photovoltaïque. Et de sortir progressivement du nucléaire d’ici 2030 et des énergies fossiles d’ici 2050.

Le bilan de ces actions transformerait en profondeur le schéma énergétique français, d’abord en réduisant fortement la consommation (des deux tiers), ensuite en abaissant considérablement la consommation d’énergies fossiles et en remplaçant les besoins restants par des énergies renouvelables.

Le bilan en termes d’émission de CO2 serait une réduction par deux d’ici 2030 et par quinze d’ici 2050.

Cette transition énergétique réduirait par ailleurs la facture énergétique, réduirait la précarité énergétique et créerait des emplois (ils sont évalués à 630 000).

Ce scénario, selon l’association, est tout à fait possible, à condition de mobiliser tous les acteurs de la société dans cette transition.

Voir la vidéo : sur la page d’accueil, sur la colonne centrale, descendre à Vidéos ; la première, intitulée « Présentation du scénario négaWatt, par Yves Marignac (durée : 18 min) » explique bien le sujet.

La résilience, ou stratégie du roseau

Dernière étape de cette démarche de prise de conscience, de réflexion et de débat, une intervention de Pablo Servigne sur la résilience (de l’anglais « resilience » = rebondissement, résistance aux chocs).

« Face à ces mauvaises nouvelles, que pouvons-nous faire ? », demande Pablo Servigne. « Il y a deux comportements, celui du chêne, qui casse, et celui du roseau, qui résiste. Cela ne veut pas dire renoncer à lutter. »

Il prend l’exemple de l’agriculture. « J’ai imaginé l’agriculture d’après les catastrophes : on peut avoir une agriculture sans machines lourdes, avec peu ou pas d’électricité, dans un climat instable et imprévisible. Cela ramène à des pratiques anciennes ; cela demande d’aller vers les principes du vivant : local, diversité, cyclicité (il n’y a plus de déchets). »

Il conseille aussi d’aller vers des systèmes modulaires, c’est-à-dire cloisonnés en sous-parties. Cela leur donne de l’autonomie, avec des limites protectrices (qui ne sont pas forcément des frontières).

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Autre principe intéressant, celui de la transparence, qui est liée au local (on connaît le producteur, on sait que l’on peut lui fait confiance ou non ). Ce qui va de pair avec un lien social fort, à la différence du système alimentaire industriel.

« Le virage va être serré », prévient Pablo Servigne. « Si on veut retrouver de la résilience, il va falloir perdre en efficacité : refaire des stocks (ce qui est plus coûteux que la politique du flux tendu), trouver de la modularité, de l’hétérogénéité, de la diversité (à l’opposé de la rationalisation par la standardisation). D’où baisse du « niveau de vie ».

Pablo énumère les symboles de la résilience : le roseau (qui récupère après la flexion), le caméléon (qui s’adapte), la toile d’araignée (souple et robuste), la fourmi (solidaire, coopérative et capable d’une réponse rapide et auto-organisée), la chenille (qui se transforme en papillon), le cœlacanthe (poisson des profondeurs symbolisant la durabilité).

Revenant à l’agriculture post-pétrole, il souligne la nécessité d’adopter de nouvelles manières de pensée. Cela en s’appuyant sur quatre piliers : « la main », le travail manuel (un plein d’essence = quatre ans de travail humain ; un baril de pétrole = douze ans et demi), avec donc une baisse de niveau de vie ; « la tête » (réfléchir), avec l’exemple de Cuba et du Venezuela, qui ont développé la permaculture pour se nourrir ; « l’arbre », avec la forêt multi-usages et l’agroforesterie ; « les réseaux », l’entraide.

Après cet exposé, pour poursuivre la réflexion, Pablo propose un débat : « à quoi sommes-nous prêts à renoncer » (pour nous adapter à une sobriété inévitable) ?

Les réponses sont diverses. On parle de se déplacer moins, d’expérimenter la vie sans électricité, pour se faire une idée de ce que peut être l’avenir et s’entraîner à de nouvelles pratiques.

Quelqu’un souligne l’esclavage de la voiture, son coût en argent mais aussi en travail (donc en temps, soit une grande partie de la vie), pour l’acheter et financer son usage.

Un autre intervenant insiste sur le lien social (« c’est ça aussi, la résilience ; on peut s’y mettre tout de suite »).

Grégoire le conteur, lui, qui fait des milliers de kilomètres (surtout en train) pour conter et jouer un peu partout, affirme une idée forte : « Même s’il n’est plus possible d’utiliser la voiture, je ne renoncerai pas à la mobilité : j’ai deux jambes, tant qu’elles me porteront je serai mobile. Ce que je porte, c’est la parole, tant que j’ai une langue et deux jambes je la porterait partout où je pourrai. » Il ajoute, malicieux, « j’ai deux ânes pour porter mon sac ».

* * * * *

Voir la conférence de Pablo Servigne et de Raphaël Stevens, co-auteurs de « Comment tout peut s’effondrer ». En avril 2015 à la Maison des Métallos.

Dans l’ordre d’intervention : Raphaël Stevens, Pablo Servigne et Geneviève Azam (Attac), qui apporte son analyse sur le livre et sur la problématique de l’effondrement.

Voir aussi Pablo Servigne sur Mediapart

Epilogue : à chacun de se faire une opinion

Durant le week-end, des personnes se sont dites secouées, déstabilisées, voire angoissées par le scénario présenté par Pablo Servigne, qui remet en cause des certitudes et implique, si on lui donne du crédit, de revoir nos modes de vie.

Jean-Claude, quelques jours après (mail du 1er/12/2015), a fait part de son scepticisme au-sujet de cette analyse. Il parle de « projections paranoïaques et de prédictions apocalyptiques ». Il dit partager le fond du message (« ce modèle de développement est à bout de souffle ») mais récuse la forme de la réponse (trop affective ?). Surtout, il estime que cet exposé « ignore l’incroyable richesse des initiatives foisonnantes de tous horizons » et selon lui les conclusions font l’impasse sur la responsabilité de la politique : « Le « c’est trop tard » condamne toutes les alternatives qui se construisent mais, pire, implicitement décourage toute tentative pour éviter l’effondrement. »

Quoi que l’on pense de cette réaction, le mérite de l’intervention de Pablo Servigne est sans doute de souligner l’incohérence du système de croissance illimitée, sur lequel est basée notre société, et d’inciter à la réflexion sur un autre système possible.

Le débat reste ouvert.

CHAMBRE D’AGRICULTURE DU PAYS BASQUE : « Relocaliser c’est prendre en main la réflexion, l’élaboration de projets »

La création, en 2005, de la chambre d’agriculture du Pays Basque, ou plutôt d’Euskal Herriko Laborantza Ganbara, est à la fois la suite de trente ans de construction d’outils alternatifs et le passage à une nouvelle étape.

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Sainte-Engrâce, dans la Soule. Photo Lefrancq, Wikipédia, CC BY-SA 2.5

Née il y a dix ans, Euskal Herriko Laborantza Ganbara a réussi son pari d’apporter au monde paysan du Pays Basque des services, la mise en place en commun de projets de fond mais aussi une liaison avec l’ensemble de la société civile. Son président, Michel Berhocoirigoin, est venu présenter cette démarche lors des 3es Rencontres des Ami.es de François de Ravignan, le dimanche 23 novembre 2014 à Greffeil.

