Baptiste Mylondo. Le revenu inconditionnel : aumône ou reconnaissance de la contribution de chacun ?

Baptiste Mylondo, enseignant en philosophie économique à l’Institut d’Études Politiques de Lyon (théorie de la justice appliquée à l’économie et critique de la croissance), est intervenu lors de ces Rencontres 2017 sur le revenu inconditionnel, ses origines théoriques et son actualité.

Le revenu inconditionnel, explique Baptiste Mylondo, se situe dans le cadre d’une critique de la société de consommation qui est aussi une société de surproduction. Le fait que ce sujet ait été abordé lors de la dernière campagne des élections présidentielles (sous l’appellation « revenu de base » ou « revenu universel ») « a introduit beaucoup de confusion ».

Dans leur livre « Inconditionnel. Anthologie du revenu universel », Éditions du Détour, février 2018, Michel Lepesant et Baptiste Mylondo étudient les diverses approches du revenu inconditionnel à travers les époques. Ils définissent l’apparition de cette notion en trois temps : le temps de l’intuition (celle des utopistes) ; le temps de la réflexion (fondements et justification) ; le temps de l’élargissement de la réflexion (avec une vision plus globale des implications sociétales du revenu universel).

Vient d’abord l’idée que, dans une société idéale, il n’y a pas de place pour la misère (sinon, on doit dire à qui on la réserve). Pour Charles Fourier, il faut que le travail soit assez plaisant pour que tout le monde s’y livre volontiers et pour que l’on produise suffisamment pour tous. Pierre Kropotkine considère que l’abondance de biens donne les moyens d’assurer à tous le droit à l’aisance.

Mais cette vision se heurte à des freins : d’une part, notre réticence au partage ; pour certains, il faut augmenter le gâteau à partager pour que chacun puisse en avoir au moins une petite part, mais il n’est pas question de partager équitablement. D’autre part, on peut déduire un rapport malsain au travail des paroles bibliques « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », si on en retire l’idée revenant à dire « Si tu ne travailles pas tu n’auras droit à rien. »

Pour lever ces freins, plusieurs philosophes se sont attachés à proposer des justifications. Elles s’appuient sur le droit à la vie, le droit à la liberté et le droit de tous à une part de la richesse commune.

Affirmer le droit à la vie c’est dire que personne ne doit mourir de faim (Juan Luis Vives) ou que tout individu a droit à un niveau de vie décent (Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, 1948).

Le droit à la liberté s’illustre, chez Milton Friedman (option libertarienne de droite »), par l’affirmation qu’il faut garantir un revenu à tous donnant aux pauvres une chance de ne plus le rester : il ne s’agit pas d’un revenu suffisant aux besoins de chacun mais d’un coup de pouce qui doit surtout ne pas entraver le bon fonctionnement du marché et même l’améliorer en solvabilisant une offre de travail faiblement productive. C’est un idéal de charité privée.

Mais comme dans la ville moderne il n’y a plus un lien suffisant entre les gens pour que les riches ressentent un devoir de générosité, on demande à l’État de prendre le relais (John Rawls, option libertarienne de gauche). Pour Philippe Van Parijs, l’État doit être neutre vis-à-vis des différentes conceptions de la vie bonne et chaque membre de la société doit avoir la possibilité de concrétiser sa propre conception de la vie bonne ; l’État doit donc lui garantir un revenu pour concrétiser cela.

Quant au droit de tous à une part sur la richesse commune, il s’appuie sur deux façons de poser la question de l’origine de la valeur : celle s’appuyant sur l’héritage commun et celle s’appuyant sur la production commune.

Pour ce qui est de l’héritage commun, les libertariens de gauche, avec John Locke, disent que la Terre nous a été donnée en propriété commune et que nous avons tous le droit de piocher dans ses fruits à condition d’en laisser en quantité équivalente à chacun des autres. Pour Thomas Paine, quiconque exploite des ressources naturelles doit verser une rente à tous les co-propriétaires de ces ressources ; il justifie ainsi le versement d’une dotation à tout jeune majeur et d’une retraite dès 50 ans. Il va plus loin en affirmant que toute production est nécessairement collective, qu’elle a nécessairement une origine sociale, donc que chacun doit en avoir sa part.

On passe donc, selon les familles de pensée, d’un devoir d’assistance, de solidarité, à une justice distributive (correspondant à un dû) puis contributive (avec la reconnaissance de la contribution de tous). Cette façon de voir peut être utilisée pour dire « Si tu ne travailles pas, tu n’auras droit à rien », ou bien pour reconnaître la contribution de tous et donc pouvoir défendre un revenu sans condition ni contrepartie.

