François et le partage : équité, inclusion, démocratie

La notion de partage de François de Ravignan s’appuyait sur une pensée radicale qui passait par l’accès de chacun aux moyens de production, la critique de la croissance, un monde plus rural organisé beaucoup plus localement…

Pour préparer cette intervention sur « Le partage vu par François de Ravignan », en vue de ces Rencontres 2017, Pascal Pavie a effectué des recherches et a constaté que « François n’en parle pratiquement jamais… Et j’ai compris pourquoi : François parle d’équité, d’exclusion, de démocratie. En cela on retrouve la pensée de François, qui a été très engagé dans le mouvement social et paysan, qui a été à la Confédération Paysanne, a créé l’Adear et qui a fait plein de choses dans le Tiers monde, auprès des exclus ».

« C’était aussi un chrétien engagé, un peu en rupture avec cette pensée de la charité chrétienne qui perdurerait dans une monde où il y a des riches et des pauvres, où les pauvres vivraient de charité chrétienne. »

« Il y a quelque chose de bien plus radical dans la pensée de François qui le rapproche de l’idéal communiste, du vrai partage, de l’équité, une pensée originale qui s’oppose dans notre époque au libéralisme, qui va plus loin que le social, la démocratie. François ne parle pas de partager les richesses mais les moyens de production ; il n’est pas pour autant marxiste ; il parle du partage des moyens de production mais dans chaque pays avec sa façon de vivre. Il ne veut pas d’un modèle à la soviétique ou d’une collectivisation générale de la terre mais il parle de partage de la terre. »

« C’est une pensée en marge des bien-pensants que l’on retrouve dans toutes les institutions internationales, la FAO, etc. qui pensaient qu’il fallait produire, produire, produire et partager après. François avait compris que ce modèle ne pouvait pas fonctionner, que chacun devait retrouver, au niveau des régions, des villages, des pays, la souveraineté alimentaire donc la capacité à produire chacun et non pas faire ce qu’on appelait la charité chrétienne et qu’on appelle aujourd’hui redistribution, quelque chose qui fait sourire aujourd’hui puisque notre cher président Macron parle de théorie du ruissellement : c’est-à-dire que les riches doivent devenir plus riches pour que cela ruisselle sur les pauvres. C’est vraiment opposé à la pensée de François qui dit : il n’y a pas de ruissellement des richesses si elle n’est pas faite de manière autonome par les communauté. Donc ce n’est pas seulement un problème de partage des richesses, c’est aussi le partage du pouvoir économique. François cite souvent Gandhi qui disait : [« Ce que nous voulons, ce n’est pas une production de masse mais une production par la masse. »] Il n’est pas question de produire plus mais de produire chacun. »

« Cette critique de François a été aussi une critique du développement agricole aussi bien dans nos pays que dans les pays pauvres et il s’est opposé aux grands économistes comme Amartya Sen qui était dans les théories d’accroissement de la production. François était quelqu’un d’assez clairvoyant, il voyait que le productivisme, au contraire de régler les problèmes de la pauvreté, allait les accentuer. Le temps lui a donné raison : aujourd’hui, malgré une importante progression de la productivité en 50 ans, les pauvres sont toujours plus pauvres ; d’après Oxfam, les 1 % les plus riches de la planète possèdent 50 % de la richesse mondiale. Jamais on n’a autant produit, jamais il n’y a eu autant de pauvres, et jamais si peu de riches. »

« Cela a amené François à critiquer le développement et la croissance de manière très radicale. Il parlait à un moment de l’idéologie totalitaire de la croissance pour maintenir le système en place, qui a imposé un système de développement qui menait le monde à de plus en plus de pauvreté d’un côté et de plus en plus de richesse de l’autre. »

« Lors d’une conférence de la Confédération Paysanne à Limoux, François avait dit : [« En dépit des constats sur les limites et les dégâts de la croissance, il est évident que la déconstruction de ce système ne se fera jamais chez les riches ; la seule décroissance possible est alors une décroissance forcée, qui aura pour effet un conflit, une pénurie ou les deux ensemble ; plus nous attendrons, plus les conflits seront dramatiques. »]

« C’était une pensée réellement radicale, pas du tout dans l’angélisme qui croit que par une espèce d’humanisme ambiant dans la société on va arriver à régler le problème de la pauvreté. »

Dans « La Faim pourquoi ? », François de Ravignan décrit l’exclusion que subissent les populations paysannes.