« Le mouvement paysan du Pays Basque », dit-il, « est lié à un mouvement social plus large. Depuis 40 ans il y a un processus de construction d’outils alternatifs adaptés au territoire, avec une finalité et un fonctionnement différents de ce qui existe. »

Le choix du territoire contre le productivisme

Michel Berhocoirigoin insiste sur un choix stratégique au départ, dans les années 70, qui s’est fait autour de la filière brebis laitière, un choix qui a été par la suite confirmé régulièrement. Cette filière est l’activité principale d’environ la moitié des paysans du Pays Basque et de plus de 90 % des fermes de montagne. Les termes du choix étaient les suivants : Aller dans la logique productiviste, avec des races exogènes plus productives ? C’était l’option de la FDSEA (Fédération départementale des syndicats d’exploitants agricoles, le syndicat « majoritaire » en France), qui disait : il faut rattraper le retard (de productivité) par rapport aux Aveyronnais en brebis et par rapport aux Bretons pour les autres productions. Ou bien fallait-il faire un choix lié au territoire, aux races locales, à l’Appellation d’origine contrôlée, aux cahiers des charges, c’est-à-dire à une stratégie de qualité, de valeur ajoutée, de territoire… C’est cette deuxième option qui l’a emporté, non sans une « grande bagarre » au sein du monde paysan.

Cela s’est traduit notamment par la mise en place de l’AOC Ossau-Iraty (fromage de brebis du Pays Basque et du Béarn). Puis par la construction, « toujours avec des mouvements conflictuels », de cahiers des charges plus exigeants, plus rigoureux, sur les systèmes alimentaires (des brebis).

Des outils alternatifs et une cohérence globale

L’axe choisi, celui du territoire, « sera la référence pour tout ce qui va se faire après ; notre histoire récente prend sa racine là. Ce choix a structuré jusqu’à aujourd’hui, et on l’espère durablement, le paysage et l’agriculture du Pays Basque. »

Et Michel Berhocoirigoin énumère les réalisations qui ont suivi :

– L’Afog (Association de formation à la gestion), centre de gestion autogéré par les paysans, où chacun maîtrise sa comptabilité, avec beaucoup d’échanges entre adhérents et un suivi en groupe de la comptabilité-gestion. A l’opposé, donc, des centres de gestion classiques du réseau chambres d’agriculture où les clients sont consommateurs d’un service, et où on leur dit, de façon dirigiste, « faites ça ».

– Le GFAM (Groupement foncier agricole mutuel). Créé au début des années 80 pour acheter une ferme et y installer un paysan, il s’est perpétué et développé : il est aujourd’hui propriétaire d’une vingtaine de fermes, ce qui a permis d’installer autant d’agriculteurs, en majorité des jeunes. Avec l’appui de Terres de Liens, le GFA a changé ses statuts pour devenir une SCA (Société en commandite par actions).

– L’Association des Producteurs Fermiers du Pays Basque, avec la charte de qualité Idoki (« montre les cartes ») qui a pour principe de base la transparence, l’ouverture de l’exploitation.

– Le Civam Bio, qui accompagne techniquement les agriculteurs bio.

– Le syndicat ELB (Euskal Herriko Laborarien Batasuna), membre de la Confédération Paysanne et qui a fêté ses trente ans en 2013.

Participer d’une institution officielle

« Il y a tout », commente Michel Berhocoirigoin : « les outils de développement, les outils syndicaux, avec les mêmes objectifs, souvent les mêmes gens. C’est clair chez nous : l’avancée vers l’agriculture paysanne doit investir plusieurs terrains. »

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L’assemblée plénière d’Euskal Herriko Laborantza Ganbara.

« Il y a un débat », poursuit-il : « Il y a ceux qui disent « le combat essentiel est le combat politique. Permettre aux paysans de s’adapter et de trouver des solutions à l’intérieur d’un système qu’on ne veut pas, c’est être un peu réformistes, voire collaborateurs du système. » Et, il y a ceux qui disent que le combat politique est inefficace et que l’essentiel est de rechercher des solutions possibles ici et maintenant. La seule réponse, à notre avis, c’est d’investir les deux terrains ! Si on n’est que sur le cadre politique, le jour où éventuellement on aura changé de système, les paysans qu’on voulait défendre auront disparu… Et si on exclut la dimension politique, tout ce qu’on peut faire sera récupéré et recyclé par le système. Il faut les deux ! Il faut résister et construire des alternatives. Ces alternatives doivent préfigurer le système qu’on souhaite et, en même temps, permettre aux paysans de tenir le coup. »

Michel Berhocoirigoin en vient à la chambre d’agriculture : « Par rapport à toutes ces créations, il nous semblait qu’il manquait une pièce maîtresse. La chambre d’agriculture est un outil public, que nous devions nous réapproprier ; elle est la voix du monde paysan, elle doit être au-dessus des intérêts privés et individuels ; elle est financée par tous les paysans, c’est notre outil. (…) Et puis on s’est dit : il ne faut pas que les démarches alternatives restent confinées au secteur associatif et militant. Elles doivent aussi faire partie du socle d’une institution officielle ; il ne faut pas laisser l’officiel à l’agriculture industrielle. »

La chambre d’agriculture du Pays Basque, ou plutôt Euskal Herriko Laborantza Ganbara, a été mise en place en 2005 (voir l’encadré ci-dessous sur les péripéties du processus de mise en place).

Elle s’est tout de suite mise à travailler, à partir de deux axes : du service, individuel ou collectif, pour répondre aux problèmes concrets des paysans ; et la mise en place de projets de fond sur l’agriculture paysanne.

Avec quatre principaux chantiers, quatre conditions pour aller vers l’agriculture paysanne :

– Le cadre politique.

– La transmission et l’installation.

– Les systèmes de production (autonomie, économie d’intrants, biodiversité…) et la construction de valeur ajoutée (accompagnement des démarches collectives : mise en place d’une filière bovins viande « né, élevé et abattu au Pays Basque » ; blé panifiable ; huile végétale alimentaire ; cerise).

– Le territoire, le développement rural, l’aménagement du territoire, la montagne, l’eau.

Euskal Herriko Laborantza Ganbara fonctionne avec une assemblée plénière de tous les collèges (exploitants, anciens exploitants, salariés, associations de consommateurs, associations de défense de l’environnement, associations impliquées dans le développement local, association des Amis de EHLG) chaque deux mois. Il y a recherche de consensus, puis un vote « pour acter le consensus ».

Le budget est d’environ 700 000 € par an ; il s’appuie sur des « cotisations volontaires non obligatoires », en fait sur un millier de personnes qui soutiennent la démarche et qui versent au total entre 180 000 et 200 000 € par an ; le reste des recettes provient de prestations de services et d’appels à projet avec les collectivités.

Le nouvel organisme, qui vient de fêter ses dix ans, a gagné sa légitimité : lors des appels à projet, il l’emporte souvent face à la Chambre d’Agriculture des Pyrénées-Atlantiques. Par ailleurs, dit Michel Berhocoirigoin, il y a dans l’administration, les collectivités territoriales (Région, Département), lagence de bassin, des gens, parfois issus du milieu paysan, « qui en ont ras la casquette du pouvoir des chambres d’agriculture, de leur discours borné, corporatiste, et de leurs blocages par exemple en matière de qualité de l’eau, de biodiversité, de Natura 2000, et qui veulent avancer. »

* * * *

Une stratégie de construction d’un pays

La bagarre pour la mise en place de la chambre d’agriculture du Pays Basque s’est située dans une « stratégie de construction du pays », souligne Michel Berhocoirigoin. Lui et ses amis ont commencé par créer un mouvement social autour du projet, avec les paysans, les consommateurs, les élus… Il fallait englober les diverses problématiques : l’alimentation, l’agriculture, la nature, les paysages, les relations paysans-citadins. « ça a pris, les gens ont adhéré. »

Vis-à-vis des pouvoirs publics, les choses bien sûr étaient moins simples : « L’État français, on le sait, il n’entend rien, il ne cède jamais ».