Un contexte plus large

Pour notre part, disent Baptiste Mylondo et Michel Lepesant, nous défendons un revenu vraiment inconditionnel et suffisant pour échapper à la pauvreté, à l’exclusion, à l’exploitation. Il pourrait être voisin du seuil de pauvreté, soit en France 60 % du revenu médian, ce qui donnerait environ 1 000 € par mois. Cela dans un contexte de revenus limités à un écart de 1 à 4.

Ils parlent de revenu plancher (suffisamment pour accéder aux biens et services essentiels pour participer à la vie en société et pour s’affranchir de l’impératif de l’emploi) et de plafond économique (qu’il y en ait assez pour tous), écologique (qu’il n’y ait pas de surexploitation des ressources naturelles) et politique (Selon la formule de Rousseau, personne ne doit être assez riche pour en acheter un autre ni assez pauvre pour être obligé de se vendre).

Antonella Corsani apporte une perspective féministe en faisant parler Virginia Woolf qui explique que pour être écrivaine elle a eu besoin d’une rente et d’une chambre à elle pour s’isoler.

« Nous ne défendons pas que le revenu inconditionnel », ajoutent Baptiste Mylondo et Michel Lepesant. « Nous l’inscrivons dans un programme politique plus large qui permette de traiter l’ensemble des questions de justice qui se posent à la société. »

Au cours du débat Baptiste Mylondo aborde la notion de « panier de revenus » : l’important, pour lui, est que chacun puisse avoir accès à un panier équivalent pouvant être composé de différentes rémunérations économiques, sociales et/ou symboliques (le statut social, le prestige…) : « Nous avons tous des aspirations différentes, chacun doit pouvoir composer son panier comme il l’entend. »

Michel Merlet, pour sa part, estime que la façon d’aborder le revenu inconditionnel « est une régression cognitive phénoménale dans l’histoire de l’Humanité : la richesse dans notre société vient de l’exploitation des autres et de l’exploitation des ressources naturelles, qui n’ont pas été produites par du travail humain. Marx n’a pas bien traité la question des ressources naturelles, mais concernant le travail il a expliqué que l’essence du capitalisme c’est de faire travailler les gens et quand ils produisent 100, d’utiliser 25 pour payer les outils et les consommations intermédiaires (dont l’énergie fossile), 25 pour que l’ouvrier puisse se reproduire et de s’approprier les 50 restants. Quant au discours selon lequel il n’y a plus de travail il est faux : il n’y a jamais eu autant de travailleurs dans le monde qu’aujourd’hui, mais on ne les voit pas, ils sont en Inde, en Chine… Nous, on ne produit plus rien mais on a quand même un niveau de vie qui continue à croître parce qu’on les paie de moins en moins et que l’on utilise des ressources non renouvelables. C’est très dangereux d’éliminer ces deux fondamentaux sur l’origine de la richesse en considérant que toute « activité », quelle qu’elle soit, est utile à la société, et de ce fait donne « droit » à un revenu inconditionnel. »

Baptiste Mylondo en vient à l’optique de Zbigniew Brzezinski, conseiller de Jimmy Carter, qui disait que l’on se dirige vers une société des 2/10emes, où 20 % de la population suffit pour produire les besoins de tout le monde ; pour éviter que les 80 % restants se révoltent il faut leur verser un revenu. « Nous défendons le Revenu inconditionnel pas du tout dans cette optique : nous traitons l’origine de la valeur, à aucun moment on ne peut dire qu’elle naît du seul salariat, il y a les ressources naturelles mais aussi, sur le plan de l’activité humaine, tout le monde produit, contribue à l’enrichissement collectif, tout le monde a donc droit à une part de la production collective. »

« Et le Revenu inconditionnel doit s’inscrire dans un dispositif politique plus large garantissant l’accès aux services essentiels. Cela avec trois parts : en euros, en monnaies locales et sous forme de gratuité, tout en évitant les risques de la gratuité qui sont le gaspillage, le flicage et le fléchage. Si on veut limiter le gaspillage, il faut encadrer l’usage, en évitant le flicage (que connaissent les bénéficiaires du RSA) et le fléchage (aujourd’hui, on attribue de bons de la CAF qui permettent de faire les courses en grande surface, pas en Amap). »

Un participant au débat note que le Revenu inconditionnel « permettrait à des tas de gens de se tirer de boulots complètement nuisibles. »

Pour un autre, il vaudrait mieux plutôt partager le temps de travail : « en donnant une somme à quelqu’un pour ne pas travailler tu lui enlèves sa dignité. »

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