« Une autre citation de Gandhi : [« La vraie démocratie ne viendra pas de la prise du pouvoir par quelques uns mais du pouvoir que tous auront un jour de s’opposer aux abus d’autorité. »] François se méfie aussi de l’État nation, je pense que derrière ça il rêvait d’une société qui revenait sur un monde plus rural, organisée beaucoup plus localement ; dans ce sens, il se démarque aussi des avant-gardes révolutionnaires qui pensent qu’il va y avoir un mouvement révolutionnaire et que c’est par l’État nation que les changements se produiront. Cette pensée très radicale de François s’accompagnait d’une pensée très alternative : c’est là où l’on est que les changements peuvent se faire. Il a toujours soutenu les initiatives locales, les petits projets étaient porteurs de sens pour lui et l’émanation de tous ces petits projets pouvait créer des alternatives, faire modèle. On voit que cela a du sens : localement des choses se sont faites malgré le rouleau compresseur du productivisme. »

« Ce qui est le plus intéressant dans la pensée de François c’est que le partage était dans sa tête, chaque fois qu’il analysait un changement, qu’il visitait une société, par exemple en Andalousie les grandes propriétés étaient en train de s’équiper de machines pour désherber la betterave, les grands propriétaires disaient : [« On va augmenter la productivité ».] Lui, chaque fois, posait le problème : [« Combien de chômage cela va créer ? »] alors que les ouvriers agricoles avaient à peine assez de travail pour survivre. »

« François interroge la modernité, ce n’était pas quelqu’un d’archaïque, il ne voulait pas que les paysans reviennent à la houe. Il demandait : [« Cette modernité, qu’est-ce qu’elle produit ? L’exclusion ou un réel progrès dans la vie de chacun ? »]

« Sur le partage du travail Coluche disait : [« Le travail on vous le laisse, l’argent nous suffira. »] En ce sens, François n’était pas du tout coluchien, pour lui ce n’était pas l’argent qui comptait mais l’intégration par le travail ; il pensait que le partage du travail était quelque chose de très important et ce n’était pas simplement la répartition des richesses qui comptait. »

« François n’était pas un libéral, il pensait qu’il fallait protéger les marchés agricoles. Il n’était pas social-démocrate, il ne pensait pas que la social-démocratie répartirait les richesses entre tout le monde ; c’était plutôt un autogestionnaire et pas du tout un réformiste, il s’intéressait aux changements radicaux que pouvait produire le syndicalisme, il s’intéressait à la réforme agraire, à la répartition des terres, il avait été un participant très actif à un congrès sur le foncier que nous avions organisé dans l’Aude. »

« François s’est engagé politiquement. Proche des Verts (comme René Dumont, avec lequel il avait cheminé), il avait fait partie de leur liste aux élections régionales dans les années 80 ; il adhérait à la Confédération Paysanne et avait applaudi à la naissance de Via Campesina ; il avait soutenu les ouvriers agricoles d’Andalousie, le Mouvement des Sans Terre au Brésil, Ekta Parishad en Inde 1. »

« François pensait aussi que beaucoup de choses passeraient par la culture. Il disait : [« C’est d’abord la parole qu’il faut reconnaître et partager, il faut donc agir dans le domaine politique et culturel avant d’agir sur l’économique. »] Il disait que la pensée démocratique était en panne dans notre pays et qu’il fallait l’approfondir. »

« Il ne croit pas aux lendemains qui chantent et disait : [« Finis les lendemains qui chantent, c’est aujourd’hui qu’il faut chanter sans attendre demain. »]