Les diverses propositions ont essuyé, chaque fois, un refus, « dans l’espoir d’étouffer la chose ; mais au contraire, ça l’a renforcée. »

A un moment, en 2002, « on a failli gagner » : le gouvernement a nommé une mission de hauts fonctionnaires, qui a étudié le projet ; mais l’APCA (Assemblée permanente des chambres d’agriculture, contrôlée par la FNSEA) a fait blocage.

« Alors on a dit : on va la créer ». Les partisans du projet de chambre d’agriculture du Pays Basque (l’ELB étant le noyau dur) ont mis en place des groupes de travail, ouverts à tous, et ont rendu publics leurs travaux. Pas de réaction des institutions ; elles pensaient peut-être que cela n’aboutirait pas.

Le projet a bénéficié de la solidarité basque : le syndicat ouvrier Ela (Eusko Langileen Alkartasuna), du Pays Basque du Sud, a dit « vous avez la bonne stratégie, celle de la confrontation démocratique » et a soutenu le projet en achetant le local et en le mettant à disposition.

Le moment venu de l’inauguration, prévue le 15 janvier 2005, les invitations ont été lancées, y compris au sous-préfet, aux maires, aux élus. Le préfet a alors décrété la démarche illégale, a écrit aux maires pour leur demander de ne pas aller à l’inauguration ; le Parti Socialiste a demandé à ses élus de ne pas y aller. Mais le jour de l’inauguration, de nombreux maires du Pays Basque étaient présents (les deux tiers avaient pris position favorablement) ainsi que des élus socialistes (certains ont été exclus du PS puis réintégrés…).

Lors de la construction du projet, un travail juridique avait conclu qu’il ne fallait pas utiliser le terme « chambre d’agriculture », qui est protégé. C’est pourquoi a été simplement utilisée la traduction basque, Euskal Herriko Laborantza Ganbara (chambre d’agriculture du Pays Basque) : « puisque l’État français ne reconnaît pas la langue basque, il ne peut pas nous reprocher cette appellation. » Les paysans et les citoyens basques, eux, en connaissent tout à fait la signification.

Le préfet a porté plainte contre un organisme qu’il estimait illégal et créant la confusion avec une institution publique. Les responsables d’Euskal Herriko Laborantza Ganbara se sont défendus en argumentant que ce qu’ils construisaient était différent : ils faisaient de la formation et de l’accompagnement des paysans, ce qui n’est pas un monopole des chambres d’agriculture ; leur organisation était différente, avec une représentation des paysans, mais aussi des consommateurs, des défenseurs de l’environnement… L’État a perdu ses procès, au tribunal correctionnel puis en appel, et il a abandonné les poursuites.

 

ARDELAINE : Créer de l’activité sans perdre le lien au territoire

A Saint-Pierreville, une vallée ardéchoise revit, autour de la filière laine mais pas seulement. Ardelaine, à chacune de ses étapes stratégiques, a privilégié son imbrication avec le territoire.

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Photo Ardelaine

Avec l’idée de relancer la filière laine en Ardèche, il y a quarante ans, l’équipe d’Ardelaine (à Saint-Pierreville), s’est donné surtout pour objectif de créer de l’activité sur un territoire. Un projet qui a porté ses fruits comme l’ont expliqué deux des co-fondateurs d’Ardelaine, Béatrice et Gérard Barras, lors des 3es Rencontres des Ami.es de François de Ravignan le samedi 22 novembre 2014 à Greffeil.

Au départ, ils étaient un groupe de sept et avaient mené un chantier de réhabilitation d’un hameau ancien dans les gorges de l’Ardèche, avec des jeunes, autour d’une pédagogie coopérative. A la même époque, ils ont découvert la situation de l’élevage local, avec des éleveurs travaillant beaucoup pour de maigres revenus. Ils avaient été choqués de voir que ces éleveurs jetaient la laine sur les tas de fumier, parce que personne ne l’achetait.

Dans le cours de leur réflexion, ils sont tombés sur une ancienne filature de laine, fermée depuis les années 60 ; il y avait encore les machines. C’était une petite filature locale, de service aux paysans, dont les produits étaient vendus 50 km à la ronde.

En 1975, l’équipe décide d’essayer de faire quelque chose à partir de la filature, dans l’idée d’une restructuration de la filière laine. « Nous étions sans le sou », dit Béatrice, « sans les savoir-faire, il fallait faire le pas dans l’économie, voir quels produits fabriquer, à qui les vendre, connaître les règles en vigueur… Il nous a fallu sept ans pour mener à bien le projet. »

Une vallée devenue « no future »

« Nous avons eu un autre choc », poursuit Gérard : « Dans cette vallée, il y avait des ruines partout, les jeunes étaient partis dans la Vallée du Rhône, c’était vraiment no future. »

Ils sont allés voir les agriculteurs qui jetaient la laine et ont vu qu’ils avaient du mal à trouver des tondeurs : « Nous avons appris à tondre, pour rendre ce service. » Découvrant peu à peu la réalité de la filière, ils ont vu que celle-ci était en plein processus de destruction : « On était en train de désindustrialiser sans le dire, de mondialiser ; les premières industries à disparaître ont été la laine et la sidérurgie. On changeait d’échelle, les laines se jetaient parce que l’on passait, en France, d’un gros industriel qui devait pouvoir traiter une tonne par jour à une usine qui traitait dix tonnes par jour, avec donc un besoin de produits homogènes. Il y avait 40 races en France, une moyenne de 100 moutons par troupeau avec des mélanges de races pour la viande : on ne pouvait pas fournir l’industrie à cette taille-là. »

Le groupe a donc appris à classer les laines, à la tonte, pour éviter qu’elles se mélangent : « c’était le mélange, le problème. » Chacun faisait une petite formation et allait tondre.

Un jour, dans une réunion de promotion pour une douche pour les traitements anti-parasitaires des moutons, ils se sont aperçu que les moutons étaient traités au lindane, un produit très toxique (aujourd’hui interdit). Ils ont alors décidé de payer plus cher la laine non traitée : « Nous avons été les premiers à parler de commerce équitable Nord-Nord. A l’époque, on parlait chinois. »

Une clientèle dans le circuit court

En 1982, donc, ils ont créé une Scop. Ils commençaient à connaître la filière ovine. Ils avaient des compétences et des métiers : « Une méthode nous a amenés à ce que nous sommes aujourd’hui : chacun de nous avait une formation différente (institutrice, mécanicien, gestionnaire, technicien agricole, compagnon maçon, architecte, orthophoniste) et nous faisions des synthèses ensemble. »

Tout en continuant dans leurs métiers respectifs ils ont mutualisé leurs revenus et partagé les investissements (les logements, une automobile, la nourriture) pour pouvoir économiser 20 % de leurs ressources et ainsi se donner des moyens pour investir dans la coopérative.

Le choix, pour la structure à créer, a été celui de la Scop. Son principe est que 45 % des bénéfices restent dans la Scop, 45 % vont aux salariés et 10 % peuvent être versés en dividendes. La Scop a toutefois un inconvénient, c’est que le bénévolat y est interdit.

