Temps et partage. « Plus on va vite, plus on va nulle part » (Jacques Ellul)

Clothilde de Ravignan est intervenue sur ce sujet lors de nos Rencontres 2017 :

« 900 secondes se sont écoulées depuis le quart d’heure que nous avons utilisé à nous installer pour cette dernière matinée des rencontres des journées de François de Ravignan. « La seconde« , nous dit Baudelaire, « chuchote, nous souffle quelque chose. » Il semble qu’on n’entend plus ce qu’elle nous dit.

Clothilde de Ravignan (Photo Claude Le Guerrannic).

Il y a quelques années que notre petit groupe organisateur de ces journées tourne autour de ce thème n’osant l’aborder en raison de sa charge polysémique. Ce matin, semble-t-il, c’est le moment de se lancer même si nous savons le sujet inépuisable.

Je me bornerai à rappeler très rapidement la perception qu’on avait du temps aux siècles précédents et comment cette question retrouve son actualité aujourd’hui.

Les enluminures du Moyen Age, avec le découpage des activités saisonnières, évoquent une certaine harmonie entre le monde de l’homme et celui du cosmos. La Renaissance impose en art la perspective, qui signifie également le changement de regard que l’homme porte sur lui-même, c’est-à-dire un homme doué pour les échanges, le commerce, le développement des techniques.

C’est à la fin du XVIIIe siècle que l’Angleterre voit une concurrence possible avec « les indiennes », ces tissus dont raffolent les cours européennes et la bourgeoisie. La réponse ne tarde pas, c’est en Angleterre que s’inventent les premiers métiers à tisser entièrement mécaniques grâce à l’utilisation de la vapeur et de la navette volante. Il s’agit de faire plus vite, plus grand. Le temps arrive alors où, avec de nouveaux outils, de nouveaux rythmes on peut tisser dans une journée près de 10 cm au lieu de 3 et la largeur des pièces produites augmente de quelques décimètres également. Draps ou cotonnades, ainsi réalisés, conditionnent de nouvelles formes d’enrichissement. Les petits ateliers ruraux disparaissent progressivement avec leurs métiers à tisser plus rudimentaires ; ce sont alors les premières révoltes sociales de ce genre. En France, on se souvient de la révolte des canuts à Lyon avec l’introduction du métier Jacquard qui pourtant améliorait grandement le travail du tisserand alors que dans le même temps de nombreux petits tisserands disparaissaient.

Ce n’est pas pour rien que l’on parle de la révolution industrielle du XIXe siècle, elle concerne les transports, les énergies, tous les moyens de communication, une nouvelle organisation du travail avec le taylorisme, une nouvelle classe sociale, les travailleurs, les ouvriers et une organisation de la production capitaliste. Il s’agira toujours de gagner du temps pour gagner plus d’argent. Ces nouvelles possibilités techniques donnent un sentiment de puissance, d’efficacité qui fascine les contemporains1.

Il y a pourtant une sourde inquiétude. Nietzsche croit apercevoir dans ce développement les germes d’un déclin et d’une décadence. Être moderne, c’est faire partie d’un univers dans lequel, comme il l’écrit, « tout ce qu’il y avait de solidité s’en va en fumée ». Il y a une ambivalence chez Baudelaire dans l’idée de progrès, une fascination tout autant que quelque chose de suicidaire, ne pouvant mener qu’au « désespoir éternel ». La modernité signifie pour lui avant tout une métamorphose de la structure de la personnalité des individus qui réagissent aux exigences excessives que leur impose l’accélération de la modernité par une transformation de leur vie affective, de leur structure mentale, de leur « vie nerveuse » et de la relation entre émotion et intellect.

Du côté des sociologues, Durkheim va parler « d’anomie sociale » comme conséquence des transformations sociales trop rapides. Max Weber va rappeler à son tour non sans inquiétude l’injonction de B. Franklin : « Souvenez-vous que le temps c’est de l’argent ». Il devient alors impératif de bannir systématiquement la perte de temps, l’oisiveté. Weber rappelle que cet impératif, lié à l’éthique protestante, se sécularisera ensuite : toute seconde perdue est perdue à jamais, et perdre son temps est le premier, « le plus mortel de tous les péchés ».

Le corps médical à son tour s’inquiète, le frottement de l’air sur le visage d’un cycliste lancé à vive allure pourrait contribuer à le lui abîmer, voire déformer son visage. A la vitesse de 30 km/h on risque sa vie exclusivement à cause de la vitesse et non pas en raison du mauvais état des routes. La faculté parle de mélancolie qu’elle qualifie comme une forme d’inadaptation à la société qui accélère. On parlera ensuite de neurasthénie toujours pour les mêmes causes (A la fin du XXe siècle on parlera de burn out). Dans cette période d’accélération, qui va en gros de 1890 à 1910, de nouveaux métiers apparaissent : des « conseillers en emploi du temps » ou encore des « aides de vie ». Ils font leurs affaires, dit-on.