« Il critiquait la notion de crise : [« On ne peut pas dire : on va attendre la fin de crise ; non, c’est aujourd’hui qu’il faut faire des choses. »]

« Dans La Faim Pourquoi, il souligne la nécessité de lutter contre la triple exclusion du travail, de la terre et du marché. »

« Enfin, il disait : [« Poser ici et aujourd’hui des actes justes, c’est cela espérer. »]

La nécessité de parler, et de parler juste

Clothilde apporte une autre dimension aux propos de Pascal. « Avec François », dit-elle, « nous avons énormément partagé sur la nécessité de parler et de parler juste ; c’est quelque chose qui nous a construits et l’un et l’autre. Après son départ, je me suis demandé comment j’allais vivre sans François ; au fond, son sens de la justice, de la justesse n’arrête pas de m’accompagner. François croyait profondément en l’Homme, en sa capacité de retrouver la justesse, de sortir de l’endoctrinement. Il citait souvent Simone Weil, la philosophe : [« L’attention à ce qui nous entoure est une forme première de sainteté. »] François me disait : [« Fais attention, va jusqu’au bout de tes gestes. »] Il avait le goût de la chose bien faite, il était très rigoureux, dans l’humour, dans la joie ; il était très grave, j’avais parfois l’impression qu’il portait le monde sur ses épaules et il avait une capacité d’humour extraordinaire, il exprimait la rigueur dans la joie, l’humour et le partage. »

Pascal poursuit pour dire que François savait aussi partager les moments conviviaux comme le travail (aider à transporter les ruches, à tailler la vigne, redresser des clôtures…).

(Pascal) « Après, on peut se poser la question sur la finalité politique : le monde qu’il espérait ne se construit pas, il est en train de se déconstruire j’ai l’impression, en France. Quand je me suis installé comme agriculteur nous étions 15 000 dans l’Aude, aujourd’hui nous sommes moins de 5 000, en l’espace d’une génération on a perdu les deux tiers des exploitations, celles qui restent ce sont surtout les plus grosses, pas celles que François aurait admirées. »

Le maire de Greffeil, Jean-Paul Escande, a un autre avis : « François était un visionnaire. Contrairement au plan économique, sur la vie collective en milieu rural aujourd’hui nous avançons ; beaucoup de petits villages deviennent plus actifs, avec du lien social ; en 1976, il n’y avait pas d’enfants dans le village (…) aujourd’hui il y en a 6 au primaire et des petits en maternelle, cela me donne de l’espoir. »

Pascal : « On a stoppé l’exode rural, pas l’exode paysan. »

Alistair : « Il y a des villages qui bougent, plus ou moins. Le facteur humain est important, on le voit quand le maire et deux, trois, quatre habitants construisent des ponts entre les natifs et les adoptifs. »

Habib : « François attachait de l’importance à mutualiser des espaces communs. Avec 26 associations de Toulouse nous avons créé le Centre d’information pour un développement solidaire (Cides), qui existe toujours (…) François s’était engagé auprès des exclus, dès les années 50 (…) A Greffeil, il disait [« l’universel, c’est le local »] (…) Il appelait aussi les jeunes étudiants à désacraliser les méthodes et disait [« Un questionnaire c’est une fermeture sur une réalité que vous ne comprenez pas encore ; essayez d’observer, de comprendre, parce que les paysans sont plus savants que vous (…) Ce qui est important, c’est la soupe, pas la casserole ; nos méthodes occidentales, si elles ne sont pas adaptées il faut les jeter, adapter tous ces outils pour avoir une bonne soupe. »]

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1 Ekta Parishad : syndicat des sans terre en Inde, d’inspiration gandhienne. François participa là-bas à de longues marches pour reconnaître les droits de ces paysans. Il était proche du leader de ce syndicat, Rajagopal.

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Ce texte rejoint celui que Pascal avait rédigé en présentation de ces Rencontres 2017.

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