La première production de la Scop a été des matelas : ils demandaient un savoir-faire simple et peu d’investissements. Puis la gamme a été élargie avec des oreillers et des couettes. On est ensuite passés aux vêtements, ce qui était plus compliqué. Pour apprendre, les fondateurs d’Ardelaine sont allés voir des professionnels en place (« nous avons toujours été bien accueillis. »)

La commercialisation, au début, s’est faite sur les marchés locaux, ce qui ne suffisait pas. Ils sont donc passés aux foires bio (qui démarraient) : « là, nous avons trouvé une clientèle, qui nous a permis de nous développer. » En circuit court, le contact avec l’acheteur final est direct, il faut donc beaucoup expliquer ce que l’on fait : « ça marchait. »

Plutôt que de devenir « des forains », faire venir les clients

En 1989, l’équipe faisait tous les salons bio de France mais aussi six salons dans les pays européens voisins. « Nous sommes devenus des forains européens », estime Gérard. « On dit : dans toutes les entreprises il faut garder la main sur le commerce, c’est le pouvoir absolu ; en fait, nous étions devenus des commerciaux, nous n’avions jamais voulu çà. Nous avons alors réfléchi et nous avons dit « stop ! La France suffira, on va faire venir les clients ». Et nous sommes revenus au patrimonial, nous avons créé un musée ; nous avions, avec la vente par correspondance, l’outil de communication, les gens sont venus, nous sommes arrivés en cinq ans à 20 000 personnes par an et ça ne s’est jamais arrêté. »

Quelle échelle : artisanale, industrielle ?

L’expérience a toutefois montré qu’il y a « des tailles limite et des vitesses de croissance. » Gérard explique : « Quand nous sommes devenus visibles, nous avons intéressé les gros. L’authenticité française fait un malheur au Japon et nous avons eu une offre de marché dans ce pays. Nous avons refusé. La Scop est assez égalitaire ; pour répondre à ce marché, il aurait fallu avoir un atelier spécialisé, avec un système de production qui aurait cassé le groupe. Aujourd’hui, nous travaillons en contrat avec 250 éleveurs sur trois départements, nous tondons 50 000 moutons par an et nous traitons 70 tonnes (à ce moment-là, c’était 30 tonnes). Si vous avez une croissance brusque de 20 %, comment vous faites ? Si vous êtes vraiment dans la qualité, vous ne pouvez pas ; si vous le faites, cela veut dire que vous trafiquez d’une manière ou d’une autre. Si nous nous étions agrandi, il aurait fallu descendre dans la vallée, pour trouver un terrain plat ; et puis si vous suivez cette logique et si cinq ans après les Japonais arrêtent, vous êtes foutu ; ou alors vous allez dans la Vallée du Rhône et alors il vaut mieux prendre les laines d’Australie, c’est beaucoup plus simple. »

LANCEMENTblog

La Scop a régulièrement embauché des salariés, un à deux tous les ans. Il y en avait 12 en 1990, aujourd’hui ils sont 50. « Nous avons toujours eu une dynamique d’investissement et de création d’activité », dit Béatrice.

Tous les dix ans il y a eu de gros investissements : le musée ; l’amélioration de la production et des conditions de production ; en 2010 un café-librairie a été ouvert avec aussi des activités pédagogiques pour pouvoir développer l’aspect culturel et une partie sur le développement alimentaire ; les productions locales ont été mises en valeur dans un restaurant (10 000 repas par an) et une conserverie de produits bio et locaux.

A la question de Pascal sur le lien entre la relocalisation et le type d’outils, traditionnels ou plus industriels, Gérard répond : « Nous avons, à plusieurs étapes, réfléchi à l’utilisation des savoir-faire anciens. En fait, nous avons un projet social, pas un projet artisanal, nous voulons agir sur le territoire. Et notre projet n’est pas à la taille du travail à la main à l’ancienne. Nous avons un modèle de développement qui n’est pas industriel, qui n’est pas non plus de l’artisanat individuel ou familial, mais ça reste artisanal. Il y a beaucoup de travail manuel, comme le but est de créer de l’emploi on n’automatise pas. » Ardelaine a toujours de vieilles machines et d’autres plus modernes.

Gérard se dit « anti-industriel primaire » : « Nous ne voulons pas devenir industriels ; ce qui nous intéresse c’est d’avoir une intégration sociale et humaine d’une filière. Nous discutons les contrats avec 250 éleveurs et d’un autre côté nous avons 3 000 clients solidaires, qui sont intervenus dans le financement. Le modèle économique, c’est d’articuler tous les usagers, nous-mêmes étant le moteur central. »

« Nous avons vu le paysage se transformer », dit Béatrice. « Il y a eu un apport de jeunesse et de revenu ; la mentalité a changé, on a vu l’impact sur les écoles, la vie associative. Le Saint-Pierreville d’aujourd’hui n’a rien à voir avec celui des années 70. » Le village compte 110 emplois, la moitié à Ardelaine, l’autre à la maison de retraite. Et, autre sujet de fierté, aujourd’hui il y a une crèche dans le village.

En savoir plus sur Ardelaine.

Notre assiette dessine le paysage

Présentation par Pascal Pavie (2008).

Texte (plus bas) par François de Ravignan, à qui nous avons demandé de nous préfacer notre livre « Manger bio. Pourquoi ? Comment ? Le guide du consommateur éco-responsable » (Pascal Pavie et Moutsie, Editions Edisud, 2008) et à qui nous avons demandé de faire un article avec ce titre !

COUV MANGER BIO

François de Ravignan est agro-économiste mais il est avant tout l’ami des petits paysans. Ces quelques décennies ont été particulièrement tristes pour la paysannerie de terrain : elle a perdu les cinq sixièmes de ses effectifs en cinquante ans, la dimension moyenne des exploitations est passée dans le même temps de 17 hectares à plus de 54 hectares de nos jours. Mais peut-être pire que cela c’est toute la civilisation paysanne de notre société qui a presque disparu. Dans ces moments difficiles, quand tout le gotha intellectuel de l’agriculture courait après le productivisme et la modernité, raillant les archaïsmes de la ruralité, il en fut un (et peu d’autres) qui alertait aux dangers de cette destruction, qui critiquait le modèle de développement aussi bien ici que dans les pays dits du tiers monde. (« La faim pourquoi ?« , Editions La Découverte). En avance sur notre temps, François comprit que la technique ne résout en rien les problèmes de la faim et de la pauvreté. Il fut et il est un soutien intellectuel et moral à ce petit peuple qui, contre vents et marées, désire s’installer à la campagne sur de petites unités, il participe ainsi à l’Adear (Association pour le développement de l’emploi agricole et rural), compagnon de route de la Confédération Paysanne, ses études de terrain nous ont permis de comprendre les ravages de l’agriculture industrielle sur le paysage (« Comprendre un paysage« , Editions de l’Inra) et dans la société (« L’avenir d’un désert« , Editions de L’Atelier du Gué) et donc l’importance d’installer. Fondamentalement il récuse le mythe des bienfaits du productivisme y compris sur la production (« L’intendance ne suivra pas« , Ed. La Découverte) et participe activement à La Ligne d’Horizon qui vient d’organiser (27-30 novembre 2008) le colloque international d’Albi sur l’agro-écologie avec un succès étonnant (400 participants) et réconfortant.