Que s’est-il passé pour que ces progrès en continu, censés nous libérer, nous laissent aujourd’hui comme des « affamés de temps » ? Sur les quelque 150 personnes que j’ai pu interviewer lors de ma thèse la plupart me disaient avoir quitté la ville pour avoir du temps. Un temps pour réfléchir, pour penser à leurs pratiques, bref avoir le temps de vivre. Aujourd’hui 30 ans après, retraité ou pas, le temps file entre les mains, ils s’en désolent. François me disait : « Heureusement que je suis tombé malade car je n’arrivais plus à m’arrêter ». Ça laisse rêveur.

Jacques Ellul, dans son ouvrage « Le bluff technologique »2, montre bien le fossé qui se creuse avec la technique qui s’emballe quand elle n’est plus une réponse aux besoins des individus. Il écrit : « Accablés d’informations, les dirigeants s’aperçoivent qu’ils sont constamment sous-informés. À la limite, cela supposerait que l’homme soit exclu : l’ordinateur parle à l’ordinateur, car seuls ils sont capables de tout enregistrer. Mais alors cela voudrait dire que la décision aussi doit être prise par l’ordinateur ! Nous n’y sommes pas. » Nous n’y étions pas en 1988.

La pensée technicienne, dit-il, ne pense jamais que dans le sens des progrès des techniques et ce sont encore les techniques qui répondront aux dysfonctionnements. La technique ne peut se penser elle-même ni se juger. On commence à s’en apercevoir avec les algorithmes et les datas.

Jean Pierre Dupuy3 note que, avec la convergence entre les nanotechnologies et les biotechnologies, l’homme prend la relève des processus biologiques, il participe à la fabrication de la vie. Or celui qui veut fabriquer de la vie ne peut pas ne pas viser à reproduire sa capacité essentielle, qui est de créer à son tour du radicalement nouveau. C’est ce à quoi nous assistons actuellement avec la création de l’utérus artificiel. L’externalisation de la procréation est aujourd’hui envisageable. René Atlan, lors d’une de ses conférences, disait il y a une vingtaine d’années que lorsqu’une intuition technique arrive à la conscience d’un certain nombre de personnes, tout sera fait pour que l’objet soit rendu nécessaire au consommateur. A France Culture, on faisait état il y a deux jours de cette possibilité de mettre les ovocytes au congélateur en attendant que l’on décide d’avoir un enfant. Des femmes pourraient avoir des enfants « externalisés » sans entraver, par grossesses et congés de maternité, leur vie professionnelle, leur forme physique, etc., etc. Cela est pour bientôt, mais aujourd’hui ?

Un éleveur me disait il y a peu : « A la maison nous sommes quatre, il y a huit réveils dans la maison. Nous vivons perpétuellement à flux tendus. Lorsque je fais mes livraisons je sais que je suis à 5 minutes près. Or, le contact avec les gens est aussi important que les poulets que je leur livre. Heureusement, nous maintenons du temps pour la famille mais ma compagne, qui écrit des pièces de théâtre, n’a plus de temps pour rêver, imaginer. Jusqu’où tiendra-t-elle en renonçant à l’usage de sa créativité ? C’est le vécu de beaucoup d’entre nous. »

« Tout va trop vite ! Je n’ai pas le temps de venir te voir, de faire ceci, de faire cela… » Pas le temps, pas le temps, comme le lapin d’Alice au pays des merveilles. Nous avons tous déjà dit ou entendu ces expressions. Elles reflètent le rythme de nos vies. Selon Hartmut Rosa4, la temporalité détermine la qualité de nos vies, l’accélération sociale la détériore.

Il y a plusieurs sortes d’accélérations :

1. L’accélération technique : Cette accélération technique est provoquée dans le seul but de la rentabilité immédiate et la recherche du profit capitaliste. Notre temps libre est contrôlé par le désir de consommation avec son arme absolue : la publicité.

2. L’accélération sociale : « On ne vit qu’une fois ». Il faut donc la remplir un maximum. Il faut faire plus de choses en moins de temps. Une personne est reconnue si elle fait beaucoup de choses en un minimum de temps, pas le temps de se distancier, de penser ; Rosa fait remarquer qu’au début du XXe siècle s’écoulent 38 années entre l’invention du poste de radio et sa diffusion à 50 millions d’appareils. Au XXIe siècle, quatre ans seulement pour la connexion internet.