Le texte ci-dessous doit nous faire comprendre que la politique agricole d’un pays dessine le paysage mais il est aussi le reflet d’une société et des membres qui le composent. Ainsi, acheter du mouton d’Australie implique bien la disparition de l’élevage ovin en France, l’enfrichement des garrigues ou d’autres régions, la disparition de nombreux éleveurs et ce qui s’ensuit dans l’aménagement du territoire. Il en est de même pour tous nos achats, si nous n’achetons plus de Banyuls les terrasses de cette région disparaîtront, tout aussi bien si nous ne consommons plus de poulets et bœufs industriels la monotonie des champs de maïs béarnais et des plaines céréalières s’estompera. Ainsi les Amap, les marchés locaux ont toute leur importance non seulement pour notre santé mais aussi pour celle de la terre (devise de Nature et Progrès).

Un paysage dans mon assiette ?

Par François de Ravignan

Photo JMW_20 09 2006 la fête à Monsanto à carcassonne

Une spécialiste de permaculture de ma région avait intitulé un de ses ouvrages « Paysages édibles des Pyrénées audoises« , trouvant peut-être que l’adjectif anglais edible exprimait mieux que le français comestible ou mangeable le caractère appétissant d’un paysage. Le projet de la permaculture était, selon elle, de réaliser des micro-paysages où tout était utilisable par l’homme et, de plus, spontanément reproductible. Lorsque l’on se trouve, par exemple, dans un lakou haïtien, à savoir l’espace complanté qui entoure une habitation, on découvre, à l’abri de grands arbres d’ombrage créant un microclimat et produisant parfois eux-mêmes des fruits comestibles, des bouquets de bananiers, des caféiers… et à l’étage inférieur, haricots, patates, manioc, ignames, piments… ; enfin des animaux tels que cabris ou porcs s’abritent dans cet espace nourricier…

Plus près de nous, mon jardin avec ses marges constitue, lui aussi, un paysage édible : je puis y descendre cueillir une soupe d’herbes et légumes verts, voire mettre un point d’honneur à la composer au printemps de dix espèces différentes. Mais s’il subsiste ainsi, dans nos Corbières désertifiées, quelques jardins capables de solliciter l’appétit, ce n’est plus le cas du paysage d’ensemble, qui exprime plutôt la déréliction. Ce caractère nous a poussés, un collègue et moi, à engager une recherche qui montre que les labours ont diminué des deux tiers depuis le milieu du XIXe siècle et que l’agriculture produit 40 % de calories alimentaires de moins qu’à cette époque. La petite région ne pourrait même plus se nourrir avec ses productions agricoles et ne présente guère d’excédent notable, sinon en vin.

C’est encore davantage le cas de la plaine languedocienne, de part et d’autre de Carcassonne, où l’on pourrait à la rigueur parler d’un paysage buvable, puisque la monoculture viticole s’y est affirmée depuis plus d’un siècle. Mais l’agriculture diversifiée qui y prévalait autrefois n’est même plus un souvenir. Un ami originaire d’Argeliers nous a parlé de la faim qui y régnait au temps de la seconde guerre mondiale, faute de production alimentaire locale. Aujourd’hui, ce paysage de vignes est mité de parcelles abandonnées ou en voie d’arrachage, révélant la fragilité congénitale de toute monoculture.

Autre  « horreur économique » que ce paysage du Béarn, aux alentours de Pau, que je traverse lorsque je visite mon pays d’origine, devenu hélas un bloc de maïs. Des amis, pèlerins de Compostelle, m’ont dit l’ennui profond qu’ils ont éprouvé à cheminer des journées entières dans un tel environnement, où plus rien n’évoque la spontanéité de la nature et où seule la laideur des silos métalliques vient rompre la monotonie des cultures. Nulle envie de goûter de ce maïs d’ailleurs destiné au bétail : où sont nos vieilles cruchades, escautons et autres mesturons 1? Un tel paysage ne révèle plus que la médiatisation de la nourriture par l’argent : nous voilà bien loin de l’assiette !

Vous me direz que lorsque je vais acheter des œufs chez ma voisine (non calibrés bien sûr !) je sors aussi mon porte-monnaie. Oui, mais là n’est pas l’essentiel : ici l’achat est prétexte à conversation, échange de nouvelles, voire de recettes, à travers lesquelles se noue une relation. C’est ce que redécouvrent aujourd’hui les partenaires des Amap2, dont les maîtres mots pourraient être justement relation, mais aussi enracinement et proximité. Est-ce cela que recherchent aussi, parfois confusément, ces si nombreux ménages qui viennent aujourd’hui s’installer dans les campagnes françaises 3? Au-delà des inconvénients qu’un tel mouvement peut présenter sur le plan des disponibilités foncières, de l’esthétique des villages ou de la circulation automobile, n’est-il pas aussi une chance pour l’établissement de circuits courts d’échanges alimentaires, tendant peu à peu à remettre le paysage dans son assiette… et dans la nôtre ?

1 Respectivement, bouillie de maïs blanc ; pâte de maïs moulée que l’on consomme soit frite, soit arrosée de lait ; petit pain à base de maïs.

2 Amap : associations pour le maintien de l’agriculture paysanne, à savoir groupes de consommateurs en relation avec un ou plusieurs paysans qui les approvisionnent régulièrement.

3 En Languedoc-Roussillon, du fait de l’immigration principalement d’origine française, la population rurale se renouvelle plus vite que l’urbaine, d’environ un tiers tous le dix ans.

Une lettre d’Antoine suite aux Rencontres 2015

Les territoires ruraux dont nous faisons partie ne sont pas des déserts d’activités, des déserts culturels ou bien économiques comme le prétendent certains. Ce sont au contraire des lieux où la créativité et l’innovation foisonnent. Car dans ces territoires si l’on ne fait rien, rien ne se passe.

Alors chacun prend sa part de responsabilité dans l’animation de l’espace qui l’entoure, créant ce qu’il souhaite voir émerger autour de lui, ce qui lui paraît important d’exister dans son entourage. Pour certains ce sera des spectacles, du théâtre ; pour d’autres ce sera du social, de l’insertion ; ou encore, créer son activité professionnelle tout en y intégrant une envie de travailler autrement, de gérer une entreprise à plusieurs (comme le proposent les SCOPs), etc.

Bref toutes ces initiatives additionnées font ce qu’est notre territoire de la Haute Vallée de l’Aude actuellement… l’endroit que nous avons choisi pour vivre.

Il est clair que le tissu associatif et les activités économiques présents dans la Haute Vallée sont indispensables au bien-être de tous, de par l’existence des services qui découlent de leur existence et du dynamisme qu’ils impulsent sans forcément sans rendre compte.

Cependant il n’existe pas actuellement une réelle synergie entre les différents acteurs du territoire, une concertation sur les actions qu’il serait possible de mener à plusieurs. Le dynamisme et les services qui attirent et séduisent les nouveaux arrivants dans la vallée sont quasi-exclusivement le fruit d’actions souvent menées de manière individuelle par une entité ou une autre.

C’est partant de ce constat qu’est née la volonté de créer une dynamique commune à tous les acteurs locaux. Nous rassembler, nous qui prenons part à la vie locale, pour mieux nous connaître, pour partager nos envies, nos visions, nos objectifs ; voilà qui pourrait donner une autre dimension à nos actions. C’est une force pour chacun de savoir qu’il est entouré par d’autres qui œuvrent dans le même sens…

Bien sûr nous avons tous des champs d’action qui nous sont propres, nos intérêts particuliers, mais si l’on se rencontre pour échanger il est fort probable que l’on se rende compte que nous avons aussi de nombreux point communs.

Alors si le seul fait de se rassembler peut mener à ce que naisse une nouvelle dynamique dans la Haute Vallée ou du moins renforce celle existante, pourquoi ne pas tenter le coup ?

Si vous pensez partager avec nous l’idée que nous pourrions tous y gagner à fonctionner en réseau ou que l’idée de rencontrer les personnes qui sont aussi porteurs de projet dans la Haute Vallée (et qui sait, peut être dans le même domaine que vous) vous plaît, venez nous retrouver.

Le collectif pour une mise en réseau des acteurs de la Haute Vallée de l’Aude.

La longue et mouvementée genèse du Carnet de campagne en Turquie

En février 2009 nous avions le grand plaisir de partir avec François de Ravignan pour un voyage d’approche de l’agriculture en Turquie. Nous étions loin d’imaginer que ce petit périple serait un des tout derniers de François alors qu’il s’inscrivait dans un programme d’études sur l’évolution de l’agriculture dans l’ensemble des pays nouvellement entrés dans l’Union Européenne ou désirant y rentrer. Notre ami avait commencé en 2007 par un tour en Pologne dont nous avons le témoignage dans son livre « Carnet de voyage en Pologne« 1.

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Le choix de la Turquie était de mon fait, la Confédération Paysanne m’avait demandé en 2003 de me rendre au congrès d’un tout nouveau syndicat paysan « çiftçi sen » et d’établir un rapport préalable à l’adhésion de ce syndicat au mouvement Via Campesina2. Au-delà des contacts avec un mouvement de défense des petits agriculteurs, j’avais découvert l’agriculture d’un pays passionnant et dans une inquiétante mutation.

Le gouvernement de la Turquie frappait aux portes de l’UE et personne ne se souciait du devenir des millions de paysans dans cet avenir supposé radieux. Pourtant la Turquie compte à elle seule environ 9 millions d’agriculteurs, presque autant que les 25 pays de l’Union Européenne, soit environ dix millions. L’entrée dans l’Union Européenne n’était qu’une étape sur l’autoroute du libéralisme qu’avait décidé d’emprunter la Turquie dès le coup d’état de 1980. La destruction de l’édifice agricole, mis en place lors de la révolution de Mustapha Kemal (Atatürk) en 1924, commençait à produire ses effets sur la société et l’économie turque.

Ce ne fut pas chose facile de dégager une dizaine de jours dans l’emploi du temps de François, tant ses engagements par monts et par vaux étaient multiples et tant les sollicitations étaient nombreuses. Notre chercheur était partie prenante de la Confédération Paysanne, de l’Adear3 où il occupait pleinement sa fonction d’administrateur, il encourageait également l’émanation d’une maison paysanne à Limoux dans l’Aude. Membre fondateur de l’association La ligne d’horizon4, il a participé pleinement au colloque international sur l’agroécologie d’Albi en 2008. Le sort des paysans sans terre en Inde lui tenait aussi à cœur et il participa aux marches d’Ekta Parishad5 et aux formations agricoles de l’association Solidarité en Inde avec Jean-Louis Bato notamment. Il est impossible de citer toutes les interventions de François, les aides qu’il apportait aux uns et aux autres, ainsi que ses engagements de chrétien. Toujours est-il qu’il décida de se rendre en Turquie et qu’il assuma pleinement l’organisation et le suivi de ce voyage d’étude jusqu’à la rédaction du rapport qui devait devenir les « Carnets de campagne en Turquie« , faisant suite à la Pologne. François ne faisait pas les choses à moitié, je l’avais déjà constaté en 1988 lors d’un voyage en Andalousie où nous avions pu découvrir la réalité des ouvriers agricoles et les luttes d’un syndicat ignoré à l’époque : le SOC6. Il est peu de dire l’intérêt d’un voyage avec François tant son regard sur le pays, le paysage, les paysans et les gens était multidimensionnel dans l’espace et le temps. Il n’est nullement gênant de confier qu’au-delà de l’aspect intellectuel et militant parfois fastidieux de toutes nos rencontres, ce fut un véritable bonheur de traverser un petit bout de ce pays avec lui. Entourant l’observation des paysages, l’écoute de nos interlocuteurs, François poussait la compréhension des choses par sa propre culture de l’histoire, des civilisations, de la géographie, de la sociologie rurale apprises dans ses voyages et ses lectures. Sans oublier sont écoute pour les « petites gens », l’épicière, le paysan, l’étudiant… Pas de bavardage, des échanges, de ceux qui apprennent et enrichissent. Entre deux étapes, la joie pouvait s’installer, l’agro-économiste nous entraînant à chanter une chanson française et poussant nos amis turcs à faire de même.

En novembre 2010, nous apprenions que François avait une tumeur maligne au cerveau. Peu à peu une partie de notre ami disparaissait, la mémoire défaillait et il fallut suspendre la rédaction de ce carnet de campagne qu’il nous avait soumis pour relecture et complément. Le 10 juin 2011, dans un immense chagrin, nous devions faire nos adieux à François. Ce petit village des Corbières, sa petite église, son petit cimetière, ses amis résumaient au fond la vie de cet homme.

Depuis cette date nous sommes toute une équipe qui désire continuer le travail entrepris par lui. Des rencontres furent organisées en juin 2012 dans l’Aude durant lesquelles nous avons rencontré Jean-Marc Luquet, éditeur et militant avec François de Ravignan à La Ligne d’Horizon. Jean-Marc nous a demandé si nous pouvions achever l’ouvrage entrepris sur la Turquie. Les carnets de campagne en Turquie devaient paraître…

Dans ce contexte nous avons décidé de ne pas toucher au corps du manuscrit mais d’y adjoindre quelques informations et annexes dans une double préoccupation : ne pas changer l’écriture de François et ses observations, mais aussi ne pas en faire un ouvrage posthume. L’intérêt premier de ces carnets est la découverte de l’agriculture turque, ce fut le but de ce voyage ensemble et nous voulons que cela le reste.

Bien sûr, certains chiffres concernant l’agriculture sont actualisés car le temps a passé… mais cela ne change en rien les tendances observées et une nouvelle lecture des paysages turcs en 2013 ne ferait que confirmer les observations de François. Il s’agit finalement pour nous d’une grande satisfaction de terminer le travail engagé en 2009. Les perspectives d’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne semblent s’éloigner, mais les traités de libre-échange pour les produits agricoles n’ont pas changé pour autant. Les volumes importés et exportés restent sensiblement identiques. Les destinations évoluent peu à peu avec une réorientation du commerce vers le Moyen Orient, mais les effets sur l’agriculture turque sont sensiblement les mêmes.