3. L’abolition des frontières de l’espace : Selon Hartmut Rosa, l’accélération du temps et l’accélération technique ont aboli le rapport que nous avions avec l’espace. Le monde semble de plus en plus petit. Efforts technologiques pour réduire tous les temps de transport.

4 L’accélération de l’information : Les flux d’informations ne cessent d’augmenter : Journaux en continu 24h/24, réseaux sociaux, radios… Nous recevons des centaines d’articles par jour. Il y a tellement d’écrits à lire qu’il en devient difficile de lire un article jusqu’au bout avant d’en passer à un autre. Nous sommes tellement noyés dans un flux d’informations que cela bloque notre capacité à analyser, à réfléchir sur le monde. Le temps de mettre en place une pensée, un nouveau lot d’informations demande au lecteur son attention et son temps.

Avec l’accélération de l’information, puisque en quelques fractions de seconde les bourses du monde entier sont reliées, on ne gère plus des objets mais des flux. C’est donc la course à l’information qui prime puisque l’accélération est un facteur privilégié de la concurrence. La synchronisation globale de l’économie, que permet l’accélération de l’information, enlève la maîtrise tant politique que juridique.

Aujourd’hui (1992) apparaît un nouveau concept, celui de « disruption », propriété d’une agence TBWA\PARIS, la troisième agence de communication sur le marché français. Il s’agit de créer des ruptures, des fractures pour un démantèlement calculé. Bernard Stiegler, en dernière de couverture de son ouvrage « Dans la disruption : Comment ne pas devenir fou ? », note : « La disruption est un phénomène d’accélération de l’innovation ; il s’agit d’aller plus vite que les sociétés pour leur imposer des modèles qui détruisent les structures sociales et rendent la puissance publique impuissante. C’est en quelque sorte une stratégie de tétanisation de l’adversaire… ». Le logo de TBWA illustre bien ces intentions : la tête d’un loup prêt à manger dissimulée plus ou moins par divers objets ; la deuxième image est celle d’un animal qui aurait l’arrière-train d’un chien étant prolongé par un corps de poisson sans tête, cette dernière étant faite par un agencement de plumeau et de roue de bicyclette. Voilà où nous en sommes aujourd’hui. Il semblerait qu’il y ait une volonté perverse de supprimer l’homme et de confier l’avenir de la planète aux Big datas.

En conclusion

Nous pourrions penser qu’aux trois exclusions dénoncées par François s’en ajoute maintenant une quatrième, celle de la dépossession de l’humain en pensant réduire sa raison au seul calcul économique et à l’argent. Bernard Stiegler insiste sur l’urgence qu’il y a à redonner sa place à la raison dans toutes ses facultés de désir et de projection dans le futur. Pour lui, une évaluation des techniques est désormais incontournable quand elle est établie sur les besoins réels de l’homme qui n’ont rien à voir avec une satisfaction passagère et vaine. Mais là, on quitte la question du temps pour aborder celle de la toute-puissance.

Les tables rondes qui vont succéder à cette présentation peuvent être l’occasion de prendre du temps, de nous donner du temps, ce qui est déjà un acte de résistance, pour penser à notre situation puisque notre désir n’est pas la pétrification de l’histoire mais une vie bonne pour tous.

Et enfin, pour terminer…

De François, dans ses carnets :

« Je ne suis pas satisfait en effet des prises de notes que je faisais jusqu’à présent, car trop succinctes, elliptiques, mal écrites, elles restaient finalement en rade, trop souvent comme des avortons sans avenir. Il faut prendre le temps de penser : c’est le but essentiel de ce journal. C’est pourquoi je voudrais consacrer un moment (une heure… ?) chaque jour à la mise en forme de ces quelques idées fugaces qui peuvent advenir. ».

1 On peut penser à la peinture des Delaunay, Marcel Duchamp, Klee, Mucha fascinés par le mouvement, la vitesse.

2 Jacques Ellul : Le bluff technologique, Éditions Hachette, 1988. Jacques Ellul, docteur en droit, Professeur émérite de l’université de Bordeaux, prix d’histoire de l’Académie française, prix européen de l’essai.

3 Jean-Pierre Dupuy, né en 1941, ingénieur philosophe français.

4 Hartmut Rosa : « Accélération. Une critique sociale du temps« , La Découverte, 2010.

Une réflexion sur “Temps et partage. « Plus on va vite, plus on va nulle part » (Jacques Ellul)

  1. Tellement que le système capitaliste, par sa technologie fourvoyeuse et spéculative sur l’être humain, pousse les individus à ne plus avoir le temps de VIVRE, par cela ils n’auront même plus le temps de MOURIR.

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