Au-delà, finir ce carnet de campagne en Turquie représente une marque d’amitié pour un petit homme qui restera pour nous parmi les grands. Car François de Ravignan était petit par son affabilité, proche des gens, il a toujours refusé de rester perché sur son piédestal de chercheur. Il refusait de s’enfermer dans un bureau, dans une université ou dans les locaux de l’Inra, institution où il passa une grande partie de sa carrière. Ainsi il obtint l’autorisation de l’Institut pour travailler dans son petit village des Corbières où il repose actuellement. Son intérêt pour les exclus n’était pas celui de la charité distante, il voulait vivre avec eux leurs difficultés, leurs projets et leurs espoirs. L’agro-économiste se considérait bizarrement comme paysan ! De son point de vue « est paysan celui qui habite le pays ». Pour l’anecdote je pourrai confier qu’il a ferraillé avec la Confédération Paysanne pour obtenir son adhésion à ce syndicat qui, dans ses statuts, n’acceptait que les agriculteurs patentés. Il fut accueilli par son département sans problème tant il paraissait évident que la présence de François sur le terrain de nos luttes était manifeste. Pour ma part, François était un homme proche. Il participait volontiers aux travaux agricoles, pour tailler la vigne, visiter les ruches, tout était digne d’intérêt. Il était par exemple un des premiers pour aider un éleveur après une tempête à relever les clôtures. Cette proximité était aussi intellectuelle. Il donnait une valeur au travail des paysans, au travail quotidien de ceux qui nourrissent les hommes, à leurs projets, à leurs luttes. Ainsi je peux me permettre de dire qu’il a redonné du sens au métier de paysan, des petits paysans. A l’époque de la modernité et du matérialisme triomphant, ce fut pour nombre d’entre nous un encouragement essentiel.

Photo JMW Marche 07 08 2005 Larzac(4)

Valorisant les actions et l’importance économique d’une petite agriculture qui s’accroche à la terre, à la néo-ruralité en France, François fut souvent qualifié d’archaïque, de passéiste, d’utopiste. Pour nous il était tout le contraire. Prédisant les crises économiques et écologiques, notre chercheur avait une longueur d’avance sur les réflexions à court terme des économistes et des agronomes. François, à travers ses voyages dans le monde, avait vite compris que le système agricole qui s’impose presque dans tous les pays ne peut durer longtemps à cause des limites écologiques et de la casse sociale entraînée par l’exode paysan. Nous ne pourrions que conseiller de lire « La faim pourquoi ?« 7 où François explique bien les limites du productivisme. L’exemple de la Turquie en est une illustration ; il ne suffit pas d’augmenter la production, il faut donner aux habitants les moyens de l’acquérir. L’industrialisation de la production agricole a comme conséquence à court terme d’augmenter certaines productions, mais le plus souvent aussi de chasser les petits paysans. A moyen terme elle provoque donc généralement du chômage, l’épuisement des ressources, la destruction du patrimoine matériel et intellectuel des campagnes.

François n’est plus là mais la justesse de son analyse parait chaque jour plus évidente. Le chômage s’accroît inexorablement en Europe et dans de nombreux pays à tel point qu’en Grèce et en Espagne commence à poindre un phénomène d’exode urbain, de retour vers les campagnes où des liens se retissent vers les cousins paysans, vers le village de la famille qui réapparaît « nourricier » face à la crise. De ringard et d’arrière-garde dans de nombreux pays, le village et le paysan reprennent quelques allures de noblesse.

Une des personnes rencontrées en Turquie, parlant de la place du paysan dans la société turque lors de la révolution de 1924, citait une déclaration du vénéré chef Atatürk : « le paysan est maître parmi les citoyens ». Toute démagogique qu’elle soit, cette phrase marque que les temps ont bien changé durant le XXe siècle. Mais ce qui s’annonce ne remettrait-il pas au devant de la scène la petite agriculture et ses paysans ? Ce n’est pas encore le cas en Turquie bien que quelques signes précurseurs apparaissent. On constate le retour de marchés paysans et même bios à Istanbul, l’agriculture biologique turque réservée à l’exportation commence à intéresser nombre de citadins. Quelques intellectuels « d’avant-garde » que nous avons rencontrés cherchent à construire des réseaux entre citadins et ruraux, à revaloriser les semences et variétés locales, tous les savoirs paysans et, comme le faisait François en France, à reconsidérer la valeur de ce qui se vit en milieu rural. Face aux économistes qui, sur les rapports de l’agriculture turque, considèrent tous qu’il y a trop de paysans en Turquie, que les propriétés sont trop petites, trop morcelées, que le budget de l’État pour l’agriculture doit toujours s’alléger, qu’il y a 20 % d’agriculteurs de trop en Turquie, quelques courageux osent contester ces chiffres. Ils répliquent contre la pensée dominante que la Turquie est riche des ses agricultures, de ses paysans et qu’il faut au contraire leurs redonner les moyens pour qu’ils vivent de leur travail. Ils critiquent le libéralisme, ils demandent à l’État de consacrer de nouveau un budget conséquent à l’agriculture, ils pensent qu’il faut arrêter la baisse des prix agricoles et qu’il faut reconnaître le rôle et la place des petits paysans dans la société. Rien d’autre que ce que François a développé dans ses ouvrages et ses interventions.

Nous ne devions pas arrêter les carnets de campagne sur la Turquie ; François voulait continuer les rencontres avec les pays nouvellement entrés dans l’Union Européenne ; la Hongrie était dans son agenda, nous espérons pouvoir continuer ce projet.

Pascal Pavie

Sur le voyage de François, avec Pascal et Moutsie, en Turquie, lire l’article du Paysan du Midi « Union européenne, quel bénéfice pour l’agriculture turque ? ».

1 Carnet de voyage en Pologne, À Plus d’un titre éditions, 2007.

2 Via Campesina est un regroupement mondial de syndicats paysans. En France, la Confédération paysanne y est adhérente.

3 Association pour le Développement de l’Emploi Agricole et Rural créée par la Confédération Paysanne pour favoriser l’installation et la formation de petits agriculteurs.

4 La Ligne d’Horizon, Les Amis de François Partant est une association qui tente de poursuivre la réflexion de François Partant, économiste critique du développement, notamment par l’organisation périodique de colloques (Voir son site).

5 Ekta Parishad est un mouvement d’inspiration gandhienne fondé en 1991 en Inde par son leader actuel Rajagopal, qui se donne pour buts de défendre les communautés rurales les plus marginalisées et les plus pauvres. De grandes marches sont organisées comme à l’époque de Gandhi pour le droit à la terre et aux ressources naturelles réunissant des milliers de personnes. François de Ravignan participa à l’une d’elles dans la province du Chhattisgharh.

6 cf François de Ravignan, L’espoir déçu des paysans andalous, in Le Monde Diplomatique, mai 1988. Le SOC (Sindicato de Obreros del Campo) est un syndicat défendant les ouvriers agricoles dans le Sud de l’Espagne et réclamant une réforme agraire.

7 François de Ravignan, La faim, pourquoi ?, La Découverte, 2009 (6e édition).

ALAIN MARCOM : Pendant des siècles, le bâtiment a utilisé des savoir-faire « paysans »

Avant l’ère de l’industrie du bâtiment, on construisait les maisons avec des matériaux durables, de proximité, avec des techniques simples à la portée de tous. Cette manière de construire reste possible aujourd’hui.

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Photo Fountains of Bryn Mawr, CC BY- SA 3.0

« Le bâtiment tel qu’on le connaît aujourd’hui, qui fonctionne essentiellement avec des produits industriels, n’est rien par rapport à l’histoire de l’humanité, au cours de laquelle 99 % des gens ont habité des bâtiments non-industriels. Ces bâtiments se sont faits, pendant des millénaires, avec des techniques simples et des matériaux d’extrême proximité, trouvés à quelques dizaines ou centaines de mètres du chantier. ». Alain Marcom, qui dresse ce constat, est maçon à la Scop Inventerre (Francarville, Haute-Garonne). Il est intervenu lors des 3es Rencontres des Ami.es de François de Ravignan le samedi 22 novembre 2014 à Greffeil.

« Celle culture millénaire du bâtiment », poursuit-il, « a servi de substrat aux matériaux industriels. L’industrie est venue siphonner ce savoir-faire que j’ai appelé paysan pour simplifier (mais il est certainement plus ancien que l’agriculture) et qui s’est monté partout sur la planète. »

Bauge, pisé, adobe, torchis

Alain Marcom décrit les quatre principales techniques « académiques » qui sont à la base de la construction en terre.

Première technique, la bauge (« banco » en Afrique de l’Ouest). « C’est de la boue, assez molle, que l’on jette par paquets pour faire un tas et cela finit par faire une maison. » Le mur monte petit à petit ; il a du fruit, c’est-à-dire qu’il est plus large à la base qu’au sommet et il ne monte pas très haut.

Deuxième technique, le pisé. On met deux planches pour faire un coffre (il peut y avoir un système d’écarteurs et de tendeurs). On met 10 à 15 cm de terre foisonnée (accumulée) et on la compacte. Elle est beaucoup plus sèche que pour la bauge : si on ne tape pas dessus elle ne s’agrège pas, on a des espèces de petites boules de terre séparées. On tasse jusqu’à ce que ça sonne le plein, que ça ne se comprime plus. Puis on rajoute 10 à 15 cm de terre, on dame et ainsi de suite. Visuellement, on a l’impression de rangs de briques, en fait ce sont des couches de terre compactée.

Au Maroc, c’est une technique très banale encore très utilisée, surtout dans le Sud, peu industrialisé.

Troisième technique, la brique de terre crue ou adobe, de l’arabe al toub, qui a donné en castillan adobi. Ce sont des briques de terre crue façonnées avec une pâte de terre et de l’eau moulées dans un cadre en bois et séchées au soleil. On peut aussi, dans une fabrication artisanale, constituer une dalle de terre et, avec un instrument tranchant, la découper en carreaux, que l’on laisse sécher au soleil.

L’adobe toulousain le plus fréquent est au format 5 cm d’épaisseur, 28 de large et 42 de long, importé par les Romains. C’est un élément important du renouveau des constructions en terre au XIXe. Encore dans les années 1950, avant l’industrialisation généralisée de l’agriculture, dans la région toulousaine par exemple, tous les paysans utilisaient ces techniques de terre crue. « Il y avait encore la culture de l’autonomie du paysan, y compris en construction. »

La quatrième technique est le torchis. Elle utilise une structure bois, les colombes (déformation de « colonne »), qui sont des poteaux verticaux. Entre les poteaux, on remplit de terre sous différents états de liquidité ou de briques d’adobe. Les gens riches faisaient faire des structures de colombages avec de nombreux assemblages, pour se différencier ; les paysans utilisaient des structures simples.

L’idée de progrès continu n’a pas de sens

Ces quatre techniques sont « les formes académiques » de la construction en terre. Dans la réalité, les formes se mélangent et beaucoup de bâtiments se sont transformés au fil de l’histoire ; chaque génération a ajouté son morceau de bâtiment. A chaque époque, selon le contexte, on a choisi ce qui se faisait de mieux, la terre massive, la brique de terre crue, le torchis.

Alain Marcom cite en passant la pierre montée à la terre, « qui fait partie de ces matériaux de cueillette très anciens. »

En observant l’utilisation des différentes techniques à travers le temps, « la notion de progrès vole en éclats », dit-il.

Ces techniques sont en effet très anciennes. Il cite l’exemple du plus vieux mur en bauge ou en pisé trouvé à l’entrée d’une grotte du sud de la Palestine, chez des populations qui n’avaient pas encore développé l’agriculture. Il daterait d’environ 12 000 ans. Ce mur tient toujours. Certes, il est abrité de la pluie par la roche et il ne porte rien, mais il tient. « Ceux qui ont fait ça savaient ce qu’ils faisaient, la technique était déjà au point ».

Autre exemple il y a 7 ou 9 000 ans à Chypre, avec un mur en adobes. Cette technique a pu venir du Liban, Chypre ayant été colonisée par des populations venues du Liban. Elle aurait au moins 9 000 ans.

Plus près de nous, la Gaule entière d’avant l’arrivée de Jules César était peuplée de villages (il n’y avait pas de villes) avec des maisons en torchis. On estime entre 5 et 10 millions la population gauloise d’alors, sur le territoire français.

« Quand on vient nous dire que la terre, c’est compliqué, il faut savoir la choisir… il y a 2 000 ans, il n’y avait apparemment pas besoin de la choisir. »

Au haut Moyen-Age (fin de l’Empire romain), on construit plus vraisemblablement beaucoup plus en bauge.

Vers 1 700 en France, les nobles, les militaires, les religieux, les commerçants habitent dans la pierre ou la brique mais 90 % de la population urbaine et rurale habite dans le torchis. « C’est une technique assez extraordinaire : on fait des murs d’environ 15 cm d’épaisseur et on peut facilement monter quatre ou cinq niveaux », ce qui donne une densité urbaine importante. « Aujourd’hui, même en béton (qui fait plutôt 18 à 20 cm d’épaisseur), on ne construit pas aussi dense. En plus, on était en encorbellement, chaque étage dépassant de l’étage inférieur : on avait donc une surface habitable occupant la surface complète de la parcelle. Cela avait un intérêt, dans les villes fortifiées où le terrain était limité et cher. »

Au XVIIIe, la pénurie de bois vient changer la donne. Avant l’arrivée du charbon on utilisait le bois pour tout : les maisons, la cuisine, le chauffage, les bateaux, les armes, les outils ; et le charbon de bois pour les forges et les verreries. Du fait du manque de bois, les moins riches se retournent, pour la construction, « vers les techniques plus massives de terre, surtout le pisé et l’adobe. » Avec l’inconvénient de faire des murs plus épais.

Vient le XIXe. Avec le perfectionnement des canons, les fortifications des villes n’ont plus de sens ; la ville peut alors s’étendre, ce qui favorise l’utilisation des techniques anciennes, de terre massive.

Aux débuts de l’industrialisation, le ciment arrive timidement (vers 1820) en Angleterre et en France. Les ravages des deux guerres mondiales et la nécessité de reconstruire ont ensuite été une opportunité pour le béton. En France, après la Libération, c’est le grand départ de l’industrie du bâtiment, sans arrêt jusqu’à nos jours. « Après guerre on a dit : « des Cités des 4 000 partout »*.

Alain Marcom note la particularité de l’Allemagne. Les effets de la guerre y ont été plus durables (avec notamment l’interdiction d’importer du pétrole) ; il y aussi la culture allemande qui fait que le bâtiment c’est l’affaire non pas de l’État fédéral mais des länder. De ce fait, on a préservé des savoir-faire et une stratégie de petites entreprises et de matériaux locaux. Par exemple en Franconie on voit couramment des bâtiments en torchis amélioré (avec plus d’isolant et de matériaux industriels).

Aujourd’hui, dans les grandes villes du monde entier, le béton et la brique ont pris le dessus. Ils s’inspirent de techniques millénaires mais, du fait de l’introduction de procédés industriels, ils n’en ont pas la durabilité. « Jusqu’à l’avènement de l’industrie, le bâtiment était forcément localisé ; on ne cuisait pas, on ne transportait pas les matériaux. Si on l’a fait pendant des siècles, on devrait pouvoir le refaire sans difficulté, » conclut Alain Marcom.

* La Cité des 4 000, construite en 1956 à La Courneuve (Seine Saint-Denis), est le prototype des grands ensembles de la France des années 1960, avec des barres d’immeubles gigantesques.

En savoir plus : Scop Inventerre, Construire en terre-paille.